Tome 1 - Chapitre 5


C'est quand je l'appelle papa !

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Nous sommes là, sur la plage, dans les bras l'un de l'autre pour un des moments les plus émouvants de ma vie. Mes larmes ont cessé de couler, les siennes aussi, mais il ne me lâche pas pour autant. Je pense qu'il en a également besoin. J'ai le sentiment que cette discussion était nécessaire pour que nous avançons ensemble, tels un père et sa fille. Madeleine avait raison en me disant de lui parler seule à seul et de me confier à lui, elle le connaît tellement bien...

D'ailleurs, j'ai envie de lui poser des questions à propos de Madeleine, mais j'ai peur... Et si... Et s'il se referme, maintenant que l'on a établi un petit rapprochement ? Il doit voir que quelque chose ne va pas, puisqu'il me demande, en me tenant par le bras :

— Qu'est-ce qu'il y a Orphélia ?

— J'hésite à t'en parler...

— Je sais bien que ce n'est pas encore quelque chose d'habituel entre nous, mais je serai content si tu me faisais assez confiance pour m'en parler.

— Père, je veux...

Il m'interrompt en me regardant droit dans les yeux pour me proposer gentiment :

— Et si tu commençais par m'appeler papa.

Je n'arrive plus à bouger, à parler, je me demande encore comment je respire. Mon père veut que je l'appelle papa. Ai-je bien entendu ? Je dois faire une drôle de tête, car il me dit, attristé :

— Je peux comprendre que tu n'en aies pas envie, ou que ce soit trop tôt. Ce n'est pas grave Orphélia, je pensais...

Cette fois-ci, c'est moi qui lui coupe la parole :

— Non père... Ce n'est pas ça ! Je veux dire que...

Je suis tellement émue que j'en bafouille. J'essaie de contrôler ma respiration et de reprendre ma phrase.

— Ce que je veux dire, c'est que tu m'as surprise, ça fait vingt et un ans que je t'appelle père et là, tu me demandes de t'appeler...

— Ça ne te fait pas plaisir ?

— Oh si père... Je suis désolée, murmuré-je en baissant les yeux.

J'ai envie de me frapper là, de ne pas pouvoir lui dire papa, alors que j'en meurs d'envie. Allez Orphélia, souffle, respire, ce n'est pas si dur que ça de dire papa.

J'essaie de m'en convaincre en me disant que des millions d'enfants appellent leur père papa et que ça ne leur pose pas de problème, à eux. Alors pourquoi moi, je n'y arrive pas ? Je baisse les yeux, les ferme et ouvre la bouche, mais aucun son ne sort.

Allez Orphélia, fais un effort, essaie encore...

Je respire, j'ouvre la bouche.

— Papa, soufflé-je.

Je ne sais même pas s'il m'a entendue, tellement j'ai parlé doucement, mais ça y est, je l'ai dit, j'y suis arrivée ! J'ouvre les yeux, relève la tête et ce que je vois me donne encore envie de pleurer, mais ce n'est pas possible, je ne sais faire que ça, aujourd'hui.

Son regard voilé par les larmes se verrouille au mien et il m'annonce, la gorge nouée :

— Tu l'as dit...

— Oui... Papa, répété-je d'une voix plus affirmée.

Il me prend dans ses bras, me chuchote un merci puis me fait un baiser sur la tempe. Ce moment est tellement fort entre nous que plus rien n'existe, il peut y avoir une tempête, un tremblement de terre ou que sais-je encore, que nous ne nous en rendrions même pas compte.

Nous reprenons notre marche et je lui demande, inquiète :

— Papa ?

J'aime trop le dire, j'aime trop ce mot dans ma bouche. Ça me réchauffe le cœur et je pense que je ne pourrai pas me lasser de le lui dire maintenant, mais...

— Oui, Orphélia, me sourit-il.

— Comment allons-nous faire envers mère ?

Ma question le fait redescendre de son petit nuage.

— En effet, je n'y ai pas réfléchi encore, mais tu as raison, ça ne va pas lui plaire, se renfrogne-t-il.

