1. Sêcours

PRÊSTRATE : LE VILLAGE

1. Sêcours
Épouse, Docteur, Rêveur
Chartier, Pouillu

Encens.
Vapeurs en volutes opacient le plafond. Dune d'habits en demi-arc, ossaturée d'encombrants difformes.
S'y terrent des Nuisibles, ombres masquées vêtues des nippes qui jonchent, rôdant et râlant d'un seul souffle. Deux d'entre eux jettent des plumes blanches sur le Rêveur.
Debout centre milieu, douché néons pastels, drapé d'un linge argent-lune, orbites vides dégouttantes, béantes comme si la nuit était sortie de là.
Des Silhouettes affluent en rangs. Pèlerines pour la plupart, elles viennent simplement témoigner de ce qu'il se passe quelque chose. Passagères pour d'autres, elles traversent le plateau de temps en temps avec une indifférence hautaine. Victimes pour le reste, elles s'offrent en sacrifice, au moment opportun se lèvent pour caner dans le croissant de détritus, augmentant la masse de la chair du rêve. Ça leur est trop lourd d'avoir un visage et d'être à peine quelqu'un, des Silhouettes, alors elles sont pressées que dans la mort elles puissent être vues comme des choses qu'on pousse comme les meubles.
Souffle rauque d'une femme sur qui l'on applique un rythme. S'y adjoignent splotchs organiques, clangs industriels, zoums synthétiques. Jamais cacophonique ; toujours dissonant léger. Un orchestre de tous les instruments auxquels on n'a pas daigné donner de nom, une orgie musicale interraciale, bâtarde, mutante. Boule au ventre, sentiment d'un ailleurs familier. Crescendo, cris de plus en plus francs, jusqu'à l'orgasme. Non pas un orgasme dégueulant d'actrice porno, ni un kiaï de karaté là pour renforcer les coups de reins, mais plutôt un battement de métronome interne, une éclosion intime, la partition incantatoire qui crochète les portes cadenassées de l'âme.
L'Épouse pousse un cri d'effroi. La douche sur le Rêveur s'estompe. Phare sur elle, dans le public, bord d'allée. Haletante, manteau par-dessus la nuisette, chaussures autour des pieds nus. Frappe dix coups rapides.

Épouse - Ouvrez !

Trois coups lents.

Épouse - Ouvrez ! Par pitié !

Le Docteur grommelle qui somnolait dans les rangs. Petits yeux, caleçon et bonnet de nuit.

Docteur, à part - Ç'a intérêt à être une urgence pressante qui peut pas attendre.

Chartier - Ça la ferme ? Y'en a qui dorment !

Épouse - Y'en a qui meurent aussi !

Chartier - Qu'ils meurent en silence !

Épouse - Lumineuse idée, te reste qu'à la mettre en pratique.

Chartier - C'est mon pied dans ta gueule que je vais mettre en pratique.

Épouse - Je t'en prie mets-y du cœur, mais tu prendras garde à pas faire de bruit ; y'en a qui dorment.

Chartier - Retourne branler tes autistes !

Épouse - Avec plaisir, défroque-toi tout de suite, taré, je te décharge le schlamm et je te le fais bouffer !

Pouillu - Pas bientôt fini, là ?

Épouse - Quoi, t'en veux aussi, viens, j'ai la main grande !

Chartier - Putain !

Pouillu - Salope !

Épouse - Foutreurs !

Chartier - Connasse !

Docteur - Madame ?

Épouse - Docteur ! Oh, Docteur, oh ! Je vous ai debouté, pardon... C'est que... C'est... Oh, vous devez m'aider ! C'est mon mari, il a perdu la vue.

Docteur - Si tard ? M'fin, pas une heure pour s'éborgner, dites !

Épouse - Des deux yeux, docteur, des deux !

Docteur - D'un coup ? Avec quoi se les est-il donc crevés ?

Épouse : Pas crevés, disparus, comme ça d'un coup.

Docteur, en homme qui sait de quoi il en retourne - Roulés hors des orbites.

Le Docteur enfile blouse et soquettes, poigne sa grosse trousse bondée. L'épouse le mène d'un pas franc jusqu'à la scène, où les Nuisibles ont allumé quelques lampes de chevet.


PREMIÊRE STRATE : LA CHAMBRE


Épouse : Non, j'ai cherché partout, même panossé jusque sous le sommier, rien.

Docteur, penché sur les plumes - Vous avez écorché une dinde ?

Épouse - Non.

Le Docteur ausculte le Rêveur, lui tâte la duresse du biceps, le respir du nez, le pouls du poignet, le chaud du front, le blanc des dents.

