2 # Le coup de la panne

Amis infirmes, bonjour !

Je vais vous narrer une histoire qui m'est arrivée il y a peu et que je craignais depuis longtemps.


Tout commence un après-midi de novembre. Dehors, le temps est grisâtre,moche, rien ne pousse à aller prendre l'air. Je décide donc de rester dans mon appartement, à faire le geek sur mon PC et à me tripoter la nouille.


Mais un coup de téléphone vient m'extirper de cet état de léthargie pathétique : un ami me propose une sortie le soir même, dans un petit resto sympa à environ 1 km de chez moi. J'accepte volontiers,et je lui précise qu'il n'a pas besoin de venir me chercher car mon fauteuil électrique dispose d'une batterie avec une autonomie largement suffisante pour faire plusieurs kilomètres.


On se donne rendez-vous pour 20 heures, ce qui me laisse largement le temps de ne rien faire, comme je l'avais prévu. Seulement, glander,ça passe très vite. Un peu de PC, un peu de console, un peu de lecture, et le temps passe. Jusqu'à ce terrible moment où l'on se dit : « merde, il est quel heure ? ».

Un regard sur le portable : 19h15. Pour n'importe qui, trois quarts d'heure suffiraient largement à rejoindre le restaurant. Mais pour moi, comme dans ma première confession à tendance scatophile,chaque étape, chaque geste prend bien plus de temps qu'il ne devrait.

Mettre mes chaussures, on balance cinq minutes. Mettre mon cuir, rebelote.Je sors de mon appartement, je mets encore cinq nouvelles minutes à ouvrir la porte du bâtiment qui n'est pas automatique et qui est aussi lourde qu'un pont-levis de château fort.

Je suis dehors et il est déjà presque 19h30. Je commence à rouler vers le restaurant pour rejoindre mon ami et jette un œil furtif sur le niveau de ma batterie : 3 barres sont allumées sur les 5. Pour avoir déjà fait l'aller-retour, c'est suffisant. Hélas, cette fois-ci, je me suis fait baiser par le technologie.

Je vais faire une ellipse concernant l'aller simple et le déroulement du restaurant avec mon ami, car cela n'a rien de passionnant, et il ne s'est rien passé de spécial. On était dans un traiteur italien vraiment délicieux et copieux, à tel point que je n'ai pas pu finir mon plat de lasagnes. Mais comme le gérant est très sympa (et surtout, même si je ne l'ai pas fini, j'ai payé ce plat alors idées à moi et à moi seul grrr), celui-ci me met les restes dans un petit paquet en plastique entouré d'une couche d'aluminium que je pose sur mes genoux et que je tiens d'une main, l'autre main actionnant le joystick de mon fauteuil pour que je puisse drifter en toute sérénité.

J'accompagne mon pote à sa voiture, et il me propose de me ramener.Théoriquement, mon fauteuil électrique se démonte afin qu'il puisse être transporté dans un véhicule. Mais en pratique, c'est assez compliqué et chiant à faire. Et puis de toute façon, j'aime bien me balader de nuit et rentrer à pied (ou plutôt à roues haha).

On se sépare donc, et j'allume mes phares (j'ai fixé deux lampes torche à l'avant de mon bolide afin de m'éclairer dans les endroits où il n'y a pas de lampadaires). Je décide de passer par le parc municipal, un endroit d'ordinaire très calme et très agréable.

Le parc n'est pas du tout éclairé, et s'il y a bien un terrain de pétanque, ainsi que des petits chemins de promenade, le reste est un vaste amalgame de grands arbres et de buissons. Ce n'est pas pour me déplaire, au contraire, j'adore la nature, même quand elle est parée de ses couleurs automnales. Cependant, il y a deux principaux problèmes que j'ai négligés : le premier est que malgré mes phares à la MacGyver, je ne vois quasiment rien (et les nuages empêchent la lune de m'aider), et le deuxième est que j'avais complètement oublié qu'il avait plu toute la journée et que par conséquent, les sentiers de terre sont particulièrement boueux. Et comme évidemment, à l'aller, je ne suis pas passé par le parc pour aller au plus vite étant donné mon retard... je ne pouvais pas m'en rendre compte.

