Point d'accroche 6-2
Comme prévu, suivre les traces des braconniers s'avère facile, même juste avec un croissant de lune. Toutefois, elle ne s'attendait pas à devoir marcher toute la nuit. À l'aurore, elle aperçoit un corps inerte au sol. Dans la suspicion d'un traquenard, elle attend plusieurs minutes avant de s'approcher et présume le décès du braconnier déjà mal en point, face contre terre. En raison de son embonpoint, elle éprouve des difficultés à le retourner, histoire de le fouiller. Peut-être qu'il a des informations intéressantes ?
Du sang sort de sa bouche, puis une grosse inspiration la glace d'effroi. Les paupières du condamné s'ouvrent en grand, comme ressuscité des morts. D'un geste désespéré, le malfrat place ses mains autour du cou de sa proie et serre avec toute la hargne qui lui reste. Prise de court, cette dernière se retrouve bloquée au-dessus du quidam. Ses ongles s'enfoncent et arrachent la peau au niveau des avant-bras de son assaillant. Elle suffoque. Son rythme cardiaque s'accélère. Elle lâche prise, déjà à moitié étourdie par l'étreinte mortelle Dans un éclair de lucidité, elle se souvient que le zig se tenait le ventre. Poings fermés et prise d'une rage folle, elle cogne dessus aussi fort que possible.
— AHHHHH... !
Deux, trois fois, et elle retrouve sa liberté. Tandis qu'elle roule sur le côté et qu'elle tente de puiser des bribes d'air, le braconnier expulse du sang de ses voies respiratoires et meurt pour de bon. Sur le dos, elle tousse sans interruption. Elle ne reprend ses esprits qu'au bout de plusieurs minutes, se frotte le cou et rampe jusqu'à lui.
« C'était moins une ! »
Elle cherche alors dans ses poches de veston et tombe sur une carte. Une fois dépliée, elle n'arrive pas à visualiser les lieux, encore moins à déchiffrer les annotations inscrites un peu partout.
« Il faudra que j'apprenne à lire la langue des visages pâles. »
Elle coince le précieux sésame à sa taille et poursuit sa filature. Au petit matin, l'astre déploie sa luminosité sur les versants exposés au sud. Face à elle, une petite falaise sortie de nulle part, qui s'avère être une aubaine pour la jeune femme.
Dès lors, elle se confectionne un bout de bois solide, dont la terminaison dessine un Y. Ensuite, elle sectionne un bout de tissu décoratif sur ses habits. Elle tire sur la désormais cordelette, afin de tester sa solidité, puis valide l'échantillon et le coince entre ses dents. Une fois grimpée sur l'obstacle rocailleux, ses pieds nus perçoivent la chaleur emmagasinée la journée précédente. Elle analyse, cherche, puis trouve enfin sa proie, dissimulée dans l'une des nombreuses failles. Le souffle maîtrisé, elle reconnaît un Crotale Des Prairies, grâce à son astucieux mélange de couleur marron clair, nuancé avec subtilité avec le blanc, puis le dompte. Encore une fois, l'enseignement de son père, Black Kittle, lui sauve la mise. Les gestes, elle les connait par cœur, elles les a exécutés des dizaines de fois. Il faut dire que le chef Cheyenne a toujours voulu que ses enfants sachent chasser et tirer parti de la nature. Elle déglutit et souffle afin de rester calme et concentrée vis-à-vis du serpent, qui, sous la contrainte imposée, se lobe instantanément autour de son avant-bras. Il émet un son de défense, si particulier, dans le but de la dissuader d'aller plus loin. Non sans une certaine appréhension, elle l'immobilise avec sa main gauche, au niveau du cou.
« Chuuut..., doucement ma belle, j'ai juste besoin de ton aide. »
La moindre erreur peut s'avérer fatale. L'animal immobilisé, elle redescend avec précaution et lui interdit quelconque riposte mortelle, grâce au serrage de sa mâchoire par sa cordelette faite maison. Elle met le joli spécimen autour de son cou et son cœur se serre. Un soupir, une grande inspiration et la voilà repartie à suivre les traces des malfrats.
