Chapitre 1 : Ce présent pour ce passé
C'était au sein d'une nuit froide d'hiver, à l'intérieur d'un appartement simple mais chaleureux, qu'une touffe grise s'activait.
De très subtils flocons de neige tombaient du ciel dans une descente gracieuse, tournoyant sur eux-mêmes lentement, légèrement poussés par les brises d'un vent calme.
Il était vingt heures, un milieu de soirée comme les autres, pourtant, ce n'était pas tout à fait le cas.
Ici, dans ce petit immeuble à Abondance, en France, un certain Jack Horns bougeait en tous sens. On pouvait dire que malgré son âge, bientôt soixante-trois ans, il n'avait rien perdu de l'entrain de sa jeunesse.
Ainsi, il allait lentement mais sûrement de la salle de bain à la chambre, de l'entrée à la chambre, du salon à la chambre ; la valise sur le lit de la pièce à dormir n'en finissait plus de se remplir. Demain, il partait sur les chemins de fer, des bagages étaient donc de mise. Le vieux bonhomme s'en allait pour deux jours en Pologne.
Voyage de plaisance ? Diantre non, mais peut-être bien que si. Tout ça n'était que point de vue. Jack, connu pour en avoir un tout à fait clément, s'abstiendrait pourtant de décrire son expédition comme jouasse. Il retournait sur les traces de son passé, d'une partie de sa vie assez miséricordieuse qu'il affublerait de l'adjectif dramatique.
Pourtant, le voyage était le fruit même de sa volonté. C'était justement parce qu'il n'était pas de plaisance qu'il devait y aller, pour faire changer les choses. Les faire redevenir comme avant, plus précisément...
Le vieux bonhomme eut un sourire triste sur le visage, tirant doucement les rides preuves de sa maturité ici-bas. Il se savait ce petit côté rêveur mais s'amusait toujours à l'observer, à le réaliser. Il fallait dire qu'un homme âgé comme lui, comme Jack aimait à le dire, n'était plus tout jeune et se laissait facilement aller aux pays de l'imaginaire.
"Ça fait pousser des ailes, ça brise les barrières limites du corps, limites du physique. Ça donne au psychique toute sa grandeur, toute l'étendue qui fait de elle, elle."
Un discours que Jack tenait souvent avec un vieil ami à lui. Même parti maintenant, le Horns n'oublierait jamais Dan, un britannique rudement sympathique, un peu trop rêveur peut-être mais il semblerait bien que ce côté-là de Dan avait contaminé le vieil homme. Comme un souvenir à son frère d'armes emporté par le chant du métal, Jack avait gardé de lui à la fois des souvenirs mais aussi son comportement bien plus porté sur l'imaginaire.
Maintenant qu'il l'expérimentait, Jack pouvait assurer sans honte que si seulement il avait su combien c'était ressourçant, il l'aurait fait avant. Le psychique était au-delà de toutes règles, toutes physiques. Il était propre à chacun, comme un jardin secret rassurant que nul ne pouvait pénétrer si ce n'est son auteur. Le Horns y avait très vite pris goût, peut-être trop lui aussi, finalement.
Oui, sûrement trop.
En laissant échapper un rire tout à fait doux et calme, Jack reprit contenance. C'était bien beau de s'envoler dans l'imaginaire mais il fallait bien revenir sur Terre de temps en temps tout de même.
Voilà une phrase qu'il se rappelait avec sorti de bien nombreuses fois à Dan...
Toujours avec sa lenteur apaisante, le Horns ferma sa valise à présent prête. Il la fit ensuite rouler vers l'entrée de son logement.
Puis, il se laissa à s'en aller dîner. Son pot-au-feu accompagné de sa salade de pommes de terre devait être prêts à présent.