J'avance prudemment, car même si mon fauteuil électrique est capable de prendre certaines descentes et montées, ce n'est pas non plus un Hummer. Je zigzague, je me déplace lentement, quitte à prendre l'une de mes deux lampes torche dans une main pour avoir une meilleure vision. J'aurais l'air bien con si je m'embourbais dans une vieille flaque de boue ou si je me tapais une racine surdéveloppée...

Tandis que je m'en sors tant bien que mal avec ses deux problèmes environnementaux, un troisième souci, et sûrement le pire de tous,survient : la batterie de mon fauteuil émet un bip d'alarme m'indiquant que je vais bientôt être à plat.

Bordel,ce n'est pas possible ! En sortant du restaurant, j'étais à 2/5 !Et là, je comprends que je suis victime d'un syndrome qui touche toute notre génération : le syndrome de l'iPhone.

Mais si, vous savez très bien de quoi je parle : votre superbe iPhone dernière génération vous indique fièrement qu'il vous reste 95 %de batterie, et une heure plus tard, après avoir passé trois coups de téléphone, il est lamentablement tombé à 14 % de batterie.

J'essaye d'avancer encore un peu, au moins pour sortir du parc. Il m'était déjà arrivé lors d'un voyage à Londres que ma batterie soit à 0/5, mais elle avait tenu encore sur 500 m environ. Sauf que là,elle m'a conduit sur à peine une trentaine de mètres...

Je viens de subir exactement la même chose, mais sur mon fauteuil électrique, en plein milieu d'un parc municipal forestier, à presque minuit, coincé comme un pauvre handicapé que je suis. Et en plus de ça, je sens que le paquet de lasagnes que j'ai sur les genoux n'est pas tout à fait hermétique : un petit coulis de bolognaise s'en échappe et coule entre mes cuisses... comme si j'avais besoin de ça..

À l'instant T, il est temps de résumer la situation : mon fauteuil est HS, donc je ne peux plus bouger, et je me situe au milieu d'une petite forêt en pleine nuit avec un délicieux mais néanmoins envahissant plat culinaire italien qui dégouline sur mon entrejambe.A priori, il ne peut rien m'arriver de pire.

Grossière erreur que de penser ça.

Alors que je suis en train de remuer mon cerveau dans tous les sens pour trouver une solution, j'entends au loin une voix criarde et une autre très masculine se déployer dans les environs. Je ne les avais pas perçues jusque-là, puisqu'avant ma panne, j'avais un casque sur les oreilles pour écouter de la musique bien forte comme j'aime (Griz,pour ceux qui ne connaissent pas, c'est vraiment à essayer et ça n'a rien à voir avec Grease), histoire d'être sourd avant mes 40 ans. Mais là, avec le problème qui m'est tombé dessus, je l'ai enlevé pour réfléchir.

Les paroles qui me viennent aux oreilles sont d'une intelligence incroyable :


Elle: "Wesh, c'est pas parce que j'ai pas envie de sortir avec un arabe que je suis raciste ! Mais je les aime pas, c'est tout !"

Lui: "Non mais t'es sérieuse là ? Et pourquoi tu les aimes pas?"

Elle : "Bah je sais pas moi, je les aime pas,c'est tout. Vas y, casse pas les couilles, je fais ce que je veux et je nique ta mère !"

Lui : "Me parle pas comme ça,je te savate espèce de sale pute raciste !"

Elle : "Mais arrête, je suis pas raciste, regarde je suis sortie avec Karim et ilest marocain."

Lui : "Bah qu'est-ce que tu racontes alors, tu vois que t'es sortie avec un arabe !"

Elle :"Marocain ! Ça n'a rien à voir avec un arabe !"

Lui: "Mais si c'est pareil, c'est comme les algériens, c'est des arabes ! En plus tu dis ça, mais t'as oublié que tes parents ils sont tunisiens, ça veut dire que t'es raciste avec tes propres parents ! Et même avec toi-même !"

Je ne vais pas vous partager plus que ça leur discussion ethnique, car ils n'avaient pas l'air de bien se comprendre, et surtout, les deux avaient l'air incroyablement stupide et/ou violent. Tout ce que je me dis à ce moment-là, c'est que je préférerais être à des millions d'endroits plutôt qu'ici.