Pas dix minutes s'écoulent avant qu'elle ne sente l'odeur d'un feu de camp. Ni une, ni deux, elle se faufile entre le bouquet d'arbres et analyse la situation. Deux braconniers dorment encore et elle a beau ratisser les alentours, le troisième manque à l'appel. L'occasion est idyllique. Elle rampe jusqu'à l'un d'eux et glisse le Crotale sous la couverture, puis le libère. Tandis qu'elle recule, le contact visuel avec Josh s'opère. Il hoche de la tête. Soulagée, elle sourit presque. Avec difficulté, il tend un bras et pointe la position du troisième homme.
Elle le trouve en train de baisser son pantalon et de s'accroupir. Dès lors, sa cible se retrouve dans une posture très défavorable. Elle sort sa lame et s'approche de lui par l'arrière. Le silence en maître, elle déglutit au fait de devoir ôter la vie à un visage pâle. Toutefois revigorée par la vision du carnage des bisons, elle n'hésite plus. D'un geste vif et simultané, elle pose sa main gauche à plat sur le front du malfrat, bascule sa tête en arrière et lui tranche la gorge de l'autre. Sans émettre de son, il s'effondre sur le flanc. Comme anesthésiée par l'adrénaline, elle lui prend alors son revolver et revient sur ses traces. À proximité du feu, elle pose le Remington par terre et préfère employer son arc, qu'elle maîtrise à la perfection. Dans un état second, la flèche en ligne de mire, l'attente ne s'éternise pas. Le zig bondit et le serpent le mord.
— AHHHHH, putain de saloperie ! À l'aide !
Alerté, l'autre se lève et la flèche se plante illico dans sa poitrine. À genoux, il agonise, éructe et meurt à son tour. Le venin fait son effet et le troisième quidam rend son dernier souffle quelques secondes après. Le souffle court, elle rejoint alors Josh et s'assied en tailleur, puis lui tend le revolver. Non sans difficulté, il se campe sur ses coudes, puis ouvre d'un geste usité le barillet et rigole en toussant. Les sourcils froncés, elle regarde.
— Vide ? Josh Parson ne devrait pas se moquer.
— Loin de moi,... mais... bon sang,.. merci... pour votre... aide.
Elle relativise. Pourtant, même si le constat reste cocasse, son menton se met à trembler, incontrôlable. Il graillonne avec du sang. Tandis qu'elle s'inquiète et que son visage redevient sérieux, l'humidité vitrifie ses pupilles. S'ensuivent des larmes. Il lui prend une main, l'air grave. Les tremblements de la jeune femme s'estompent légèrement à la chaleur de ce contact si inopiné.
— Ça arrive à disparaître un jour ?
Survient un haut-le-cœur, puis elle renifle. Il la fixe.
— Oui et... non.
Elle soupire.
— Jamais... Jamais je ne me suis sentie comme ça avec les animaux.
— Je... connais.
Elle sanglote.
— Chuuut...
Elle ajoute son autre main sur la sienne et apprécie cet échange hors du commun. Elle cligne des paupières.
— Leurs esprits vont me hanter, je le sais, Josh Parson.
— Parfois... Parfois. Je... je les revois aussi...
— Combien ?
Il baisse la tête, honteux.
— J'ai arrêté de... compter...
Il tousse à nouveau, grimace et serre la mâchoire de douleur.
— Boire... La flasque, là...
Debout, elle essuie sa peine, altérant ainsi ses peintures de guerre et récupère l'objet, à côté du braconnier tué par sa flèche. Elle l'ouvre, renifle et exécute un mouvement de recul et de dégoût, le dos d'une main sous son nez.
— C'est sale. Comment les visages pâles peuvent boire ça ?
Elle retourne l'objet et le whisky se déverse au sol.
— Mais... non !
— C'est juste bon pour obscurcir l'esprit.