Toujours avec ce calme qui le caractérisait tant, Jack partit chercher de quoi préparer la petite table à manger servant de séparation entre la salle de dégustation et le salon mitoyen. Pour y accéder, le vieil homme avait traversé le couloir beige qui joignait la salle de séjour à l'entrée. Fatalement, il était passé devant sa chambre, à droite de la porte principale et devant sa salle de bain, quelques mètres plus loin.
La cuisine, elle, était une petite pièce annexe à droite de la table, séparée par une porte coulissante, qui sentait divinement bon la préparation en cours. Mélangée à son charme bien à elle, ça la rendait tout à fait charmeuse pour les vieux yeux paisibles de Jack. Ses murs beiges, décorés à hauteur d'un mètre environ du sol d'une bande orangée lui donnait un côté tout à fait chaleureux tout en restant simple. Les placards, meubles et le plan de travail qui l'ornaient étaient eux, d'un blanc immaculé, seules leurs portes arboraient une teinte plus jaunâtre en accord avec les parois.
Le reste de l'habitation partageait ces murs beiges et doux, avec pour sol, un parquet gris clair.
C'était simple, agréable et douillet, rien ne dépassait, tout était à sa place.
Il faut dire que Jack était un homme méticuleux, aimant la propreté et les choses bien rangées ; son logement impeccable en était la preuve. La petite Alice, gardienne de l'immeuble du haut de sa fin de vingtaine aimait en plaisantant dire au vieil homme qu'il était d'un perfectionnisme assez sidérant, presque maladif. Et que, ironisant, le voisin, Léon, tout ce qu'il y a de plus désordonné avec sa tignasse rousse incoiffable et ses lunettes tordues, aurait tant à lui apprendre.
Jack et Alice n'en finissaient pas de rigoler ensemble lorsqu'ils venaient à partager un café lors de leur rendez-vous habituel de fin de semaine. C'était leur rituel, permettant au vieil homme de profiter de la compagnie d'un autre tandis que ça rassurait toujours la petite femme brune aux yeux noirs de vérifier l'état du doyen de son immeuble.
Jack en sourit alors qu'il portait une première fourchette de salade à sa bouche.
Il avala rapidement son entrée avant de passer au pot-au-feu. Le repas était bon, peut-être un peu fade sans Lina et Williams. Eux qui passaient si régulièrement manger chez lui avec leur nouvelle arrivante ; un bébé prénommé Mira. Jack ne saurait dire si c'était par gentillesse ou par une sorte de pitié mais il n'empêche que leurs visites lui faisaient toujours un bien fou.
Ainsi, le vieil homme s'amusa à se dire qu'il fallait qu'il en profite pour une fois qu'il était tranquille.
Le Horns eut un léger rire doux.
Le sourire au visage, finissant son repas, il pensa. "Qu'il en profite ?" Comme si. Lina et Williams avec leur fille, Mira ainsi qu'Alice étaient devenus en quelque sorte sa nouvelle famille.
La sienne de sang n'était après tout plus à ses côtés. Ses parents à lui n'étaient plus de ce monde. Sa mère était morte à la naissance de sa petite sœur, cette dernière mourant à son tour quelques années plus tard. Son père était décédé, lui, pendant la seconde guerre mondiale en tant que civil.
Et dire qu'ils avaient été heureux de constater que trop vieux, le paternel n'était pas demandé comme soldat pour cette nouvelle tuerie. S'ils avaient su que ça n'avait fait que retarder le coup de feu.
Mais ils n'auraient pu le prévoir et au moins, ils avaient pu passer deux ans de plus ensemble. Jack savait la chance qu'il avait eu de pouvoir en profiter.
Alice, sa gardienne et amie, n'avait, elle, pas eu ce privilège et rien que pour ça, le Horns ne se plaindrait jamais de sa situation, pas familiale en tout cas. C'était d'ailleurs bien à cause ou grâce à ça, à ce paternel enlevé à la petite femme que Alice et Jack étaient devenus si proches.
Le vieil homme revoyait en sa gardienne sa cadette, morte d'un cancer quelques mois avant le début de la guerre, une petite pleine de caractère et de franchise. Une sorte de bouffée d'air frais aussi vif que parfois brutal ; une authenticité singulière en tout cas.
