Chapitre 6

ALICE

Pelotonnée contre Farès sur son canapé, j'entends ses ronflements réguliers derrière moi. Je ne fais pas trop attention au film qu'il a mis après qu'on a fait l'amour. Un truc d'horreur qui se passe dans des grottes. Je ne suis pas une grande fan de ce genre en général, mais là, je suis surtout angoissée par mes pensées qui tournent et virent dans ma tête.

Pendant que Farès était au-dessus de moi, en moi, sur son canapé, un traître s'est immiscé à la place de son visage. Ce n'est pas la première fois que ça arrive, que les yeux de Kyle s'imposent à moi lorsque je ferme les miens et que le plaisir est tout prêt d'exploser devant cette image.

J'essaie de me rassurer en me disant que Farès et moi ne sommes pas vraiment "ensemble". Rien d'officiel, même s'il est plus en demande que moi dans notre relation. S'il savait qu'il est surtout un pansement pour éviter que mes plaies ne se rouvrent...

Kyle. Seattle. Ces deux mots semblent tatoués sur ma rétine depuis que j'ai pris connaissance du mail de l'organisme d'échange. Les points de suture ont lâché, les plaies se sont rouvertes malgré les pansements de fortune. Et rien à faire, tant que je n'aurais pas pris une décision claire par rapport à ce rêve de départ aux Etats-Unis, je sais que l'encre de ces deux mots presque tabous ne s'effacera pas.

J'ai beau tout essayer, autant Kyle que cette idée de voyage ne veulent pas me lâcher. Peut-être parce que Hugo a raison. Pourquoi gâcher ce rêve ? Je ne devrais pas le laisser me quitter lui aussi.

La main de Farès s'agite sur ma taille, et je le sens se redresser derrière moi. Ses boucles brunes un peu trop longues me chatouillent le front.

- Merde, je me suis endormi, on dirait.

- Petite nature, va, le raillé-je en tirant sur une de ses mèches rebelles.

- Pas ma faute, baille-t-il. L'endorphine est le meilleur somnifère. Et naturel en plus.

- Parle pour toi, moi ça me donne la patate.

C'est une des choses que j'adorais après un bon entraînement de course... me sentir plus vivante que jamais.

Il dépose un baiser doux comme le miel sur ma pommette avant de regarder vers l'écran et me demander :

- J'ai loupé quoi ?

- Oh pas grand chose. Deux filles et un mec qui se sont fait défoncer par les monstres, je crois.

A vrai dire je n'étais pas beaucoup plus attentive que lui... Au bout d'un moment où seuls les cris des victimes du film résonnent entre nous, je sens Farès se tortiller pour tenter de s'extirper du canapé.

- Je vais m'fumer une clope, marmonne-t-il d'une voix pâteuse.

Il passe au-dessus de moi, enfile son caleçon et son manteau, et se dirige vers le balcon. La grande classe... J'observe le peu de lui que j'entrevois à travers les reflets de la baie vitrée et la nuit qui le dissimule.

Avant Farès, je suis sorti avec un garçon de ma promo. Sorti... C'est un bien grand mot. J'ai couché une ou deux fois avec lui. J'avais tellement la rage après Kyle que je voulais à tout prix passer à autre chose et me prouver que j'en étais capable. Mais ça a été horrible, nul, un calvaire. Mon partenaire n'en avait rien à faire de ce que moi je désirais. Il se prenait pour un marteau piqueur, et se vantait d'être le meilleur coup de Paris. Personnellement, j'ai surtout eu l'impression d'être un simple dévidoir. Sûrement un de ces mecs qui prend les films porno pour des annales d'éducation sexuelle.

Quoiqu'il en soit, ce premier test après Kyle m'a fait penser encore davantage à ce dernier. A ce que j'ai perdu. S'il ne m'avait pas guidée avec prévenance et respect sur le chemin de l'amour et du charnel, si j'étais tombée sur ce gars pour ma première fois, comment aurais-je réagi ? Je me serais certainement dit que j'avais un problème, à ne rien réussir à ressentir, à part de l'aversion pour celui qui s'attelait à sa tâche. Que je me comportais mal. Entre lui et Valentin, j'aurais sûrement eu une image du sexe désastreuse.

Loin de cette femme épanouie que je pense être devenue sur ce plan. Je sais ce que j'aime. Je sais ce que je veux. Et ce que je ne veux pas. Même si j'ai encore beaucoup à découvrir.

Et puis il y a eu Farès. C'est un pote de pote de pote de Hugo que j'ai rencontré en soirée. L'une des rares que j'ai faites cette année d'ailleurs. C'est loin d'être l'amour fou ; c'est plus une grande tendresse que j'éprouve pour lui. Et nous passons de bons moments au lit. Même si ça n'a rien à voir avec mon expérience précedente, celle qui m'a emportée sur les cimes inconnues du désir et du plaisir sans limite, me rappelle ma petite voix à chaque fin de partie de jambes en l'air. Non, rien à voir.