Elle décèle alors la crosse du Spencer que Jenny lui a offert, lors de leur première rencontre. Le long rifle dépasse des couvertures et elle ne peut que constater le coup de chance de tomber dessus. En raison de son état actuel, elle n'aurait jamais pensé à vérifier sa présence sur son équidé. Sans tergiverser et surtout afin de quitter ce lieu sinistre, elle récupère sa jument, attachée à un tronc, puis lâche les autres. À l'aide de l'animal, elle lève Josh par l'avant avec une corde, passant à l'aplomb par une branche, puis bloque celle-ci et ratèle la semi-luge à l'équidé. L'instant d'après, ils reprennent la direction de la rivière, mais elle choisit un itinéraire plus en amont. Inutile de revoir le massacre des bisons, les derniers événements suffisent à son mal-être.
De surcroît, se rajoute maintenant sa culpabilité, dûe à son silence vis-à-vis de Josh, afin d'évoquer sa rencontre avec Jenny. Jusqu'ici, l'occasion de lui en toucher deux mots ne s'était pas encore présentée, quoique ça reste à débattre. Plus elle attendra et plus il risque de mal le prendre. Pour l'heure, vu son état de santé, elle n'arrive pas à s'y résoudre. Il reste fort probable qu'à cette annonce, il voudra partir la trouver, ce qui serait une erreur. Toutefois, elle se demande si elle n'éprouve pas des sentiments plus profonds pour lui, sinon pourquoi avoir cette attitude si malhonnête ?
Aux alentours de midi, le duo atteint la rivière. Sur la berge, elle dépose la structure boisée à plat et vérifie le pouls de son patient. Il semble dormir en paix. Elle le laisse tranquille, s'avance jusqu'à la rivière, puis s'accroupit et visionne la légère altération de son reflet à la surface. Sur fond d'un ciel de traîne, parsemé de nuages noirs qui annoncent une probable dégradation à venir, elle balance avec abondance de l'eau sur son visage. Après plusieurs répétitions, elle finit par venir à bout de ses stries sanguines. Sortie de nulle part, son rapace passe en rase-mottes à proximité d'elle.
« Chinkawa ! »
Elle l'interroge de ses palmes ouvertes, puis écarquille ses yeux.
— Ehhh !
Tellement abasourdie face à la subite apparition de la silhouette de Josh, en addition à la sienne dans l'effet miroir de l'eau, qu'elle se retourne en retard afin de pouvoir l'aider. Le blessé, torse nu et les bras à l'horizontale, se laisse choir à plat ventre dans le liquide salvateur. De grosses éclaboussures l'inondent à son tour. Consternée et la bouche grande ouverte, elle se redresse d'un bond. Trempée jusqu'aux os, elle se pétrifie en raison du dos meurtri de Josh, dont l'origine n'est autre que celle d'innombrables coups de fouets. Le souffle court, elle réussit, dans l'urgence, à le rejoindre et à le tourner la tête vers le ciel.
— T'es fou, Josh Parson ?
Ses yeux bleus grands ouverts, le concerné scrute la toile, qui délivre maintenant quelques grosses gouttes sporadiques. Ils claquent des dents à cause de la température très fraîche de la rivière. Mis à part le fait qu'elle s'attarde outre mesure sur sa forte musculature, ses longs cheveux blonds en vrac et sa barbe fournie, elle remarque un bandage souillé de sang autour de son épaule gauche. Tout en le soutenant de son bras droit, elle écarte plusieurs mèches noires plaquées et gênantes, avant de commencer à défaire le pansement de l'autre. Il gémit et, d'un geste inné, neutralise son poignet. À nouveau, elle est hypnotisée par le bleu clair si pur de cet homme.
— Va falloir... cautériser...
Il relâche son étreinte. Elle souffle, puis enlève l'intégralité du tissu rougeâtre et plisse son front.
— T'es très mal en point, Josh Parson. Là, c'est infecté ! Le froid te soulage ?
