🎩 Steven le pigeon 🎩

[La version illustrée est disponible dans le lien externe associé au chapitre.]

Un homme se tient debout sur le toit de son immeuble. Son visage délavé est marqué par une profonde tristesse. Une peine de cœur, sans doute. Ou bien un travail trop difficile. Ou peut-être les deux. Il reste posté là des heures durant. Son esprit d'abord confus se vide peu à peu. C'est comme s'il s'envolait. Son immobilité dure si longtemps que finalement, un pigeon se pose sur son épaule. Le prenant pour un perchoir, sans doute. Ou bien une antenne. Ou peut-être les deux.

« Bonjour. Moi, c'est Steven. »

Surpris, l'homme tourne lentement la tête vers le volatile et le regarde avec des yeux ronds. L'oiseau fait face à l'immense ville qu'ils surplombent. Mais de son oeil jaune enfoncé dans sa tête minuscule, il fixe l'humain qui lui sert de perchoir. Dans le doute, l'homme répond à son interlocuteur, quel qu'il soit.

« Joël.

– Joli nom. Ça me plaît bien. Je m'ennuie un peu, il y a une soirée en bas, on y va ? »

L'homme avise la boîte hyper branchée de l'immeuble d'en face et hausse les épaules.

« Pourquoi pas. »

Il quitte le rebord du toit de son immeuble et gagne la porte de la cage des escaliers. Il s'arrête, remarquant que le pigeon n'a pas bougé de son épaule. Celui-ci saute alors à terre en planant légèrement.

« Tu préfères que je marche, hein ? Je comprends. Les tiens ne nous aiment pas tellement, quoi en serait-il autrement avec toi ?

– Ah... Désolé, je suis surpris, c'est tout. Tu peux monter si tu veux, ça ne me dérange pas.

– On se connaît à peine, je marcherais pour cette fois. »

Ils descendent alors l'escalier infini qui se présente à eux. Dans cet univers des folles technologies, il reste toujours du matériel en panne. Ici, c'est l'ascenseur qui ne fonctionne pas. Joël prend son temps et prend garde à ne pas écraser l'oiseau à chaque porte de palier qu'ils traversent. Steven sautille, se laissant doucement tomber marche après marche. Il s'épuise, s'essouffle, alors qu'ils n'ont parcouru que la moitié des étages. L'homme se baisse et le prend dans ses bras.

« Nous irons plus vite ainsi. »

Arrivés en bas, le bruit assourdissant de la vie nocturne de la ville les frappe de plein fouet. Étourdis, Joël s'avance et traverse la rue qui le sépare du Night's Spirit. Un vent cinglant siffle à ses oreilles, le rendant presque sourd. La foule pressée le bouscule sur le passage alors qu'il garde Steven blotti contre lui pour le protéger. Enfin, il atteint les portes qu'il passe sans difficulté. Personne ne remarque le pigeon. La musique, qu'il entendait bien avant son arrivée dans la discothèque, perce ses tympans, mais il n'y fait déjà plus attention. La chaleur étouffante de la boîte de sardines où ils se trouvent ressemble à de la mélasse dans laquelle ils ont du mal à se mouvoir. L'homme joue des coudes pour se frayer un chemin jusqu'au bar. Sa progression est compliquée par l'obscurité et l'assemblée compacte qui règne en ces lieux. Soudain, la musique change et petit à petit, les gens s'écartent, rejoignant la piste de danse. Le dernier tube du DJ le plus en vogue fait fureur. Joël prend place sur un bord du comptoir alors que Steven se pose dessus et commande un Vampiro.

Les deux compères observent les danseurs et surtout les danseuses sveltes qui se déhanchent sous les lumières des projecteurs. Leur visage est rouge, puis vert, puis bleu, puis jaune. Les fins plis de leur robe trop courte sont bleus, puis roses, puis oranges... Ces nymphes tumultueuses sont bariolées de mille et une couleurs sans jamais s'arrêter sur aucune. Joël se sent défaillir tant elles tournoient sous ses yeux. Le monde tournoie avec elles et il semble être le seul à être encore statique. Steven aussi ne bouge pas. Puis, il bat des ailes. Il bat le rythme de l'affreuse mélodie et chante, accompagnant la voix cassée de l'enregistrement.

« On-on plane au coeur d'un-un orage ! Mai-ais ! On-on peindra des mer-merveilles ! Et on-on transpercera les nu-nuages ! Ces-es cataractes du ci-ciel !"

Finalement, l'homme ne tient plus, il bascule en arrière, prêt à s'effondrer sur le sol mais l'oiseau l'agrippe. Il se redresse, quitte son siège et la boîte de conserve qui a perdu toute fraîcheur. Ils retrouvent l'air perçant de la nuit et son souffle gifle les joues rosies par le choc thermique de Joël. Steven fait gonfler ses plumes autour de lui pour garder un peu de sa chaleur.

