CHAPITRE 6 : Point d'accroche 6-1
En cette fin d'après-midi, le brouillard s'effiloche. Après plusieurs arrêts, afin de vérifier l'état de son patient, Plume-de-Faucon reconnaît enfin les lieux. À l'approche de la rivière Cimarron, dans le nord de l'Oklahoma, non loin du Kansas voisin, dans la palette de couleurs vives qui s'offre en spectacle, c'est de loin le rouge ocre qui mène la danse. Elle le sait, d'après les dires de Woqini, qu'elle se trouve sur la piste de Santa Fe*. L'affluent de l'Arkansas traverse la région des Grandes Plaines et donne, sur certaines sections, peu de perspectives afin de se mettre à couvert. À contrario, ce relief rocailleux peut aussi révéler certaines cavités, en guise de protection.
C'est chose faite juste avant la nuit. Elle y installe Josh, toujours sur sa semi-luge de conception maison, emmitouflé dans une couverture de bison. Maintenant en lieu sûr, des questions d'ordre spirituel fusent dans sa tête, en proie à bien trop de réflexions sans réponses. Elle n'en revient toujours pas.
« Comment les grands esprits ont-ils pû faire croiser ma destinée avec celle de Josh Parson ? »
Ce dernier lutte pour sa survie. Il se met à délirer. Assise à ses côtés, Plume-de-Faucon pose une main sur son front, dont le sang a imbibé les bandages. Elle grimace au choc thermique, qui montre une hypothermie. Ni une, ni deux, il se met à claquer des dents, puis convulse. À court d'idées, elle se positionne sur lui et tente de le contenir tant bien que mal. L'instant d'après, il revient au calme. Face à son état qui empire d'heure en heure et, dans l'interdiction de faire un feu, sous peine d'être repérés, elle réfléchit à l'unique option qui lui reste. Dans sa main droite, son nouveau collier, fabriqué par Silence-de-Brume. L'échantillon de cheveux, fixé à l'intérieur d'un petit morceau de bois, donne l'allure d'une petite brosse. L'objet délivre un subtile dosage entre le blanc et le noir. Entre Jenny et elle.
Elle se remémore sa force de caractère, sa persévérance, jusqu'à défier par deux fois Woqini. Grâce à Jenny, son futur époux, d'une union arrangée au préalable, a décidé de lui rendre sa liberté. En son honneur, elle se doit de tout tenter pour sauver son frère aîné.
Dès lors, et non sans appréhension, elle commence à se déshabiller. Gênée, elle scrute les alentours, inspire un grand coup afin de se donner du courage et retire ses derniers vêtements. Ses bras autour de sa poitrine, la chair de poule apparaît, puis elle s'allonge à côté de lui. Sans conteste, la prise de risque est minime, Josh est bien trop mal en point pour l'agresser, mais tout de même. Toutefois, être capable d'ôter la vie à un animal et, en même temps, se sentir aussi vulnérable dans le contexte actuel, l'amène à relativiser la situation.
D'abord hésitante, elle finit par se sentir en sécurité et par se coller contre lui. Si près maintenant, qu'elle peut percevoir sa légère respiration. Son cœur palpite. Ce contact avec un homme blanc, de surcroît presque inconnu pour elle, l'émeut. Jamais auparavant elle n'a eu un moment si intime, si osé, si volontaire, si spontané, si fou, presque charnel dans ses pensées soudaines. Pourquoi ? Aucune idée. La situation n'a pourtant rien d'idyllique, bien au contraire. Elle se remémore les tentatives de plus en plus intrusives de Woqini. Sa colère à les abroger à chaque fois, sous prétexte de ne pas être prête. Mais bien au-delà de cette excuse passe-partout, se cache surtout une véritable réticence à s'accoupler avec le guerrier tant respecté de tous.
La nuit délivre un magnifique ciel étoilé et un croissant de lune, dans une ambiance rafraîchie. La chaleur bienfaitrice de son corps se diffuse, mais la piètre perspective de réussite de son action, l'inquiète. Les paupières lourdes, elle contemple le visage de Josh et finit par s'endormir.
Aux premières lueurs du soleil, elle se réveille et baille. La respiration du blessé est régulière et sa température corporelle lui donne satisfaction. Elle sourit, dans l'espoir d'une évolution positive. Elle s'extirpe sans bruit de dessous la peau et, une fois debout face à lui, elle...
— Mer...ci...
...sursaute. Par un geste inné, ses avant-bras se positionnent en guise de maigre protection de sa nudité ainsi dévoilée, puis elle rougit, médusée. Malgré tout, une chaleur à la fois gênante et bienfaitrice se diffuse dans tout son être. Josh s'émerveille à ce qui s'offre à lui et, elle se laisse faire. Elle se retrouve en apnée, avec des papillons dans le ventre. L'instant, hors du temps, s'accapare l'éternité, puis elle fronce les sourcils et penche légèrement sa tête, afin de l'inciter à rompre son audace. Par la force des choses, il interrompt ce contact si particulier. Ce contact qu'elle a tant apprécié. Pris d'une douleur atroce, il serre la mâchoire et se met à grincer des dents. En hypoxie, Plume-de-Faucon a besoin d'un délai de réadaptation qui, par brides, lui permet de retrouver son souffle. Elle profite alors de l'interstice pour se rhabiller à la hâte. Encore toute chamboulée, elle s'agenouille à côté de Josh, ses longs cheveux noirs en vrac. À nouveau, elle lui propose de l'eau, en lui soutenant la nuque. Il boit à pleines gorgées, puis tousse et recrache une partie du liquide, de couleur rouge.