Le vieil homme avait perdu sa petite sœur, Alice son père. En quelque sorte, ils se complétaient et tissaient avec un nouveau fil de soie ce qui avait été déchiré par une faux pressée.
De leurs côtés, Williams, Lina et Mira représentaient les enfants et petit enfant que Jack n'aurait jamais.
L'arrivée de Mira n'avait fait que renforcer le lien entre Jack et les deux adultes, du tout le froisser comme redouté. Il fallait dire que c'était assez exceptionnel combien dont la fillette s'était attachée au vieil homme dès les premiers instants, comme un véritable grand-père et sa petite-fille.
Williams et Lina n'en finissaient plus de s'attendrir de ce lien entre la prunelle de leurs yeux et leur ami à qui la vie n'avait pas franchement fait de cadeaux.
Ainsi, Jack pouvait le dire sans honte, sa famille recomposée était à l'heure d'aujourd'hui, son plus beau trésor.
Elle n'était peut-être pas des plus extraordinaires, assez réduite mais c'était bien là tout ce dont avait besoin le Horns. Son entourage n'était pas nombreux, pourtant plus précieux que sa propre vie à ses yeux et Dieu seul sait qu'il n'utilisait pas ces mots à la légère.
Jack était un vieil homme satisfait et heureux de son quotidien simple mais chaleureux et empli de bonheur à ses yeux matures.
Pourtant, il manquait un élément pour dire qu'il était comblé. C'était bien ça qu'il partait tenter d'aller le chercher en Pologne le lendemain.
Son repas fini, le vieil homme s'attaqua à la vaisselle. Étant seul, elle ne dura guère longtemps. Puis, il partit dans la salle de bain pour y faire sa toilette. Il en ressortit bien vite, propre et en pyjama.
Le reste de la soirée se résuma à la lecture d'un roman policier que le Horns appréciait tout particulièrement avant de finalement éteindre les lumières.
À vingt-et-une heure trente, Jack se laissa finalement aller aux bras invitants de Morphée. Il devait bien dormir, il aurait besoin de toute sa tête pour les jours qui s'annonçaient.
XXX
Le lendemain matin arriva bien vite. Les rayons du soleil levant et de l'Aube pointant comme réveil, Jack fut tiré du pays des rêves à six heures.
De là, il ne cessa de bouger en tous sens. Les longues matinées dans le lit, le vieil homme ne les connaissait pas. Lui était habitué aux levers rapides et à une journée tout autant productive derrière. Il avait besoin de bouger, et ce, depuis aussi loin qu'il s'en souvienne.
Ainsi, il était de suite parti petit-déjeuner, deux biscottes à la confiture de fraise et une tasse de latte comme nutrition. C'était tout à fait classique comme premier repas de la journée mais Dieu seul sait combien Jack l'adorait. Simple mais pourtant si réconfortant ; tout à son effigie au final.
Puis, fut venue l'heure de la toilette avant celle de se vêtir.
A sept heures, voilà déjà que son appartement était impeccable et lui fin-prêt. Plus qu'à attendre Alice.
Cette dernière s'était dévouée de bon cœur pour l'accompagner à la gare du village, ne pouvait décemment pas laisser son vieil ami marcher sous la neige, chargé comme il l'était. Elle ne se fit d'ailleurs guère attendre. A peine une minute après, la porte d'entrée reçut plusieurs légers coups qui résonnaient doucement à l'oreille de Jack.
Ce dernier se leva doucement de sa chaise avant de partir ouvrir à sa fille de cœur. Un sourire tout à fait sincère et tendre décorait son visage alors que se dévoilait Alice, son air toujours aussi énergique et enthousiaste au visage.
- "Prêt ? demanda-t-elle.
- Prêt, répondit le vieil homme en attrapant parallèlement une canne dans son placard de l'entrée.