Est-ce seulement l'amour qu'il manque entre lui et moi ? Non. Je me rends compte à présent que l'alchimie que nous avions réussi à faire flamboyer au fur et à mesure avec Kyle est précieuse et rare comme l'or.

Mais c'est fini tout ça.

Je me frotte le visage vigoureusement pour effacer toutes ces pensées amères quand mon téléphone bipe sur la table basse. Je rampe vers lui, l'attrape du bout des doigts ayant trop la flemme de bouger du canapé, et m'aperçois qu'Axel m'a laissé un sms.

Axel : Tu rentres ce soir ?

Je fronce les sourcils, une moue dubitative se profilant sur mes lèvres. Pourquoi cette question... ? Je me rallonge sur le dos et pianote rapidement ma réponse.

Alice : non, je dors chez Farès. Why ? t'as besoin de moi ?

La sienne ne se fait pas attendre :

Axel : non, non. J'ai du boulot. Juste pour savoir.

Je tapote mon téléphone du bout de l'ongle en regardant machinalement la télé. Qu'est-ce qu'il me cache... ? J'espère vraiment que son directeur ne le harcèle pas, autant niveau boulot que privé. Depuis qu'on a évoqué le sujet, je sens qu'Axel est électrique, et a encore plus de mal à communiquer. Je me sens démunie face à son comportement. Au plus j'essaie de me rapprocher de lui, au plus il me met à l'écart de sa vie.

Alice : OK, bon courage alors. Et dis-moi si t'as besoin que je rentre. Vraiment. Ça me dérange pas, tu le sais. Bisous 😘.

Mon meilleur ami ne répond pas de suite.

Axel : non, au contraire, c'est pas souvent que je suis tranquille :)

J'espère qu'il me dit la vérité et que je ne passe pas à côté de quelque chose d'important. Je lui réponds par un smiley clin d'œil, et jette un œil vers le balcon, où Farès commence à s'agiter. Pause clope terminée. Il entre dans le salon tandis que je m'assieds, et referme la porte vitrée par laquelle se sont engouffrés des relents de cigarette et l'air froid de ce début de soirée d'hiver qui me fait frissonner.

Il prend place à mes côtés, passe son bras autour de mes épaules et je cale ma tête sur son torse pour regarder la fin du film. En silence.

On est tellement différents, tous les deux. Lui se laisse trimbaler par le cours de sa vie, son quotidien, ses études, son petit chez lui, sans désirer davantage. Moi je bouillonne de rêves, d'amour, de voyage, de passion. Je veux toujours plus. Peut-être trop. Sûrement trop.

Et là, à côté de lui, tandis qu'on comate devant l'écran, je m'ennuie. Je m'ennuie, bordel ! Est-ce normal de s'ennuyer avec son petit ami, qu'on ne voit qu'une ou deux fois par semaine, qu'on ne fréquente que depuis quelques mois ? J'imagine que tout est question de compromis. Au moins, je suis certaine que celui-ci ne me brisera pas le cœur.

Je commence à sombrer tranquillement dans le sommeil, tout contre lui. Demain, je l'oublierai pour la semaine, et puis on se reverra pour tenter ensuite d'oublier que je m'épuise peut-être pour rien à courir après mes rêves. Et à en effacer d'autres...

***

Après une nouvelle journée de cours abrutissante de productivité, je me dirige vers le métro. J'ai rendez-vous avec Cara et rien qu'à cette idée mon moral s'envole.

Depuis la rentrée, elle m'a proposé de m'accompagner à la piscine. Faute de pouvoir courir, je déverse mon énergie dans l'eau chlorée des bassins publics. Ça n'a rien à voir, évidemment. Mais de toute façon, je n'ai pas le choix. Et puis ça me permet tout de même de me défouler et me vider la tête.

Même si c'est dur de voir la belle anglaise sans penser à Kyle, je ne voulais pas me priver de ma nouvelle amie à cause de lui. Alors c'est devenu notre petite routine hebdomadaire. Je passe chez elle, on papote un peu en grignotant des cochonneries avec Martin, et parfois Rosa, leur nouvelle colocataire, et puis on va se dépenser en faisant quelques brasses.

Cette année, la barmaid sexy a changé d'horaires et de boulot. En fait, c'est beaucoup par rapport à Hugo, je crois. Lui vit le jour. Alors elle bosse beaucoup moins le soir et la nuit. Ce qui nous permet de se voir régulièrement.

Lorsque j'arrive aux abords de Nation, la tension monte un peu en moi. J'appréhende le moment où je vais me trouver sur le pas de sa porte, comme à chaque fois que je vais chez elle. Trop de souvenirs.

Bien sûr, je sais que l'objet de mes tourments n'est plus là depuis longtemps. Que cela fait des mois qu'il est retourné aux Etats-Unis. Mais c'était aussi mon chez moi pendant quelques semaines. Notre chez nous. Celui où je me suis reconstruite avec lui, plus forte que ce que je ne l'étais même avant l'accident. Dans ses bras. Ces bras qui m'ont tant apporté.

