4. Rancune (version éditée)
La fin de la journée se passa sans événement notable. Quand vint l'heure du souper, Thibaud rejoignit la grande salle. Il y trouva son oncle et sa tante ainsi que ses cousins et cousines. Après une nouvelle tournée d'embrassades, ils discutèrent gaiement de choses et d'autres. Peu de temps après, Edwin, lady Judith et ses filles firent leur apparition et la dame de Thurston convia tout le monde à s'asseoir. Pendant que les enfants étaient relégués à une autre table, les adultes s'installèrent sur l'estrade où trônait la table seigneuriale. Lady Judith présida la tablée, encadrée par le baron et son épouse, tandis qu'Alinor était placée à droite de son beau-père et Edwin, à gauche d'Adelise de Fougères. Aileen et Clarie s'assirent en bout de table tandis qu'Emeline prenait place face à Alinor et Sibylla, à côté d'Enguerrand et Clarie. Une fois toutes les dames et damoiselles installées, Thibaud balaya la tablée d'un coup d'œil pour trouver une place. Avisant deux sièges vides, il n'hésita pas et choisit le plus proche de la cadette des filles Thurston. Il s'attabla donc aux côtés d'Emeline et à proximité d'Aileen.
Une fois que tout le monde fut assis, le service débuta et les convives commencèrent à se restaurer tout en devisant. Ayant remarqué qu'une des places restait vide, Thibaud ne put s'empêcher de demander à la cantonade :
— Nous n'attendons personne d'autre ? Pour qui est ce siège ?
Adelise de Fougères fut la plus prompte à répondre et à donner des explications :
— C'est la place de damoiselle Odeline de Verneuil. Mais elle ne descendra pas manger ce soir. Elle est un peu souffrante et préfère demeurer dans ses appartements. Elle se joindra à nous demain, je pense.
Cette réponse provoqua un rictus moqueur chez Edwin qui marmonna : « Si elle pouvait rester encore dans sa chambre, ce ne serait pas plus mal. Au moins nous n'aurions pas à subir ses airs suffisants et sa langue de vipère. »
Thibaud haussa un sourcil interrogateur avant de demander à Alinor :
— S'agit-il de la fameuse fiancée dont nous nous sommes entretenus tantôt ?
— Oui-da, messire Thibaud. Il s'agit de la promise de Gautier, répondit la jeune femme d'une voix étranglée.
Avec un petit sourire d'empathie, le chevalier voulut la rassurer :
— Ne vous inquiétez donc point, milady, mon cousin résoudra cette affaire à votre bénéfice.
Emeline, qui était placée face à Alinor, posa spontanément sa main sur celle de sa belle-sœur et la pressa doucement dans un geste affectueux pour la réconforter.
— Je suis d'accord avec Thibaud, Gautier ne reniera point votre union, Alinor. Il a été très clair à ce sujet. Ne vous rongez pas les sangs à cause d'Odeline.
Après s'être employé à rassurer l'épouse de son cousin, Thibaud discuta une bonne partie du repas avec son oncle et Edwin de manœuvres militaires et politiques. Il répondit aussi aux questions qu'Alinor et sa mère lui posèrent sur Gwenthal ainsi que sur ses habitants. Assez rapidement, il lui apparut qu'Aileen restait étrangement silencieuse. Au fil des discussions, cette impression se confirma et le perturba. S'il n'avait pas senti son regard peser sur lui de temps en temps, il aurait presque pu oublier sa présence tellement elle se faisait discrète dans la conversation.