- Alors c'est parti ! Je te prends ta valise."
Et quand Alice disait que c'était parti, ce n'était pas un euphémisme. Aussitôt dit, aussitôt fait comme le disait cette expression populaire, les voici déjà dans la voiture de la femme, roulant vers la gare entourée par le blanc de la poudreuse fraîche.
Encore aujourd'hui, la femme aux côtés du vieil homme était magnifique.
Ses courts cheveux blonds tombaient sur ses épaules comme un roi sur son trône. Ses traits fins rendaient son visage tout à l'effigie d'une reine à l'air aussi vif qu'imprévisible que ses yeux bleu saphir ne faisaient que renforcer. Pour parfaire son portait, Alice avait une silhouette assez petite mais svelte qu'une robe bleue, assortie à son regard habillait. En dessous, un épais collant taupe que des bottes brunes molletonnées cachaient à demi. En dernière couche, un manteau beige tout à fait simple pour la préserver du froid.
Comme un vrai père, Jack pouvait s'avouer sans crainte ressentir de la fierté vis-à-vis de ce que la femme était ; un vrai diamant brut où le physique n'avait rien à envier au mental.
Un sourire fier se dessina sur les lèvres de Jack.
Bientôt, la gare était en vue et Alice partit se garer. Elle veilla à ce que son aîné ne glisse pas sur les quelques plaques de verglas présentes mais l'habitude de ce qu'était la vie ici laissa le vieil homme tout à fait maître de ses mouvements. La femme se contenta donc de tirer la valise à sa suite.
De là, ils n'eurent que le temps de se présenter à l'accueil avant que n'arrive le train.
- "Jack, je te souhaite bonne chance. Je t'attendrai à ton retour, assura la femme en aidant son père de cœur à monter dans le véhicule.
- Merci ma fille, et à bientôt, sourit le grand-père avant que les portes ne se referment entre les deux sourires qu'esquissèrent les membres de cette famille recomposée."
Le train se mit alors à avancer sur les chemins de fer et le visage d'Alice à s'éloigner.
Le voyage commençait.
XXX
Jack Horns soupira en se retournant encore une fois dans son fauteuil.
Que ses vieux os, comme il aimait à le dire, lui faisaient mal. Il n'y avait pas à dire, le voyage promettait d'être long dans ses sièges peu confortables, rien que cette moitié de trajet était déjà on ne peut plus pénible.
Onze heures que Jack était monté dans le train et pourtant, il n'en avait pas besoin de plus pour mettre sa patience et son vieux squelette en difficultés. Bon Dieu que le confort de son lit lui manquait. Enfin, il n'allait quand même pas se plaindre de la conséquence de son choix tout de même, ce serait le comble pour une vieille âme comme lui.
De toute manière, il avait déjà passé la frontière entre la France et l'Allemagne. Voyageant maintenant dans ce pays, Jack était à plus de la moitié du chemin.
Le vieil homme en rirait presque en voyant ce qu'il s'infligeait. Et quel vieillard ronchon il faisait à se plaindre ainsi, Alice lui en tiendrait trois couches en le traitant de petit vieux négatif.
Enfin, pour le moment il était seul, laissant ses yeux ridés observer avec pacifisme les décors qui défilaient par les vitres du train.
Jack avait quitté la neige au petit matin pour la pluie à midi lors de son déjeuner préparé au préalable, finissant finalement sur un magnifique coucher de soleil derrière de somptueuses forêts.
Il était heureux d'avoir eu une telle vue. Le sourire étirant son visage le prouvait bien avec simplicité mais authenticité.
Enfin, il était tout de même bien triste d'avoir fini son livre. Mais après tout, toute bonne chose a une fin.
Ce fut finalement en souriant à son voisin de siège qui s'en allait au prochain arrêt que le vieil homme laissa dans un coin de sa tête qu'il devait absolument raconter la fin de son livre à Lina. Cette dernière le lui avait demandé et il se faisait toujours un plaisir de répondre à ses demandes littéraires. Il faut dire que les deux adultes ciblés étaient des mordus de lecture qui une fois lancés, avaient toutes les peines du monde à s'arrêter.