Je vois que ma question le renvoie dans le monde réel, le monde qu'il s'est construit avec ma mère, ses amis, ses connaissances... Il remet son masque, se rembrunit, réfléchit, souffle fort, très fort même, puis il se tourne vers moi et là, j'ai l'impression de me retrouver à nouveau devant mon père et non plus devant mon « papa ».

Je baisse la tête tristement, passe mes bras de chaque côté de mes côtes en les croisant pour bien enfouir au fond de moi ce moment de complicité si intense que nous venons de vivre. Un moment que j'ai vécu, qui m'appartient mais qui malheureusement n'est plus qu'un souvenir...

Mon père s'en aperçoit sans doute, puisqu'il me dit sur un ton un peu sec :

— Arrête ça de suite, Orphélia.

Je le regarde sans comprendre.

Pourquoi est-ce qu'il me dit ça ? Qu'est-ce qu'il veut que j'arrête ? Il veut déjà que cesse de l'appeler papa ? Ça ne peut être que ça... C'était trop beau, continué-je à me dire dans ma tête.

Voyant que je ne comprends pas le sens de sa demande, il précise :

— Il n'est pas question pour moi de faire machine arrière. Je ne veux plus laisser ta mère régir nos vies comme elle l'a toujours fait. J'apprécie de pouvoir discuter avec toi, d'échanger, de repartir sur de nouvelles bases et par-dessus tout, quand tu m'appelles « papa » mon cœur se remplit de bonheur.

Il me prend le visage entre ses mains.

— Je ne veux plus de ces barrières entre nous. Je veux te prouver que tu peux me parler, me faire confiance, tout comme tu le fais avec Madeleine et comme tu aurais dû pouvoir le faire avec moi depuis longtemps... Excuse-moi, se livre-t-il d'une voix mal assurée.

Ses mains sont toujours sur mon visage. Je dépose les miennes au-dessus et le regarde. Nos yeux se disent tout ce que nous n'arrivons plus à exprimer, sur ces années perdues. Sur ces années où il a été absent, où j'ai pleuré de son manque, où j'attendais un compliment sur mes dernières notes, un regard qui exprimait sa fierté, un geste me prouvant que j'étais sa petite fille adorée, que je comptais plus que tout... Plus qu'elle, plus que ses amis, plus que son entreprise, plus que les apparences.

La colère monte en moi et je lui en veux. Je lui en veux de n'ouvrir les yeux que maintenant. De s'être laissé faire, de ne pas avoir perçu que j'avais besoin de lui, et d'avoir laissé ma mère tout contrôler.

— Aaarrrhhh !

Je serre mes poings, je crie, je hurle, je secoue la tête dans tous les sens. Mes jambes ne me portent plus. Je tombe à genoux sur le sable. Il me regarde complètement perdu, s'approche de moi et tente d'une voix basse :

— Orphélia, calme-toi... Parle-moi.

Malgré son ton de voix rassurant, je ressens de la panique en lui, ne sachant pas comment gérer cette situation. Comment "me" gérer. Mais comment le pourrait-il ?

Je prends sur moi. J'essaie de me ressaisir. Je ne veux pas que mes cris alertent ma mère, bien trop prise par l'organisation de mon anniversaire, ou bien Madeleine, qui doit se ronger les sangs en sachant la teneur de notre discussion.

Je ne veux pas que l'on nous dérange. Je veux continuer de lui parler, lui avouer ce que je ressens, lui dire tout le mal que ça m'a fait, lui dire, lui dire... Je me relève, avec je ne sais quelle force et lui lâche tout ce que j'ai sur le cœur.

— Mais tu ne comprends pas, papa, que ça fait des années que j'attends cela. Que ça fait des années que j'en rêve, que ça fait des années que je souhaite que tu sois un père. Mon père, mon papa. Un papa à qui je pourrais parler en rentrant de l'école, un papa qui jouerait avec moi, un papa qui m'emmènerait en balade, un papa qui mangerait avec moi tous les soirs, un papa qui me raconterait une histoire le soir pour m'endormir, un papa qui me ferait des bisous, un papa... Un vrai papa.