Docteur - Quel âge a-t-il votre mari ?

Épouse - Oh, jeune, jeune à tous les endroits qu'il faut, mais ses yeux, ouh, vieux comme un paquet de craie. Il les aurait volés aux statues des musées que j'en sursauterais même pas.

Docteur - Cela explique les dépôts calcaires. Poudreux ou non, ils ont bien dû glisser quelque part, s'incruster dans un joint de plinthe, fondre dans le creux d'un radiateur, que sais-je !

Épouse, secouée de sanglots - Je sais pas, j'ai cherché partout je vous dis.

Docteur - Du calme, madame, tout ça n'est rien que de très habituel. Les yeux se remboîteront aussi bien qu'ils ont giclé, mais pour ça j'ai besoin que vous m'aidiez à les retrouver. De quelle couleur les a-t-il ?

Épouse - Bleu. Vert, quand il dort.

Docteur - Comment vous le savez ? Ses yeux sont ouverts quand il dort ?

Épouse - Oui, c'est ce que j'ai dit. Verts.

Docteur - Non, s'ils sont ouverts. Ouverts. Ou-verts.

Épouse, désignant les orbites du Rêveur - Bah, ils sont verts dans les pupilles, là, enfin plus là du coup.

Docteur - Mais les paupières ?

Épouse - Ah non.

Docteur - Quoi non ?

Épouse - Elles sont roses comme sa peau.

Docteur - Mais fermées ?

Épouse - Bien sûr fermées, ouvertes elles ne seraient pas roses, on ne les verrait juste pas, et il n'y aurait plus que le vert des pupilles de mon mari quand il dort les yeux ouverts.

Docteur - Donc il dort les yeux ouverts.

Épouse - Oui. Parfois.

Docteur - Somnambule ?

Signe que oui.

Docteur - Pas bon signe. S'il est parti se dégourdir les jambes pendant la nuit, on n'a plus aucune chance.

Épouse - Non. Je suis sûre que non.

Docteur - Pourquoi ?

Épouse - Parce que j'étais là. Quand ils ont disparu.

Docteur - Où les avez-vous vus pour la dernière fois, dans ce cas ?

Épouse - Mais dans les trous, bien vissés dedans !

Docteur - Donc vous les avez vus sauter ?

Épouse - Non, j'ai penché la tête en arrière, juste un instant, et quand j'ai relevé la nuque, il était aveugle.

Docteur - Refaites-moi la scène.

Épouse - Comment ?

Docteur - Reconstituez ! Dans quelle position étiez-vous, chacun ? Je fais votre mari. Vers où je me tourne ? Est-ce que ma tête fait un mouvement ?

Le Docteur suit les consignes de l'Épouse et finit à quatre pattes par terre.

Épouse - La tête non.

Docteur - Et vous, mettez-vous là où vous étiez.

Épouse - Non.

Docteur - Oh, mettez-y du vôtre, nom de ! Avec votre perspective et la mienne, on pourra calculer la trajectoire du jet.

Épouse - Je veux bien, mais remettez vous debout d'abord.

Le Docteur se remet debout, l'Épouse s'allonge à l'endroit où il était quatrepatté.

Docteur - Oh. D'accord. Sans protection ?

Épouse - Oh, docteur, après cinq ans de mariage, la protection, comprenez...

Docteur - Quand vous m'aurez tout dit ! Vous connaissiez les risques encourus. Avec les secousses, s'ils sont trop lubrifiés, les yeux ne tiennent plus dans leur gaine. Vous auriez dû faire comme tout le monde et porter un cache, voire des lorgnettes de contention. Mais monsieur-dame n'en font qu'à leur guise. Si je devais compter le nombre de fois où j'ai été traîné à des heures pas possibles chez des couples de votre espèce... C'est la goutte ! Voici une ordonnance, vous irez demain à la pharmacie et vous demanderez deux boîtes de je-fais-ce-que-le-docteur-m'a-conseillé-et-j'oublie-son-adresse.

Fausse sortie.

Épouse - Non, restez ! Je vous en supplie, Docteur !

Docteur - Adieu.

Épouse - Attendez ! Il... il y a autre chose. Que je ne vous ai pas dit.

Docteur - Je vous écoute.