"Et pas un pour rattraper l'autre", comme le disait si bien Williams, le mari de Lina en rigolant toujours.
Le vieil homme se sentit devenir tout chose.
Ce qu'il devenait sensible et mélancolique avec l'âge, plus il se rapprochait des derniers pavés de la vie et plus il le remarquait.
Il allait finir fleur bleue si ça continuait, pensa Jack en agrandissant le sourire qu'était le sien. Ses iris plongés de nouveau dans le paysage, il laissa son imaginaire reprendre le dessus. Ce que Dan se moquerait de lui s'il le voyait, rêveur comme il devenait.
Assis à son siège d'un gris taupe, Jack était positionné à droite de la fenêtre. A gauche, il y avait eu jusqu'à encore quelques minutes Marianne, une française d'une trentaine d'années. Une très bonne compagnie qu'avait eu le vieil homme jusque-là. Cependant, la femme l'avait quitté à quelques gares de la frontière de l'Allemagne à la France.
Maintenant, la place à ses côtés était vide alors que les dix-neuf heures sonnaient. Ce fait se fit d'ailleurs ressentir par les autres passagers du wagon, soit devant lui puisque le Horns était au fond du wagon, soit à côté de lui, espacé de sa rangée par le couloir entre les rangées de sièges.
Les dîners sortaient tour à tour sur les petites tablettes dépliantes qui sortaient du dos des fauteuils.
Jack ne se fit pas prier non plus alors qu'il se levait de son siège pour aller attraper son sac à repas dans les porte bagages en hauteur. Une fois celui-ci attrapé, il se rassit doucement, toujours à côté de cette fenêtre à l'égal d'une télévision muette mais forte attrayante.
Il ouvrit finalement de ses doigts sa boîte à repas et dégusta avec ce sourire qui le caractérisait tant, le sandwich qu'il s'était préparé au petit matin.
Le repas fini, Jack rangea ses affaires avant de s'essayer à dormir pour faire passer le temps. La nuit avait eu raison de sa télévision maintenant éteinte.
Les vingt heures sonnaient et déjà, une grande partie des passagers du wagon s'était décidé à dormir.
Et ce fut ainsi que le train continua à rouler sur ses chemins de fer, bravant la pénombre et le soleil devenu Lune.
Jack rêva dans son sommeil.
Il se revoyait quelques semaines plus tôt, en compagnie de Lina, Williams et de la petite Mina. L'homme de la famille s'en était allé endormir le bébé alors que la mère restait avec le vieillard que le Horns se disait être.
Les conversations défilaient entre eux dans cette petite maison que la famille avait achetée il y a peu. Et c'était ici, ce soir même que Jack avait pris sa grande décision suite aux réflexions de Lina.
Cette dernière était triste qu'une personne si gentille soit si seule, parce que c'était le mot, Jack Horns était un vieil homme solitaire à l'intérieur.
Lina, Williams, Mina et Alice avaient beau être là, le pauvre homme n'avait personne d'autre. Personne de son âge. Personne de son temps. Personne ayant le même vécu. Personne à qui se confier réellement.
Lina savait que Jack en avait besoin, avait ce besoin de vider ce sac sur son passé bien qu'il dise le contraire derrière ces excuses de "le passé est le passé et rien ne pourra le changer".
La femme était d'accord avec le principe mais pourtant d'un avis quelque peu différent. Le passé était passé mais le présent permettait de changer le regard que l'on portait justement sur ce passé. Ce qui était fait était fait, seulement Lina était convaincu que les sentiments qui accompagnaient les pellicules de la vie pouvaient être influencés et modifiés par le pouvoir de l'instant présent.