En effet, la jeune fille ne posait aucune question et ne parlait pas. Elle se contentait de répondre à celles que sa famille lui posait. À plusieurs reprises, il porta son attention sur elle, mais à chaque fois que leurs regards se croisaient, Aileen détournait la tête et l'ignorait. Que se passait-il ? Pourquoi la Saxonne agissait-elle ainsi ? Pourquoi était-elle si différente ? D'habitude, elle était souriante et d'agréable compagnie. Bien qu'elle soit d'un naturel plutôt doux et calme, elle pouvait être bavarde une fois sa timidité initiale surmontée. Or là, elle était loin d'être volubile. On pouvait même dire qu'elle était quasiment muette. Et surtout, elle paraissait l'ignorer, évitant tout contact visuel avec lui. Les rares fois où il avait réussi à accrocher brièvement son regard, il lui avait semblé percevoir une certaine animosité à son encontre. Comme si elle lui gardait rancune d'un fait qu'il ignorait. Lui en voulait-elle toujours pour ce qui s'était passé avant son départ ?
De plus en plus mal à l'aise, le chevalier termina le repas avec moins d'entrain. Il ne savait comment l'expliquer, mais il ne supportait pas l'idée qu'Aileen lui tienne rigueur et qu'elle se montre froide à son égard. Il résolut de lui parler après le souper afin d'éclaircir tout malentendu. Dès que le repas s'acheva, il quitta la grande salle et se posta au début de l'escalier pour l'intercepter quand elle passerait pour rejoindre les étages. Il n'eut pas longtemps à attendre. Dès qu'elle le vit, Aileen baissa la tête et hâta le pas. Comprenant qu'elle n'avait pas l'intention de s'arrêter, Thibaud se décala pour lui couper la route et lui demanda à mi-voix :
— Aileen, puis-je m'entretenir avec vous quelques instants ?
— Je suis désolée, mais je suis fatiguée.
— Damoiselle, s'il vous plaît.
— Je ne vois pas ce que nous pourrions nous dire, messire chevalier.
Et sur ces paroles lapidaires, la jeune fille le contourna pour continuer son chemin, laissant le Normand pétrifié de stupeur.
« Tudieu ! Elle m'a proprement éconduit. Elle n'a même pas tenté de rendre son refus poli ! Si elle croit s'en tirer à si bon compte, elle se leurre ! Je mérite quelques explications tout de même !
Après s'être assuré que personne d'autre ne se dirigeait vers les étages, il s'élança et monta les marches en courant. En entendant les pas précipités qui se rapprochaient, Aileen comprit que le Normand s'était lancé à sa poursuite. Elle accéléra le pas avec l'intention de se réfugier dans la pièce qu'elle partageait temporairement avec Alinor. Gênée par sa robe, elle ne fut pas assez prompte et le chevalier la rattrapa dans le couloir du troisième niveau, avant qu'elle n'ait pu atteindre la chambre de sa sœur. Thibaud l'attrapa par le bras pour l'arrêter et lui fit faire volte-face. Aussitôt Aileen se dégagea d'un mouvement brusque et l'apostropha avec agressivité :
— Je n'ai rien à vous dire, messire !
— Aileen, que se passe-t-il ? Pourquoi réagissez-vous ainsi ? On dirait que vous me gardez rancune de quelque chose dont j'ignore tout.
— Vous ne manquez pas de toupet pour oser faire l'innocent !
— Que vous ai-je fait pour mériter que vous me battiez froid subitement ?
— Seriez-vous devenu sottard, messire ?
— Aileen, je ne comprends pas. Je ne vous ai rien fait, je...
— Effectivement vous n'avez RIEN fait ! À part m'humilier et me blesser bien entendu.
— Que ? Quoi ? Quand vous ai-je humiliée ?
— Vous avez la mémoire bien défaillante !
— Je vous en prie Aileen, dites-moi à quel moment j'ai été désobligeant avec vous. À quelle occasion ?
La poitrine oppressée par l'émotion et luttant contre les larmes qu'elle sentait proches, la jeune fille laissa libre cours à son ressentiment :
— Et vous osez demander quand ? Lorsque vous me traitez comme une enfant, vous m'humiliez ! À chaque fois que vous êtes condescendant avec moi, vous me blessez !
— Si je vous ai donné l'impression d'être condescendant avec vous, je m'en excuse. Croyez bien que ce n'était pas intentionnel de ma part. Mais je ne vous ai jamais traité comme une enfant !
