12. Rochelle et le citron.

JE N'EUS, sans grande surprise, pas de nouvelles de Geneviève. Je n'en attendais pas. Mon ego était peut-être un peu piqué : j'aimais qu'on me courre après, un petit peu. Mais ce n'était pas plus mal.

J'avais repris contact avec Anaïs. Elle était contente d'avoir des nouvelles et me demandait ce que j'avais fait ces derniers jours. Je lui expliquais brièvement.

Je finis par lui demander les contacts de son pote dont elle m'avait parlé. J'eus donc un rencard charmant avec Théodore. Des shots mentholés, des débuts de conversation, puis chez lui, le début d'un film dont je ne vis jamais la fin.

C'était ce que je cherchais.

"On se revoit ce soir ? demanda le blond au matin."

Il était gentil, agréable à regarder et avait des bon goûts cinématographiques : c'était tout ce que je demandais.

"Tu la connais comment, Anaïs ? enchaîna-t-il.

- C'est une pote d'enfance.

- Elle était comme, quand elle était petite ?"

Une curiosité insatiable brûlait son regard. Je lui racontais nos goûters d'anniversaires, les cartes postales qu'elle m'envoyait, avec des autocollants multicolores pour la décorer. La grosse crise de larmes qu'elle avait fait quand Johanna, du haut de ses douze ans, avait volé sa poupée et lui avait fait croire qu'Aurore (la poupée) avait pris le bateau pour une contrée lointaine.

"Ca m'étonne pas."

L'enfance d'Anaïs émanait l'image d'une personne tendre, un peu capricieuse, mais attachante. Entendre Théodore dire ça, après que tout le monde m'ait glissé qu'ils ne l'appréciaient pas plus que ça, me mit du baume au coeur.

"Elle a toujours été ultra gentille avec tout le monde. Bon, sauf avec Armance."

La voix du blond se craquela à l'évocation du prénom. Je ne pouvais définitivement pas échapper les drames de Saint-Palais.

"J'ai jamais vu Anaïs en colère. Tu l'as vue, s'énerver, toi ?

- Pas vraiment non."

Mise à part quelques sautes d'humeur envers Johanna, la rousse était globalement toujours souriante, ou chagrine. Pas agacée.

"Bin là, imagine. Une Anaïs qui crache des éclairs, qui insulte, le visage tout rouge. J'avais peur qu'Armance se retrouve défigurée, carrément. Mais bon, elle s'est juste pris une claque. C'était la claque qui a fait le plus clac de toute mon expérience des claques.

- Elle avait fait quoi ?

- Elle m'a trompée avec l'ex d'Anaïs."

C'était donc elle, la petite seconde dont j'avais tant entendu parler.

"J'espère que l'ex s'en est pris une aussi.

- Oh, t'inquiète pas pour ça."

Il éclata de rire. Un rire sans joie.

"C'est une chouette fille, Anaïs. J'suis content qu'elle ai une amie."

Finalement, lui et moi on se ressemblait sur ce point. On voulait qu'Anaïs aille bien. On voulait qu'elle soit heureuse.

Ca semblait être chose rare, ici, de souhaiter le bonheur des gens. Il y'avait somme toute beaucoup de problèmes qui pouvaient être évité avec un peu de maturité et de calme.

Cela dit, c'était sûrement un peu moins amusant que la tumultueuse adolescence, les claques perdues et celles qui résonnaient, les cris hauts dans la gorge et les bouillons de larmes, les baisers volés et ceux interdits.

Sûrement que quelques années plus tard, on en rirait. On se dirait que les drames, c'était ce qui ajoutait l'épice à cette bouillie déprimante qu'était la vie. On se dirait que, quand même, on aurait bien vécu, on en aurait vu des choses, on en aurait passé des nuits à penser, à pleurer, à aimer, et que la vie c'était un citron.

C'était acide, ça piquait à la moindre petite coupure, ça foutait la chair, les nerfs à vif. Et il fallait choisir : croquer dedans à belles dents, profiter du jus tant qu'on en avait, où craindre la brûlure qu'elle procurait.

Je récupérais mes affaires et sortit, marchant au hasard jusqu'à la première supérette que je vis. Je troquais alors des piécettes contre un gros citron jaune.

C'était stupide. Je me baladais dans les rues de Saint-Palais, mal démaquillée de la veille, complètement perdue, les cheveux débraillés et en prime, j'avais un citron dans la paume.

Un putain de citron.

Et je grattais sa texture granuleuse du bout de l'ongle. La vie c'était un citron. La vie c'était un citron.

Qu'est-ce que je foutais avec un citron.

A la rigueur, j'aurais pu acheter un citron vert et supplier mes parents d'acheter de quoi faire des mojitos. Mais là. Un citron jaune.

Je n'aimais même pas le saumon.

Alors je trouvais un parc et m'assis sur un des rares bancs de libre. En tailleurs si le vieux bois, je profitais des mes derniers pourcentages de batterie pour lancer ma playlist.

La plupart des musiques étaient des souvenirs que je partageais avec mon entourage. Il y en avait, étonnamment, même avec ma famille, et plus que je ne pensais.

La coïncidence me fit alors sourire, lorsque le titre 'Lemon Tree' s'inscrit en pixels sur mon écran. A quasi chacun de nos trajets en voiture, mon père montait le volume, laissant la musique nous envelopper jusqu'à ce qu'on ne s'entende même plus hurler.