Peut-être se noyait-elle dans l'imaginaire mais une chose était certaine, Jack ne se délivrerait jamais de son passé s'il ne bougeait pas. A défaut de se confier puisque Lina savait que le vieil homme ne le voulait pas, sa peur de choquer et le simple fait qu'il ne serait jamais vraiment compris par quelqu'un n'ayant pas vécu ce qu'il avait vécu comme freins, le Horns avait d'autres moyens de changer les choses.
Ce fut alors qu'une idée lui était venue.
Et si Jack retournait sur les traces de son passé ? Et s'il revoyait d'un œil nouveau son passé ? Et s'il changeait les choses...
Quelle ne fut pas la joie de Lina en remarquant que Jack avait semble-t-il déjà eu la même révélation. Il semblerait qu'il ne lui manquait qu'un coup d'envoi et la femme venait de le lui envoyer.
Et voilà que quatre semaines plus tard, Jack était sur les routes vers la Pologne.
Ce que la vie pouvait être impatiente parfois.
Enfin, pour le moment, le Horns avait enfin trouvé le sommeil et se laissa bercer par Morphée jusqu'au terminus du train prévu pour trois heures du matin.
Elles passèrent décidément bien vite.
Il soupira en sortant du sommeil, le train s'étant arrêté.
Il était arrivé à Cracovie, ville à l'Est de sa véritable destination qu'il finirait par rejoindre plus tard. Jack était en Pologne, de retour dans ce pays après plus de cinquante ans à le fuir du mieux qu'il l'avait pu. Son vieux cœur s'accéléra à cette pensée alors qu'il descendait du train, ses bagages en mains.
Ses yeux se perdirent dans cette gare. Ainsi, le voici donc revenu. Il n'y aurait jamais cru il y a encore quelques années de ça.
Retrouvant son sourire mélancolique, Jack tira sa valise derrière lui vers la sortie. Son hôtel se trouvait tout près normalement, il n'avait qu'à suivre sa carte éclairée par les lampadaires de cette jolie ville silencieuse. Sans peine et en seulement dix petites minutes, le Horns trouva son hébergement pour les deux prochains jours, qui était une sorte de petite auberge en bois clair tout à fait accueillante.
Le vieil homme s'y présenta à l'accueil ; une femme aussi gentille que son hôtel était agréable, se chargea de lui présenter sa chambre en lui souhaitant ensuite une bonne fin de nuit. Jack ne se fit pas prier et après avoir rapidement déballé ses affaires sur les quelques étagères qui couvraient les murs blancs, se laissa tomber sur le lit grisé.
Morphée revint rapidement le chercher alors que Jack avait juste eu le temps de changer ses vêtements pour son pyjama et de se faire une rapide toilette. Ainsi, il se laissa aller à un sommeil sans rêves ni cauchemars, simplement réparateur et qui le préparait à la rudesse du lendemain.
Il allait en avoir besoin.
Le lendemain le ramènerait à ce qui l'avait traumatisé ; le camp d'Auschwitz et son horreur.
XXX
Le réveil se fit à sept heures ce matin-ci pour Jack. Le soleil éclairait sa chambre de sa douce lumière chaude. Instantanément, le vieil homme se mit en mouvement.
Il partit prendre une douche, s'habiller puis petit-déjeuner. Ensuite, il s'en alla refaire son lit et finir d'organiser ses bagages.
Ce fut à ce moment-là que l'ampleur de ce qu'il allait revoir frappa le vieil homme.
Jack en frissonna alors qu'il venait de fermer sa valise grise pour la ranger dans un coin jusqu'à ce qu'il reparte. Ses doigts osseux, usés par le temps restèrent figés dans le tissu rêche du bagage. Ses yeux verts, légèrement ridés fixaient la même chose sans véritablement la voir.
La réalité se dressait devant lui comme un immense mur prêt à l'écraser.
Ce qui défilait devant ses iris verts n'était guère le gris de sa valise, non, c'était sa propre personne qu'il revoyait. Complétement dans l'imaginaire, dans ses souvenirs plus précisément.