L'homme et le pigeon marchent côte à côte. Ils s'éloignent à travers les rues, espérant trouver un peu de calme, peut-être. Ou bien plus de douceur. Ou peut-être les deux. Ils s'arrêtent finalement sur le banc d'un parc déserté. Les agitations de la cité murmurent jusqu'à eux mais il est plus simple d'en faire abstraction que s'ils étaient pris dans le tourbillon infernal de la vie citadine.

« Ce n'est pas terrible, cette ville. J'aimerais la quitter parfois.

– Moi aussi. Tu ne peux pas t'envoler ? Tu pourrais aller si loin, pourquoi rester ici ?

– J'ai commis une erreur. C'était la dernière fois que je volais, ce soir. Mes ailes n'ont plus la force de me porter.

– Si je le pouvais, alors je te porterais...

– Mais tu ne comptes pas partir, n'est-ce pas ?

– Je ne peux pas. Désolé Steven. Les tentacules dévastateurs de Trann me retiennent prisonnier ici... Je suis comme un engrenage pris au piège. Mais je rouille, je le sais, je le sens.

– Il nous faudrait un dernier souffle, une dernière envolée. Ça t'irait bien, des ailes, Joël. »

L'homme sourit tristement. Ça lui irait bien, des ailes pour voler. Pour partir loin d'ici. On peut toujours dormir et puis, rêver, peut-être. Deux jeunes à l'allure de hippies passent bruyamment devant eux sans même les apercevoir. Celui qui paraît être le plus jeune parle d'une voix fluette.

« Alors voilà, c'est l'histoire d'une femme qui est dans un train... Puis on approche d'un tunnel alors elle dit "il va faire tout noir"...

– Ta gueule !

– Oh merde, tu la connaissais déjà, celle-là ?!

– Ben oui, t'es con, je te l'ai racontée la semaine passée ! »

Leurs voix et leurs rires s'estompent peu à peu, laissant les spectateurs perplexes. C'est Joël qui brise le silence.

« C'était vraiment une blague, ça ? »

Il secoue la tête et se met à bailler. Steven l'imite. Il est tard. Ou plutôt, il est tôt. Très tôt. Enfin très tard. Enfin bref, minuit est largement passée. Le volatile grisonnant saute au bas du banc et commence à s'éloigner. Il s'arrête un instant et tourne sa tête vers l'homme.

« Tu viens ? J'aimerais retourner sur mon toit, j'aurais besoin qu'on m'ouvre les portes.

– Oui, bien sûr. »

Joël se lève et les deux âmes solitaires rejoignent les rues toujours bondées de noctambules. La ville ne dort jamais. Ils remontent l'immeuble. Steven est porté par Joël après être parvenu difficilement au premier palier. Une fois en haut, l'homme s'assoit, adossé au muret qui borde le toit. Steven, blotti contre lui, le couve de sa douce chaleur. L'humain sent qu'il n'a besoin que de ça pour survivre à la fraîcheur de la nuit. Ses paupières alourdies se ferment petit à petit. Puis, lentement mais sûrement, Joël s'endort. Le petit cœur du pigeon bat contre le sien. Rythme lent et doux d'une mélodie inaudible et pourtant présente malgré le brouhaha de la sombre cité.

Le jour se lève doucement sur les vitres des tours qui reflètent la moindre lumière brumeuse. Un rayon perce les épais nuages de pollution surplombant la ville. La lueur soudaine frappe le visage de l'endormi qui grogne en protégeant ses yeux. Il remarque l'absence de son ami sur son torse. Il ne reste entre ses doigts qu'une frêle plume légère que le vent arrache à ses mains. Il la suit du regard en se levant, l'assise douloureuse. La plume se dirige au-delà du muret et tombe, elle chute. Curieux, Joël regarde par-dessus le mur, en contre-bas. Il n'a aucun doute. Steven est parti pour toujours.

L'homme-pigeon se tient debout sur le toit de son immeuble. Ses yeux gris rivés sur la ville qu'il surplombe, il reste immobile. Une heure, peut-être deux. Peut-être plus encore. Il repense à Steven. L'homme ferme les yeux et prend une profonde inspiration. Il ouvre à nouveau les yeux et regarde l'épaule qui a autrefois accueilli un invité surprise. Il n'y a rien. Il ne reviendra pas.

« Lui aussi était malheureux. Je n'ai pas su le rendre heureux, ici. Je pourrais peut-être y parvenir, de l'autre côté... »

Il se laisse tomber en avant, affaibli par des jours de douleurs. Sa chute doit être longue, vu la hauteur du bâtiment. Mais il ne le remarque pas. Au sol, un pigeon gît. Le vide emplit l'univers. Aucun son n'existe plus. Le néant.

Au sol, un homme gît auprès d'un pigeon mort.

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