— Alors pour quelle raison m'avez-vous rejetée avant votre départ ? Pourquoi m'avez-vous dit que j'étais encore une enfant ? cria Aileen en lui martelant la poitrine.
Thibaud, surpris par la virulence de la jeune fille, la ceintura de ses deux bras pour l'immobiliser avant de se défendre :
— Vous n'êtes plus une enfant, Aileen, mais vous êtes encore très jeune et...
Il n'eut pas le temps de continuer, car elle se hissa sur la pointe des pieds, puis posa sa bouche sur la sienne. Quand il sentit ses lèvres tremblantes contre les siennes, Thibaud perdit instantanément le fil de ses pensées. Il la serra contre lui et lui retourna un baiser affamé. Tandis qu'il explorait la bouche de la jeune fille avec avidité, il sentit un brasier s'emparer de lui. « Corne de bouc, c'est si bon ! » Il voulait l'embrasser encore et encore, la garder dans ses bras, plaquée contre lui. Il avait envie de la caresser, de l'allonger sous lui. Mais il n'en avait pas le droit. Elle était trop jeune, trop innocente pour qu'il en fasse sa maîtresse. Il n'avait pas le droit d'abuser de son inexpérience. Elle n'était pas pour lui ! Elle méritait mieux qu'un soldat volage, sans terre et sans biens.
Au prix d'un énorme effort de volonté, il mit fin aux baisers brûlants qu'ils échangeaient depuis quelques minutes et murmura contre sa bouche :
— Aileen. Non ! Il ne faut pas, ma belle.
Sourde à ses protestations, la jeune fille passa les bras autour de son cou et se serra davantage contre lui en gémissant son prénom. Le chevalier ne put résister davantage. Avec un grognement de désir, il l'empoigna aux hanches pour la plaquer dos au mur et se presser contre elle. Satisfaite de la réaction du Normand, Aileen se laissa faire sans protester et lui rendit ses baisers sans réserve. Au bout de quelques minutes, Thibaud se fit violence pour s'éloigner d'elle. Il s'écarta en haletant :
— Non... Aileen... Ce n'est pas correct... Nous n'avons pas le droit.
— Et pourquoi donc ?
— Ce n'est pas acceptable.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Ça ne se fait pas.
— Tout le monde le fait ! Les serviteurs, les villageois et même vos soldats profitent des couloirs et des endroits isolés pour embrasser les femmes. Quand ils ne les culbutent pas !
— Aileen ! s'écria-t-il scandalisé. Vous ne devriez pas avoir connaissance de cela.
— Je ne suis pas une oie blanche, ne vous en déplaise. Je sais ce qu'il se passe autour de moi.
— Ce n'est pas parce que vos vilains se conduisent ainsi que vous devez les imiter.
— Je ne vois pas pourquoi cela serait acceptable pour les autres et pas pour nous, contra Aileen.
— Un chevalier ne doit pas se comporter comme cela avec une jouvencelle. Et une damoiselle de votre rang ne doit pas se laisser embrasser ainsi, la tança Thibaud. Vous êtes jeune et innocente, vous ne savez pas où cela peut mener.
— Arrêtez de toujours me renvoyer mon âge au visage !
— Aileen, vous n'avez que seize ans et...
— Non ! J'ai eu dix-sept ans la semaine dernière ! Je ne suis plus une enfant depuis longtemps ! La plupart des femmes de mon âge sont déjà mariées ou promises, voire mères.
Une expression chagrine sur le visage, Thibaud tenta de se justifier :
— Aileen, vous êtes...
— Non ! Laissez-moi finir ! J'en ai assez que vous passiez votre temps à me considérer comme une enfant. Vous ne voulez peut-être pas vous en rendre compte, mais je suis une femme. Et si vous souhaitez continuer à vous aveugler, grand bien vous fasse ! D'autres seront sûrement plus avisés que vous !
Et sur ces mots coléreux, Aileen le repoussa brutalement et courut jusqu'à la porte de la chambre d'Alinor qu'elle referma derrière elle en la claquant.
Sottard : idiot.
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