Maigre, laid, sale, affamé, décharné, pâle et habillé de ce pyjama rayé décoré d'un immonde triangle rose. Voilà comment il se revoyait.
Ce prisonnier d'Auschwitz.
Jack souffla pour reprendre contenance. Clignant plusieurs fois de ses yeux matures d'expériences en tout genre, les images de son passé se dissipèrent tel un mirage lointain. C'était fini maintenant.
Il n'était plus enchaîné. Exploité comme un esclave par tous les temps, ni frappé.
Heureusement, c'était fini. Jack avait cessé de faire tomber des larmes salées devant les maudits mots de sa prison ; "le travail rend libre".
Il était libre. Avait obtenu une retraite tout à fait acceptable pour en vivre après avoir obtenu un travail en rentrant en France, et avait acquis un logement confortable. Il pouvait manger à sa faim, boire à sa soif, dormir autant qu'il le souhaitait dans un lit confortable et sortir quand le besoin s'en faisait sentir.
Son présent n'avait plus rien à voir avec son passé infernal.
Ça ne faisait pourtant que confirmer la dureté de son vécu. Auschwitz était la matérialisation de l'enfer sur Terre, Jack en était convaincu, et était bien heureux d'avoir pu finalement s'y échapper.
Pourtant, il fallait qu'il y retourne.
L'idéologie nazie avait su le configurer à son effigie, lui voler ce qui faisait de lui, lui, la violence et la démagogie comme alliées. Son triangle rose flottait toujours au-dessus de lui comme une épée de Damoclès prête à chuter à tous instants.
Le tribut ?
Sûrement celui d'avoir renié pendant près de cinquante longues années ce qui lui avait valu sa peine.
Si ce n'était pas la preuve même de la violence de son passé. Le passé d'un ex-prisonnier, d'un homme qui avait eu besoin de déverser sa peine pour survivre sur quelqu'un, quelque chose, et quoi de mieux que ce qui lui avait fait vivre l'enfer ? Son triangle rose ne l'avait jamais vraiment quitté puisqu'il était à la fois le cadenas empêchant son être d'être entier mais aussi la bulle maintenant ses sombres souvenirs dans une poche fermée, à l'écart de sa vie d'aujourd'hui.
Jack devait se débarrasser autant de la bulle que du cadenas, sinon, c'est son être même qu'il dénigrerait et ainsi, il donnerait raison à ceux qui l'avaient violenté.
Il le devait et c'était bien pour ça qu'il était là, à huit heures, assis dans ce bus pour deux heures de trajet de Cracovie à Auschwitz.
Le Horns était fin-prêt à faire changer les traces que laissaient son passé sur son présent.
XXX
Le pauvre dos de Jack n'avait même pas eu le temps de se remettre de l'éprouvant voyage d'Abondance à Cracovie que le voici déjà dans un autre transport. Et dire qu'il y a quelques heures à peine de cela, il était encore dans le train, finissant péniblement ses vingt heures et quelques de trajet. Il ne l'aura pas volé son retour sur les traces de son passé, pas avec ces deux heures de voyage qu'il devait supporter dans un bus maintenant pour rejoindre le Sud-Ouest de la Pologne.
Jack en rigola intérieurement, toujours ce côté très calme en lui qui s'amusait de ce que sa personne devenait ; un petit vieux spectateur de la vie.
Ses yeux observèrent le paysage par les fenêtres. Que les arbres qui longeaient la route étaient beaux, le vieillard qu'il était ne finissait pas de s'en émerveiller. Comme la nature était donc splendide, si poétique comme un théâtre de formes toutes si singulières mêlées à des couleurs qui donnaient à ce paradis tout son caractère, telle la robe d'une danseuse qui donnerait à sa silhouette toute sa grâce, son élégance.
Le Horns ne pouvait décemment pas s'en lasser.