Je n'ai pas le choix : je vais devoir appeler quelqu'un à la rescousse.C'est donc l'ami avec qui j'ai mangé quelques heures avant à qui je téléphone. Sauf qu'évidemment, il ne répond pas. J'en essaye un autre, pareil. Puis un autre, puis un autre. Je me sens comme un pestiféré à qui personne ne veut parler. Un pestiféré qui commence à se les geler malgré le coulis de magma bolognaise qui lui trempe l'intérieur des cuisses.


Enfin, après un quart d'heure à écouter les pathétiques paroles du couple d'énergumène qui ne sait pas parler plutôt que de hurler(et surtout à prier pour qu'ils ne me repèrent pas dans l'ombre des arbres, on ne sait jamais... après tout je suis un babtou fragile handicapé, vous imaginez bien mon état de vulnérabilité), mon téléphone sonne. Mais en une seconde, je réalise que ce qui va être salvateur pour moi est également un énorme risque : ma sonnerie est extrêmement bruyante (cherchez «More Cowbell! » sur YouTube et vous comprendrez...

Je réponds : c'est l'ami avec qui j'ai mangé. Il va venir à la rescousse, mais il en a pour àpeu près une vingtaine de minutes. Je me sens rassuré, je ne vais pas finir frigorifié. Vous allez me dire, une nuit de novembre, ça va il y a pire, mais je vous rappelle que je souffre d'une hypersensibilité au froid et qu'au moment je raccroche le téléphone,mes jambes sont déjà gelées (sauf mes cuisses qui jouissent de la chaleur de la bolognaise encore tiède).

J'attends,de longues minutes, dans la discrétion et la pénombre. J'ai pris la précaution d'éteindre mes phares. Le couple de débiles profonds qui ne sait pas communiquer sans hurler fait toujours des ravages à côté de moi, mais je n'ai pas l'impression qu'ils m'ont vu. Le temps passe encore, je regarde mon portable : ça fait déjà 25 minutes que mon pote m'a dit qu'il en avait pour une vingtaine de minutes. C'est pas que je me les gèle et que je m'inquiète un peu,mais bon...

Une parole fuse à mon intention : je crois que je me suis fait repérer.

Elle: "Hey tema le mec là-bas, il est chelou sur son fauteuil il bouge pas. Il est là depuis tout à l'heure en plus."

Lui: "Mais t'as raison j'espère pour lui qu'il nous écoute pas parce que sinon je le marave !"

Là,je commence vraiment à flipper. Je n'ai absolument pas l'intention de mélanger de la pisse à la sauce bolognaise qui se solidifie peu à peu sur mes cuisses à cause du froid.

C'est à ce moment-là qu'il est arrivé. Le sauveur. Le Messie. Mon ami m'a enfin retrouvé pour me sortir de ce traquenard. À partir de maintenant, nous n'allons plus l'appeler « mon ami » mais Jésus.

Mon fauteuil électrique, quoi que de très bas de gamme (entièrement payé par la sécurité sociale, ils allaient pas me donner la Rolls-Royce des fauteuils roulants), a quand même été conçu intelligemment : en cas de batterie à plat, il y a un système quipermet aux roues de ne plus être bloquées pour être uniquement guidées électroniquement pour qu'elles soient libres, comme sur un fauteuil manuel, permettant à une personne de le pousser. Bien sûr,mon fauteuil est bien plus lourd qu'un fauteuil manuel classique,puisque la batterie elle-même pèse une dizaine de kilos, tout comme chacune des roues, et le châssis doit faire son poids lui aussi.

J'explique à Jésus comment faire passer les roues en mode libre. Seulement, le système qui est situé sur la jante semble bloqué sur celle de gauche. Et bien évidemment, il faut que les deux fonctionnent.Pendant de longues minutes on essaye, on change de mode, on retente.Rien n'y fait. La seule chose heureuse dans tout ça est que durant ce temps, le duo de débilos est parti vers de lointains horizons,nous laissant dans le silence apaisant des arbres.