Épouse - Je ne vous aurais pas appelé si ses yeux avaient seulement glissé. Ça... c'est déjà arrivé. Assez souvent. Mon mari a les yeux très mobiles, c'est rare qu'il les garde plus de quelques heures. Il faut toujours qu'il les plante n'importe où : entre les bibelots des étagères, sur les branches des arbres, dans les sacs à mains des passantes. Il se met à rire comme une petite fille, me prend par la main et me raconte ce qu'il voit. Et on peut en voir des choses, Docteur, quand on fait la taille d'un œil ou deux ! La plupart des gens ne soupçonne même pas qu'il puisse les épier, comme s'il fallait un visage et une tête et un corps tout entier pour voir. La plupart du temps, il choisit lui-même ce qu'il va espionner. Mais quand ce sont les yeux verts, les yeux de la nuit, il ne peut rien décider : ils ont leur propre volonté. Et il ne faut surtout pas les contrarier, s'il essaie de fermer les paupières pour les empêcher de sortir, ils se vengent en rentrant dans les orbites profond, plus profond qu'il faut, mais toujours visibles, ils butent et gigotent sans parvenir à toucher le fond. Ça l'hébète pendant des jours.

Docteur - Comme il est à présent ?

Épouse - Là, c'est pire.

Docteur - Vous voulez dire...

Épouse - J'ai menti. J'ai vu comment ils ont disparu. Il m'a embrassée et quand il s'est écarté ses pupilles avaient verdi, à nouveau. Elles me fixaient, elles me voulaient, mais ce n'était pas moi qui me reflétais dans l'iris.

Docteur - Quoi ?

Épouse - Des ombres. Des créatures venues de là-dedans. À travers moi c'est autre chose qu'elles désiraient.

Docteur - Un passage.

Épouse - Exactement. Il m'a fait l'amour comme jamais auparavant. Je suis devenue folle, je griffais, je mordais, j'avais des visions, dans la moiteur des muqueuses je sentais l'humus, la poussière moussue qui nous compose, je pouvais entendre les battements de cœur des acariens, toucher à la molécule près. C'était... quelque chose d'immense et d'autre. Un portail ancestral, sacré.

Docteur - Je comprends mieux pour les plumes.

Épouse - J'ai joui, il a joui et j'ai entendu comme un cartilage qui rompt. C'étaient ses yeux.

Docteur - Ils ont fait volte-face, retracé à contre-sens le chiasme optique et pataugent désormais dans les sinuosités de la cervelle.

Épouse - Vous êtes mieux renseigné que vous n'y paraissez.

Docteur - Chacun ses secrets. À la vérité, j'ai longuement étudié les arcanes d'un oculiste occultiste, un génie dans son genre, l'inventeur des lentilles en spray, de la vision nasale, et du monocle double.

Épouse - Du binocle ?

Docteur - Non, rien à voir. Le binocle, c'est une fois deux verres. Le monocle double, c'est deux fois un verre.

Épouse - Et ça sert à voir ?

Docteur - Plutôt deux fois qu'une.

Épouse - C'est ça qui va sauver mon mari ?

Docteur - Non, ça plutôt. Une autre de ses machines, procurée au prix fort au marché noir. Je n'ai jamais eu l'occasion de m'en servir.

Épouse - C'est dangereux ?

Docteur - Sans doute, mais nous n'avons pas le choix. La vie de votre mari en dépend. Si nous tardons à extraire les globes, ils auront fichu un tel remue-ménage dans les méninges que je ne donne pas cher de sa conversation. Je vous présente le têtoscope.

Épouse - De combien de temps disposons-nous ?

Docteur - Pas beaucoup. Laissez-moi deux secondes pour régler la trépaneuse.

Épouse - La trépaneuse ?

Des nuisibles apprêtés en infirmiers affûtent les scalpels. Scie sauteuse. L'Épouse jappe d'effroi. Le Docteur creuse l'arrière du crâne du Rêveur, balance une rondelle de chair et d'os qui atterrit avec un splotch paragoûtant. Puis il installe le têtoscope, qu'il visse à même la tête à l'aide d'une perceuse. La machine vrombit, multiplie les clacs d'engrenages et les fuip d'aiguilles qui estoquent la matière grise. Les éjecteurs crachotent une épaisse fumée rouge. Flashs colorés. Iridescences spontanées dans l'air, comme les mirages du désert.

Docteur - Ça marche ! Ça marche !

Épouse, blême - Qu'est-ce qui se passe ?

Docteur - Là toute la merveille du crypto-oculisme, madame : nous n'allons pas nous contenter d'un bête encéphalogramme pour retrouver ces yeux. Le têtoscope donne vie et contenance à l'esprit du sujet. Il le matérialise... dans le vrai monde. Nous sommes déjà à l'intérieur de son cerveau.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top