Enfin, Jack aurait d'autres moments pour observer la nature. Pour l'instant, il se concentra sur sa destination non sans perdre son sourire et son humeur fluette cependant. Ça ne servirait à rien.
Le Horns sentait son vieux cœur accélérer au fur et à mesure que les arbres défilaient pour être remplacés par d'autres. Il le savait, le sentait et son corps aussi ; Auschwitz approchait.
Le large sourire du Horns revêtait maintenant de la mélancolie tandis que le bus s'engageait dans la dernière ligne droite vers le parking aménagé face à ce camp devenu lieu de mémoire.
Lieu de souvenirs irait peut-être mieux pour Jack.
Rapidement, le car arriva à bon port et se gara. De là, ses passagers descendirent sur des salutations polies au conducteur.
Le Horns lui sourit doucement avant de quitter le bus pour finir sur ce grand parking quelque peu poussiéreux mais au côté naturel réconfortant.
Pourtant, alors que ses compagnons de voyage se dirigeaient déjà en direction de l'entrée du camp face à eux, Jack était resté immobile. Sa canne entre ses mains pour y soulager ses jambes et son dos sensible, il resta là un moment, ses yeux verts fixant ce qui se dessinait devant lui.
Ainsi donc il était là. Que c'était donc étrange comme sensation.
Il n'était étrangement ni triste, ni tiraillé par la peur, ni non plus angoissé ou particulièrement mal. Non, c'était bien plus complexe, peut-être plus simple que ça.
Jack avait l'impression d'être à la fois un parfait étranger à ce lieu mais aussi garant de souvenirs avec le site, comme une vieille connaissance qu'il retrouverait après un très long temps. Il ne l'avait jamais oublié, sa bulle l'avait simplement rendu presque spectateur et non plus acteur de ce moment de sa vie. C'était comme si ses souvenirs étaient les pellicules d'un film en couleur que ses yeux avaient regardées de loin.
Le Horns se ressentait alors qu'une sorte de mélancolie, peut-être même un soupçon d'intérêt en lui.
Son sourire s'étira légèrement comme s'il riait une nouvelle fois de lui.
Que tout ça était donc bizarre, mais dans tous les cas, il était maintenant plus que persuadé qu'il avait fait le bon choix en décidant de revenir ici. Il y avait très visiblement quelque chose qui n'allait pas, les souvenirs ressentis comme bien trop impersonnels de sa vie le prouvaient bien. Jack devait réunifier son passé pour son futur, et pour cela, reprendre possession entière de sa mémoire ne serait pas la seule chose à faire.
S'accordant encore quelques secondes de contemplation lointaine de l'entrée d'Auschwitz Birkenau ou Auschwitz II, le vieil homme inspira longuement pour se donner confiance.
Il allait revisiter ce camp, cet endroit qui l'avait vu souffrir, être torturé, être exploité de force, pleurer, se faner. Comme chaque survivant, il en avait été traumatisé, et s'enfermer dans une bulle était bien la seule échappatoire qui lui était restée.
Si certains avait besoin au contraire de le vivre et transmettre leur vécu pour s'extérioriser, Jack avait été et était de ceux à vouloir oublier, à se faire oublier.
Ce n'était pas pour rien qu'il n'avait jamais parlé de ce sujet à quiconque si ce n'est très rapidement à la famille de Williams et à Alice. C'était les deux seules failles au mutisme dans lequel il s'était enfermé et ça lui allait très bien.
Mais si vouloir oublier était une chose, rendre la vision de son passé différente et plus agréable en était une autre. L'un n'empêchait pas forcément l'autre et ça, Lina avait su le faire comprendre à Jack. Ce dernier allait le faire.
D'un mouvement lent mais déterminé, il releva ses yeux vers le lointain. Là-bas, le vieil homme voyait les bâtiments qui avaient été le théâtre de sa pire souffrance physique, mentale aussi sûrement.
C'était son passé, ce passé qu'il allait refaire sien et enfin affronter au lieu de le fuir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top