À l'endroit où je suis, et selon Google Maps, nous sommes à environ 600 m de mon appartement. Jésus se propose de manœuvrer le fauteuilde la manière suivante : il le soulève afin que les roues motorisées (et pour le moment bloquées), qui se situent à l'arrière, ne touchent plus le sol pour qu'il puisse le pousser avec moi dessus en même temps. Les deux roues sont aussi simples que des mots de caddie mais en un peu plus gros, juste de quoi suivre la direction que je veux.

Allons-y, tentons le coup ! Nous avançons lentement mais sûrement, mais je vois bien que Jésus s'essouffle. Nous sommes environ à la moitié du chemin quand il lui faut faire une pause. Là, je ne sais pas pourquoi mais j'essaye de réanimer la batterie. On ne sait jamais.

Le miracle se produit ! Une barrette est réapparue sur l'écran de contrôle ! Ni une ni deux, j'empoigne mon joystick tel un pilote d'avion de chasse et décide de foncer pour grappiller le maximum de terrain. Mais après quelques dizaines de mètres, le funeste bip retentit à nouveau, et quelques secondes après, mon moteur s'éteint brusquement, manquant de me projeter à terre tellement la coupure est violente.

À quelques pas de là, il y a une route à traverser via un passage piéton. On se dit avec Jésus que si on attend quelques minutes de plus, on récupérera peut-être assez de batterie pour le passer. Le reste, il se sent capable de le faire. Mais là, avec les trottoirs,c'est bien plus compliqué que ça ne l'est déjà pour lui. Jésus est un être plein de bonté, mais il n'est pas Hulk ! Sinon, ils'appellerait Jésulk.

Nous attendons donc, puis repartons finalement. Je croise les doigts, et je redémarre le moteur. La barrette clignote. Il faut tenter le coup!

Je m'engage sur le passage piéton. Chaque ligne blanche traversée est l'équivalent pour moi d'un pays pour un migrant syrien. Mais comme le pauvre réfugié qui fuit sa contrée en guerre, je me retrouve coincé devant un mur, à seulement un petit mètre du trottoir synonyme de terre promise. Je me retrouve comme un compte au milieu de la route, en plein passage des véhicules, sans batterie. Jésus a beau essayer de toutes ces maigres forces de me soulever pour atteindre le trottoir, rien n'y fait.

Aux environs de minuit, cette route est habituellement déserte. Bien sûr, il a fallu qu'une voiture se pointe et nous klaxonne sans aucune empathie. Je ne comprends pas : le conducteur a forcément des yeux, des yeux qui sont connectés à un cerveau, un cerveau qui est capable de faire un minimum de raisonnement. Mais apparemment, ce monsieur est aussi capable de réflexion qu'un organisme monocellulaire.

Jésus s'approche de lui pour lui délivrer son message de paix, et récolte en échange un magnifique et puissant « va te faire enculer et dégage de la route ». Jésus, qui est sûrement l'une des personnes les plus calmes que je connaisse, essaye de dialoguer et d'expliquer la situation ô combien délicate. Et aujourd'hui, je vous le dis à tous mes chers lecteurs et lectrices, et sans aucune connotation religieuse : Jésus est un faiseur de miracles.

Par je ne sais quel sortilège, il transforme le conducteur démoniaque en une bonne âme altruiste qui décide finalement de nous venir en aide. À eux deux, ils soulèvent le fauteuil pour me poser délicatement sur la voie piétonne qui conduit à mon appartement.Jésus et moi remercions d'une même voix l'horrible crétin qui s'est mué en adorable citoyen.

Nous finissons tous les deux notre route comme nous l'avions commencé,mais c'est bien plus simple sur un chemin bétonné que sur un sentier boueux et enraciné. Au passage, j'abandonne mon paquet de lasagnes dans une poubelle publique. De toute façon, la majorité de ce délicieux met s'est d'ores et déjà transformée en de multiples coulures marrons sur mon jean qui rappelleront ma première confession infirme à ceux qui l'ont lue.

C'est avec un immense bonheur que nous franchissons tous les deux le pas de ma porte. Il est presque 0h30. Honnêtement, l'issue aurait pu être bien pire, et je suis très heureux d'être rentré. La moralité de cette histoire est que dès que je n'utilise pas mon fauteuil électrique, je dois absolument le brancher à son chargeur.

Depuis ce jour, je considère la batterie de mon fauteuil comme un iPhone.


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