Mais tout a été balayé en quelques secondes. Fracassée comme un animal ayant reçu une balle, frôlant un organe vital. Il m'a laissée en vie, mais à jamais j'aurais ce plomb de chevrotine en moi. Ma chair a su se recomposer autour, mais les lésions sont irréversibles.

Je tente de laisser passer mon malaise en respirant à fond dans l'ascenseur, et en arrivant devant la porte, j'entends déjà l'animation de la colocation endiablée. Je sonne. Martin ouvre.

L'espace d'un instant, je le vois faire une moue étrange, le sourcil levé, les lèvres formant un O. Il passe une main sur sa bouche puis la fait courir le long de son menton et sa barbe.

- Hé Alice ! On est mardi, c'est vrai !

Il jette un regard à l'intérieur puis son attention revient vers moi. Pourquoi ne me fait-il pas entrer ?

- Attends, j'en ai une bonne ! Alors, est-ce que tu sais comment on appelle des gars dépourvus de testicules qui se battent ?

Je reste interloquée, les sourcils froncés. Qu'est-ce qui lui arrive ? A l'instant où je vais lui demander, derrière Martin, dans l'entrebâillement de la porte, j'aperçois quelqu'un bouger dans le salon. Grand, les cheveux aussi sombres que la nuit, les épaules larges de sportif.

- Mec, t'as besoin d'un coup de main pour ton meuble en kit ?

Cette voix... Et deux prunelles bleu électrique qui croisent les miennes. Mon cœur manque de se faire la malle et m'abandonner sur le pas de cette porte. Non. C'est trop pour moi. Je recule d'un pas. Que fait-il ici ?

Martin prend conscience de mon désarroi, penche la tête avec une moue à la fois affolée, désolée et piteuse.

- Mierda, Alice, on a mal géré, eh...

Je recule encore jusqu'à sentir le mur cogner mon dos.

- Dis à Cara que je l'attends en bas, soufflé-je en me retournant.

Je n'envisage même pas l'option ascenseur et me rue dans la cage d'escaliers que je dévale quatre à quatre. Mon cœur autant que mon genou brûlent. Ce n'est qu'en passant la lourde porte cochère que je peux respirer.

Je ne devais pas le revoir.

Ce tout petit coup d'œil dérobé a érigé en moi un tsunami d'émotions. Mon sang pulse à cent à l'heure. Mes yeux piquent, prêts à lâcher les larmes qui s'amoncellent déjà derrière mes paupières. Mais j'inspire, je me concentre sur le brouhaha du quartier, sur les voitures qui défilent rageusement, sur les coups de klaxon des gens pressés. Sur cette couleur bleu azur qui m'a cruellement manqué. Qui n'a pas le droit de me manquer. Je refuse ce que je ressens. Car une partie de moi bouillonne, frémit, revit. Ce n'est pas normal.

Pourquoi est-il là ? J'écarquille les yeux devant ma bêtise et plaque une main sur mes lèvres entrouvertes.

Le procès. Je tente de me concentrer un instant. Quel jour sommes-nous ?

Le procès aura lieu demain.

Le procès est demain !

Comment ai-je pu oublier ? Comment ai-je pu omettre que mon propre procès aura lieu demain ? Alors que Kyle est toujours là, à s'engouffrer dans chacune de mes pensées ? Certains parleraient d'acte manqué...

Personne ne m'en a dit un mot, évidemment. Tous mes proches savent que c'est le sujet interdit. Que je peux me mettre dans une colère folle à l'évocation ne serait-ce que d'une allusion à ce qui m'est arrivé ou à celui qui y est lié. Et j'ai pris la décision depuis le début que je n'y assisterai pas.

Tandis que je m'adosse à l'entrée du bâtiment, prenant de lourdes bouffées d'air saturé par les pots d'échappement, la porte cochère s'ouvre.

Mais ce n'est pas Cara qui la franchit. Celui que je ne veux absolument pas revoir. Celui que je brûle de retrouver. Celui que je déteste aimer encore, est là devant moi.

*****

Hey, hey, hey !

Un peu frustante, cette fin, non ? 😇On dirait bien que le moment est venu de se revoir...

J'ai essayé de faire un peu augmenter la pression dans la deuxième partie du chapitre, sachant que nous on savait que l'objet des tourments d'Alice se trouvait chez Cara... J'espère que ça a fonctionné ?

Et sinon, petit bilan de ce qui se passe avant quand même, hein : Que pensez-vous de la relation d'Alice avec Farès ? Vous comprenez ce genre d'amour-amitié, simple, sans prise de tête, et qui évite les montagnes russes émotionnelles ?

Et Axel alors ? Que nous cache-t-il ?

Pour la musique, je suis une grande fan d'Harrison Storm 😍😍😍. Vous connaissez ?

Cheers les rêveurs, à la semaine prochaine pour the rencontre 😋

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