J'éclate en sanglots, tout en lui martelant le torse de mes poings. Tout ça, c'est trop d'émotions pour moi.

Mon père fait un pas, mais s'arrête de peur que je ne le repousse, puis voyant que je n'en fais rien, me prend dans ses bras et me réconforte. Il me cajole comme on console une enfant, en lui parlant doucement, en lui caressant les cheveux, en la berçant, en l'embrassant... Il s'excuse, encore et encore, jusqu'à ce que je me calme.

— Je suis tellement désolé, me confie-t-il complètement désarmé, ne sachant sans doute pas quoi dire ou quoi répondre à tout ce que je viens de lui déballer.

Nous restons dans les bras l'un de l'autre.

Puis, dans un soupir, il me confirme :

— Tu as entièrement raison Orphélia, je n'ai pas été un père. Mais j'ai toujours été ton père. Pas celui dont tu rêvais, ou celui dont tu avais besoin, ou même celui qui te montrait tout l'amour qu'il a pour toi... C'est vrai. Mais maintenant je suis là. Tu m'entends Orphélia ?

Prenant mon menton dans sa main pour que je le regarde, il continue :

— Je suis là à présent, prêt à assumer. À faire tout ce qu'il faudra pour être ton papa.

Il m'embrasse le front et me répète :

— Tu m'entends ? Je suis là, ma fille.

C'est sorti tout seul, naturellement, et il est tout aussi étonné et ému que moi. Je suis sa fille. Il est mon papa. Je me répète tout cela dans ma tête comme un mantra. Je suis sa fille, il est mon papa et petit à petit, je sens un sourire naître sur mes lèvres en lui confirmant :

— Je suis ta fille et tu es mon papa, soufflé-je en éprouvant un sentiment nouveau.

— Oui, ma fille, je suis bien ton papa, ajoute-t-il, ému à son tour. Je vais encore faire des erreurs, être sans doute maladroit et puis, rien ne va être simple avec ta mère, mais je suis sûr qu'avec l'aide de Madeleine, nous y arriverons, m'annonce-t-il autant pour me rassurer que pour s'en persuader lui-même.

À cet instant, ça me revient. C'est parce que je voulais lui parler de Madeleine, qu'il a vu mes interrogations et qu'il m'a demandé de l'appeler « papa ». Alors, j'essaie de rassembler le peu de forces qu'il me reste et lui précise :

— Justement, quand tu m'as demandé de t'appeler papa. C'est de Madeleine que je voulais te parler.

— De Madeleine... Très bien ma fille, vas-y je t'écoute. Ça sonne bien, tu ne trouves pas... Ma fille, répète-t-il en appuyant sur chaque syllabe en souriant.

— Oui, ça me plaît beaucoup papa, confirmé-je en rougissant.

— Cette couleur aux joues te va si bien, ma fille. Avec toutes tes taches de rousseur, tu me fais tellement penser à ta grand-mère. Tu sais, c'était une maman formidable, aimante et toujours là pour moi. Elle adorait Madeleine... me déclare-t-il en soupirant. Et puis, si l'on en est là tous les deux, à se parler, à se confier et à se retrouver, c'est grâce à Madeleine.

— Comment ça ?

— Eh bien, la semaine dernière, nous discutions et elle m'a fait comprendre à sa manière... Que tu es plus importante que tout. Que ton bonheur est plus important que tout. Que je dois t'écouter, que je dois prendre en considération tes envies. Que tu es ce que j'ai de plus beau et de plus cher à mes yeux. C'est pour cela que j'ai accepté que ton anniversaire se passe ici, pour te faire plaisir. C'est aussi pour ça que je suis allé contre l'avis de ta mère et lui ai tenu tête, là où avant j'aurais cédé pour avoir la paix. Il est temps que je fasse passer ton bonheur avant ses exigences, ajoute-t-il avec un petit sourire en coin rempli de convictions nouvelles.

Je le regarde droit dans les yeux en acquiesçant de la tête ne sachant comment réagir à toutes ces informations.