Il acquiesce. Leur contemplation mutuelle, intense, donne lieu à un moment fugace d'une intimité particulière. Chacun tente de pénétrer dans l'âme de l'autre, dans une attirance réciproque interdite. Trop d'écart culturel, trop d'écart de couleur de peau, trop de trop de toute façon. L'instant d'après, elle l'aide à se relever, le soutien, son cou au niveau d'une aisselle, puis ils rejoignent la berge. Maintenant en sécurité, elle opte de l'assoir contre un arbre. Il s'y adosse, blanc comme neige.
— Eh, reste avec moi !
Aucune réaction. Elle doit agir vite, puis elle tressaille.
— Allumettes... dans... mon veston...
Elle se jette dessus, les trouve, rassemble de la matière végétale ainsi que du petit bois et allume un feu. À peine démarré, qu'elle positionne la pointe de son couteau dans les flammes. Elle casse une flèche et la lui présente. Il mord dedans, puis l'immobilise encore par le poignet. Ce contact la bouleverse à chaque reprise un peu plus. Elle écoute son allocution moins nette.
— Faut... sortir l'éclat...
— L'éclat de quoi ? Je ne comprends pas tout.
— De la... balle...
Elle opine de la tête et attrape son couteau, puis s'agenouille à cheval sur ses membres inférieurs et les fixe avec les siens.
— Ne bouge plus !
Il ferme les paupières et la flèche craque à la pression exercée. Il gémit de douleur, sa poitrine monte et descend à un rythme effréné. L'odeur de la chair brûlée enivre les lieux. Il bascule sa tête en arrière, serre les poings. L'afflux sanguin à son paroxysme, elle finit par trouver l'élément perturbateur et l'extrait. Le sang coule avec abondance et Josh a perdu conscience. Ni une, ni deux, elle inspire profondément et se lance. Elle pose la lame encore brûlante à plat sur la plaie et appuie de toutes ses forces. Il réagit à peine, submergé par l'adrénaline. Après quelques secondes, elle balance son couteau et vérifie son pouls. Son expression faciale s'éclaircit lorsqu'elle le sent au bout de ses doigts. Plus sereine, elle lève la tête.
Un éclair illumine l'ambiance déjà bien assombri. Cependant, le bruit sourd qui l'accompagne tarde à déverser sa hargne sur cette terre maudite. Elle le sait, grâce à la rivière, la probabilité qu'il pleuve reste réduite. Épargnés par les grands esprits, Plume-de-Faucon s'affaire à ratroupper les habits de Josh, éparpillés sur la berge. Dans la foulée, elle récupère la peau de bison et emmitoufle Josh à l'intérieur. Sans se ménager, elle jette et stocke du bois à proximité du feu, qui ne tarde pas à devenir un sérieux brasier.
Assise à côté de Josh, elle lui retire les longs lambeaux autour de son crâne. Le choc avec la charrette a occasionné un hématome qui nécessite les soins du médecine man. La seule chose qu'elle puisse faire, c'est un nettoyage de la plaie. Elle imprègne alors d'eau un des tissus, puis l'applique avec douceur à l'endroit souhaité. L'après-midi s'écoule à nourrir le feu et à réhydrater un Josh qui délire, semi-conscient, oscillant entre terre et ciel.
Cette nuit-là, dans une partition musicale des plus splendides, les notes, en suspension, s'accrochent avec grâce aux étoiles. L'harmonie s'imbibe des hululements des hiboux grands duc, dans une symbiose des plus singulières entre les éléments. Face aux grands esprits, sa lame posée sur son avant-bras gauche, elle s'acquitte de sa dette dans une entaille salvatrice. La mâchoire serrée, elle s'interdit de crier, encore moins de pleurer. Ôter la vie à des semblables, pour la première fois, doit toujours se marquer par l'offrande de son sang. Chinkawa, posé sur une branche, imperturbable, solennel, s'octroie le privilège de prendre la place de juge. Sa prestance, sa force, lui confèrent ce statut en toute justesse.
Les paupières lourdes, elle baille, puis s'endort sans vraiment s'en rendre compte.
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