Nous criions tous à tue-tête, sans faire attention à la justesse de notre chant. C'était une petit bulle, un concentré de bonheur pur. C'était presque les seuls instants où je m'entendais bien avec Martin.

Parce que nous mettions de côté nos rancoeurs, nous ne conservions que cet instant, ce partage. Il n'y avait plus que la musique, et nos âmes qui vibraient à l'unisson sur le rythme entraînant.

Je sus alors ce que je devais faire.

Je tâchais de me repérer dans les petites rues du village. La décision m'avait frappée, comme un éclair, comme un réveil.

J'avais croqué dans un citron.

Et profiter de sa vie n'était pas tant s'amuser tout les soirs, laisser les problèmes de côté en essayant qu'ils disparaissent. Ce n'était pas fermer les yeux sur les responsabilités, refuser de s'engager, refuser de s'investir dans des relations à la peur d'en perdre d'autres.

Profiter de la vie, c'était parfois faire face aux choses qui nous effrayaient. Confronter nos craintes, nos conflits et enfin libérer ce coeur qui rouillait à attendre qu'on l'écoute.

Le jus de citron, après tout, c'était un très bon moyen pour se débarrasser de la rouille.

Je rentrais chez moi. Mes parents ne posèrent pas de question.

"Il est où, Martin ? demandais-je sans même prendre la peine de dire bonjour.

- Chérie, si on savait où vous passiez votre vie...

- On s'inquiéterait moins, ça c'est clair ! lança ma mère."

Je ne pris pas la peine de réfléchir trop longtemps. Il devait sûrement être avec Léna, en train de flirter parce qu'ici il y'en avait un qui n'avait pas peur des relations qui duraient plus d'une nuit.

Je me dirigeais vers les terrasses de café, arpentais les quais, me risquais même à explorer la plage, mais ne trouvais personne à part des mouettes, des gamins braillards et des visages familiers.

J'eus même la surprise de croiser Estelle avec une autre fille qui me disait vaguement quelque chose. Peut-être avions nous parlé des années de cela. Ma mémoire des visages était pire que je le croyais.

"Rochelle ? s'étonna-t-elle.

- Euh, oui, salut, t'aurais pas vu mon frère par hasard ?"

La brunette haussa les épaules. Je n'étais qu'à moitié étonnée, d'autant plus qu'elle avait la mine chiffonnée de quelqu'un qui avait peu dormi.

L'autre fille n'était pas beaucoup mieux. Des traits violacés s'étalaient sous son regard vert.

"Eh...tu fais quoi avec un citron ? demanda-t-elle d'une voix molle.

- J'étais de corvée courses et mon frère a besoin d'un citron, improvisais-je.

- Je savais pas qu'on pouvait faire des trucs avec un citron."

Estelle pouffa et tira son amie par le bras.

"Désolée de pas pouvoir t'aider, Rochelle. On va rentrer, là, mais tu pars quand ? Faudrait qu'on se capte avant ton départ, quand même.

- Je t'enverrais un message !"

Je repris ma marche rapide, toujours emportée par la hâte de voir mon frère ; sentiment que je ne comprenais pas moi-même. Il y avait cette voix dans ma tête qui répétait d'y aller. De croquer. Et je me laissais porter par cette euphorie.

"J'ai même pas ton numéro ! cria Estelle en réponse."

Sa voix me parut être un échos lointain, comme si rien ne pouvait percer la carapace que me procurait mon état second.

Et puis, finalement, mes jambes me portèrent jusqu'à un endroit isolé. Nous y allions souvent, plus jeunes. Je n'y avais pas mis les pieds depuis bien longtemps.

Voir la silhouette de mon frère se dessiner au fur et à mesure que j'avançais ne me surprenait qu'à moitié. Il leva les yeux vers moi lorsqu'il vit mon ombre s'imposer à la sienne sur les pavés.

"Qu'est-ce que tu fous là ? demanda-t-il finalement."

Il ne sembla pas si surpris mais il était étrangement calme. Un crayon de papier entre les doigts, il était en train de griffonner dans un carnet : c'était un côté que je ne connaissais pas de mon frère.

"T'es pas avec tes potes ? ajouta-t-il, me voyant muette.

- Et toi, alors ?

- Je suis pas aussi sociable que toi, Rochelle."

Et puis, sans trop savoir pourquoi, je lui tendis machinalement le citron.

"C'est pour m'en foutre dans les yeux ?

- Prends le, idiot, protestais-je."

Je regrettais déjà cet acte : j'avais l'impression de ne pas avoir réfléchi et ne pas réfléchir n'étaient pas mes instants les plus brillants.

"Euh...merci ?"

Il allait le ranger puis s'avisa et planta ses yeux dans les miens. Son visage était adouci, sans colère ni mesquinerie pour l'enlaidir. C'est là que je réalisais à quel point il me ressemblait.

"C'est en quel honneur ?

- Ca me fait plaisir."

Il étouffa un rire entre ses dents, grommelant que j'étais bizarre.

"Tu fais quoi ? demandais-je alors en m'asseyant à ses côtés.

- Je dessine.

- Je savais pas que tu dessinais.

- Y'a beaucoup de choses que tu sais pas sur moi."

Il referma son carnet pour éviter à mon regard de courir sur les pages.

Pour la première fois depuis quelques jours, j'avais l'impression que mon âme arrêtait de se poser des questions.

Je la sentais enfin reposée.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #super#été