— Et dorénavant, il en sera ainsi, que ça plaise ou non à ta mère. Revenir ici est ce dont j'avais besoin pour finir d'ouvrir les yeux. Pour que je me souvienne de qui je suis vraiment et qui je voulais devenir plus jeune. Je m'aperçois que je m'en suis énormément éloigné...

— Papa ? Je le sors de ses pensées. Tu sais, Madeleine m'a raconté comment tu étais plus jeune, un jour où je lui posais des questions sur toi.

— Elle t'a raconté quoi ? s'inquiète-t-il.

— Elle m'a expliqué quand et comment vous vous étiez rencontrés.

Il me regarde, l'air étonné, et me sonde :

— Tu sais, alors ?

— Je sais qu'au départ, tu ne voulais pas lui parler quand tu allais au marché avec grand-mère. Qu'ensuite tu es revenu aux vacances suivantes et que là, tu lui as payé une limonade, dis-je en rigolant, ce qui a le don de le détendre un peu. Et qu'après, vous avez formé une bande d'amis avec tes cousins et cousines. Que vous vous retrouviez à chaque vacance ou aux fêtes familiales et même certains week-ends.

Je m'arrête de parler pour voir sa réaction et là, il arbore un grand sourire, se remémorant sans doute certains souvenirs liés à cette époque joyeuse.

— Tu sais une bonne partie de l'histoire, en effet. Est-ce que Madeleine t'a dit autre chose ?

— Elle m'a ensuite indiqué que tu avais dû partir pour tes études et que vous ne vous étiez pas vus pendant des années. Mais qu'elle avait toujours des nouvelles grâce à grand-mère.

Je marque un temps d'arrêt sachant à quel point ce moment avait été pénible pour Madeleine et sa peine me revient lorsque mon père enchaîne :

— Et puis elle t'a raconté le jour où je suis revenu au village avec Gaia, c'est ça ? ajoute-t-il tristement.

— Oui, c'est ça, papa. Elle m'a avoué que tu lui avais annoncé tes fiançailles, qu'ensuite, mère avait insisté pour partir et qu'elle était restée à pleurer.

Je vois tout de suite le chagrin dans les yeux de mon père, le même chagrin que j'ai vu trois ans auparavant dans les yeux de Madeleine quand elle m'avait tout raconté, ce mercredi-là. C'est tout juste s'il ose me regarder et je sens qu'à son tour, il hésite à me parler.

— Tu veux que j'ai confiance en toi et que je te parle, papa, alors fais-en de même. Parle-moi...

Son regard surpris laisse place à sa réaction :

— Tu as raison, ma fille.

— Et si tu me disais ce qui t'a rendu si triste quand je t'ai parlé de Madeleine ?

— Madeleine t'a raconté beaucoup de choses sur notre complicité pendant notre adolescence, mais elle a volontairement omis de te parler de certaines choses.

— Madeleine ne me ment jamais, déclaré-je, contrariée.

— Je ne t'ai pas dit qu'elle t'avait menti, mais qu'elle ne t'a pas tout révélé, car elle m'a fait une promesse et je vois qu'elle s'y est tenue. Alors ne lui en veux pas, me conseille-t-il calmement.

— Tu veux bien m'en parler alors ? hasardé-je en levant les yeux vers lui pour voir sa réaction.

On se dirige vers une partie de la plage où se trouve un amas de rochers. Le soleil déjà haut dans le ciel me réchauffe la tête. Heureusement que j'ai un foulard autour de mon cou. Je le passe au-dessus de ma tête pour me protéger de ses rayons brûlants. Puis je le croise sur l'avant avant de passer chaque pan de chaque côté de mes épaules. Je vois mon père me regarder faire avant que l'on s'installe chacun sur un rocher en se faisant face. J'attends qu'il prenne la parole, qu'il se décide, je ne veux pas le presser parce que je le sens stressé.

Il saisit mes mains dans les siennes, prend une grande inspiration et me dit droit dans les yeux :

— Ce que Madeleine ne t'a pas avoué, c'est que l'on était fou amoureux l'un de l'autre.

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