— Ehhh !
Dans l'incapacité de faire mieux, il prend une position fœtale. Touchée par son état critique, elle lui replace l'épaisse peau. Debout, elle poursuit son désir de lui fournir de la nourriture et reprend son plan initial. Son arc, des flèches dans le dos, elle marche à peine cinq minutes pour atteindre la rivière Cimarron. En contrebas, la corniche offre un spectacle des plus grandioses. Le courant, assez fort, scintille sous la houlette du soleil qui se lève, lui-même inondant la région des grandes plaines, dont la couleur verte, grâce aux précipitations, vient de dompter le jaune acrylique. Elle inspire à pleins poumons, mais n'en profite pas comme d'habitude, trop excitée. Pêcher est l'une de ses activités favorites et elle s'en languit déjà. Pieds nus, ses gestes précis et mesurés s'apparentent à une partition musicale bien exécutée. Son atout majeur, elle le connait, le silence, l'invisibilité.
Sur la berge, elle repère vite ce qu'elle convoite : une partie excentrée, protégée du débit de l'eau. L'endroit, pourvu d'une rangée de rochers, dont certains, de-ci, de-là, sont à fleurs du liquide, forment une sorte de digue naturelle. Cette conception alloue une douce intrusion de l'eau claire, idéale pour les truites. Dans la foulée, elle se trouve sur les cailloux et surplombe le spectacle. Sous ses yeux, plusieurs spécimens. Ses gestes deviennent lents, précis, et elle se remémore les mots de son père.
« Ne faire qu'un avec la rivière. »
Elle tend son arc. Vise. Cale sa respiration. Son reflet dans la surface calme, elle tire. Le coup est parfait. Au bout de sa flèche gesticule un bref instant une belle prise. Ce résultat, de bonne augure, amène une seconde tentative. Toujours fondue dans le paysage, seul le bruit de la corde effiloche la solitude du silence, mais elle s'interrompt net, et détend. Elle cligne des paupières et constate que la pièce qui se joue devant elle est bien réelle, bien au-delà de toutes ses attentes. Elle sourit.
En effet, un troupeau de plusieurs centaines de bisons se dispatche le long de la berge opposée, afin de s'abreuver. Une sensation bizarre l'envahit, celle de la pureté à l'état brut. Au final, le passage de chaque être vivant se résume à une incroyable opportunité à saisir, à chérir. Elle cligne des yeux, car jamais au grand dam elle n'a rencontré un aussi grand nombre de ruminants à la fois. Des dires des sages, la population de ces animaux, si précieuse à leur survie, diminue de manière drastique* depuis l'arrivée de l'homme blanc. Elle lève la tête et remarque alors le passage de son faucon, accompagné par son fameux cri d'alerte.
— Chinkawa !
Au-delà de sa perte de concentration, elle s'inquiète du mauvais présage à venir. En effet, le rapace l'a toujours averti d'un danger imminent. Puis le couperet tombe. Des tirs de fusils déferlent sur les animaux qui, pris de panique, tentent en désespoir de cause de fuir à leur destin funeste. De retour sur la berge, elle s'accroupit, effarée par la sinistre exécution perpétrée par les visages pâles. Les deux braconniers arrêtent leur massacre après bien dix minutes. Un troisième énergumène les rejoint, et sa posture dénote une faiblesse physique. Penché en avant sur sa selle, le quidam donne l'impression de souffrir du ventre. Le tableau si beau du départ vient de se voir remplacer par son extrême opposé. Elle pleure.
« Où est l'harmonie avec les éléments et les anciens ? »
Le silence si soudain, donne lieu à encore un peu plus de sang coulé pour rien. Encore un peu plus de sang qui vient souillé cette terre, déjà si bafouée par la folie des hommes. La rivière, où flottent maintenant quelques corps à la dérive, devient trouble, terreuse. Regroupés et très satisfaits de leur prestation, un des hommes met pied à terre, défait son pantalon et urine. Elle détourne son attention et commence de rebrousser chemin. Elle doit rejoindre Josh au plus vite.
Le sifflement la cloue sur place. En provenance de la berge où elle se trouve, plus haut, un quatrième braconnier vient d'alerter ses amis. Sa négligence et son manque d'anticipation ont mis Josh en danger, et elle s'en veut. Le rythme cardiaque accéléré, elle cache sa truite et s'enfonce dans la rivière, puis contourne, avec dextérité, un plus gros rocher. Le souffle court et le front plissé. elle poursuit sa manœuvre de dissimulation grâce à l'obstacle naturel. À l'approche des cavaliers, elle s'immerge dans l'eau. Bien trop focalisés à rejoindre leur ami, ils ne regardent pas autour d'eux. À l'inverse de Plume-de-Faucon, qui a tout le loisir de les observer. Le dernier, à la traîne, n'arrête pas de se tenir le ventre et grimace. Dans sa gestuelle répétitive, le malfrat retire sa main ensanglantée pour constater l'inévitable.
« Celui-là ne passera pas la nuit. »
Au bout de ses capacités, elle sort avec précaution la bouche hors de l'eau et inspire. Les braconniers disparaissent, mais elle doit réagir vite, auquel cas, Josh risque d'en pâtir. En silence, elle rejoint l'emplacement. Pas de coups de feu, c'est bon signe, ils ne l'auront peut-être pas vu. Le cœur de plus en plus serré, elle arrive sur les lieux. La consternation prend place. L'humidité ruisselle et elle ne peut que constater que les braconniers ont emmené Josh avec eux, avec le bâti en bois, de même que sa jument. Face à ce nouveau problème, elle analyse la situation. Tandis qu'elle marche jusqu'à s'éloigner un peu des rochers, elle tombe sur les traces laissées par les patins boisés. Les pister ne va pas poser de difficulté particulière, toutefois, ils savent maintenant qu'il y a un autochtone avec Josh et vont être sur le qui-vive.
S'ils ne l'ont pas exécuté, c'est pour se servir de lui comme appât. Du coup, pour l'instant, il ne risque rien, si ce n'est son propre état de santé général peut encore se dégrader. Elle va devoir ruser, attendre la nuit avec son croissant de lune. Elle retourne à la rivière et récupère son poisson, puis reste à couvert plusieurs heures. Maintenant, elle est sûre que personne d'autre traine dans les parages. Elle traverse le Cimarron et erre entre les cadavres de bisons. L'après-midi se cantonne à collecter de l'herbe grillée et un bon paquet d'arbustes sporadiques. Dès lors, elle fait du feu, dont la réalisation tient de la persévérance, à cause du taux trop élevé d'humidité dans les matières employées à cet effet. Elle y parvient juste avant la tombée de la nuit, par la vive rotation d'une flèche cassée, initiée par la corde de son arc. Le feu enfin stabilisé, elle souffle sur les braises, puis rajoute de la matière avec parcimonie et ainsi de suite. La magie s'opère et les flammes délivrent leur crépitement habituel.
Sans attendre, elle met son poisson à cuire. Dans le même laps de temps, munie de son couteau, elle sectionne un bout de peau d'un grand mâle bison. Ni une, ni deux, elle sectionne l'artère au niveau du cou de l'animal et récupère du sang. Se servant de la peau comme d'un entonnoir, elle le boit. La force du précieux breuvage va faire rentrer sa puissance dans son âme. Revenue près du feu, elle s'installe en tailleur et pose la peau au sol, à côté d'elle. Elle engloutit la truite et commence à invoquer les grands esprits. Sous la houlette des étoiles, elle chante les chants des braves, ceux d'avant une chasse, d'avant une bataille. Elle rajoute plein d'arbustes et écarte les bras à l'horizontale devant le grand brasier.
— Paaaa.... !
Débute alors une danse autour de ce dernier, couteau en main, défiant ses futurs adversaires. Elle implore la protection de ses dieux, s'agenouille. L'index et le majeur glissent alors sur la peau ensanglantée, avec une lenteur explicite. L'instant d'après, elle positionne ses doigts sur la partie droite de son visage et dessine les peintures de guerre. Elle réitère l'opération à gauche. Transcendée, elle continue de chanter et ses bras rabattent de la fumée vers elle. Elle les inspire, tousse, poursuit, jusqu'à atteindre un seuil de délire maîtrisé.
D'un bond, elle saisit sa lame, la range, attrape son arc et ses flèches et traverse à nouveau la rivière. Ainsi revigorée, la guerrière est bien résolue à sauver Josh et à en découdre avec les braconniers.
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* La piste de Santa Fee : piste amérindienne reliant le Missouri, à Santa Fee au Nouveau-Mexique. Au 17 ème siècle, l'itinéraire est exploré et utilisé par les trappeurs francais, en provenance du Missouri (Nouvelle France). Puis vinrent les Espagnols. D'abord une route pour le commerce avec le Mexique, elle sert également en 1846, à l'invasion du Nouveau-Mexique dans la guerre americano-mexicaine. Après l'acquisition des nouveaux Etats, la piste sert au développement et surtout à l'expansion des colons. C'est une voie commerciale et militaire très importante, jusqu'en 1880, jusqu'à l'arrivée de la voie ferrée de Santa Fee.
* La chasse aux bisons a contribué à la politique d'extermination des Amérindiens. L'exploitation fut telle, que dès les années 1880, les troupeaux avaient disparu des Grandes Plaines.
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