CHAPITRE 1
VERONICA
Quand les portes automatiques se referment derrière moi, je soupire de soulagement. Un vent violent souffle sur la Nouvelle-Orléans depuis deux jours ; c'est infernal. Ma chevelure aura eu l'immense privilège de s'essayer à un mélange de foxtrot et de Macarena endiablés.
Résultat : j'ai l'air de sortir du lit.
Pour un rendez-vous professionnel, on a connu mieux. Je profite du haut miroir qui tapisse l'une des deux colonnes du hall pour arranger cette pagaille. Le meilleur artifice reviendrait sûrement à les attacher, mais je n'ai aucun accessoire pour. Il y a encore un mois, j'aurais pu réaliser un chignon avec une mèche en guise d'élastique mais ma coiffeuse a vu les choses différemment.
« Juste les pointes, s'il vous plaît » s'est transformé en « laissez-moi vous ratiboiser comme la haie de mon voisin ». OK, j'exagère, mais juste un peu. Moi qui tenais à ma longueur, j'ai eu deux options en découvrant mon nouveau reflet : poliment déclarer que ce n'est pas ce que j'avais demandé ou réagir avec maturité en me faisant une raison.
J'ai choisi l'option trois : m'enfermer dans ma chambre et hurler dans mon oreiller jusqu'à ce que mes cordes vocales s'enflamment. Si encore j'avais rencontré un charmant pompier grâce à ça... mais non. Je devrai me contenter du feu que j'ai au cul.
— Veronica ?
Je sursaute et fais volte-face. Gary s'avance vers moi d'une démarche lente, les mains fourrées dans les poches. Ses lunettes aux branches fines le vieillissent d'au moins dix ans. Il doit être à mi-chemin de la trentaine et donne l'impression d'être un père de famille dont les enfants sont prêts à s'envoler du nid.
La vérité est pourtant bien différente : célibataire endurci, il ne vit que pour son travail. C'est peut-être notre seul point commun, à la différence que je ne me prive pas d'un coup d'un soir de temps en temps, quand ça me titille un peu trop.
— Gary ! Désolée, je suis un peu à la bourre...
Nous collaborons depuis trois ans maintenant. Si nos relations restent professionnelles et ne s'engagent pas sur le chemin de l'amitié, nous nous permettons une certaine familiarité.
— Il y a une tornade à la Nouvelle-Orléans ? me demande-t-il circonspect.
Son regard avise le balai-serpillère qui me sert de cheveux et je roule des yeux en raillant :
— Ha ha ! Tu t'es découvert un sens de l'humour depuis le mois dernier ?
— Il faut croire. Suis-moi dans mon bureau, on y sera plus tranquille pour discuter !
En passant près de la secrétaire d'accueil, je lui adresse un sourire et un signe de la main. Monica est une personne charmante, avec qui j'ai l'occasion de discuter lorsque je viens ici d'habitude.
Nous empruntons l'ascenseur dans un silence gênant. Je cherche des sujets de conversation pour meubler, mais aucun de crédible ne me vient. J'ai l'impression que quoi que je pourrais dire, j'aurais l'air d'une potiche désespérée et mal à l'aise, alors je préfère garder le silence.
Une fois dans le bureau à la porte capitonnée, Gary m'invite à m'asseoir face à lui.
— Tu as eu l'occasion de jeter un œil à mon nouveau texte ? lui demandé-je.
Il ouvre un tiroir puis en sort mon dernier manuscrit. Un an et demi de travail pour pondre ce récit sur les tribulations d'une prostituée au sein d'un réseau et qui essaie de se sortir de la rue. Il m'a fallu en approcher plusieurs et nouer un lien avec l'une d'elles pour qu'elle accepte de me confier son quotidien. Cette phase de recherches aura pris un temps fou.
Évidemment, j'ai changé les lieux et les noms pour que personne ne puisse remonter jusqu'à elle. D'ailleurs, elle n'est pas au courant de mon projet.
— Je l'ai lu.
Gary s'arrête là. Je l'interroge du regard puis le relance :
— Et ?
— Deux fois, précise-t-il.
Il joint ses doigts puis se tourne les pouces comme un résident d'hospice en mal d'activité physique.
— Il y a des éléments intéressants, d'autres moins.
Ce commentaire ne me heurte pas. J'ai l'habitude de la franchise de Gary. Et puis, le rôle d'un éditeur ne se réduit pas à encenser son autrice. Encourager oui, mais encore faut-il savoir pointer du doigt ce qui ne va pas pour tirer le meilleur du texte et le porter vers les sommets.
— Tu envisages déjà des angles d'amélioration dont tu aimerais qu'on discute ? demandé-je.
Gary se mordille la lèvre. D'habitude, il suffit de lui tendre une perche pour qu'il se transforme en moulin à paroles. Ce soudain quasi-mutisme ne me rassure pas des masses.
— Écoute Veronica, je vais être honnête avec toi...
— Je ne demande pas mieux !
Gary retire ses lunettes et se masse l'arête du nez. Mon ventre se noue. Vu le temps qu'il passe à atermoyer, je devine qu'une mauvaise nouvelle se profile à l'horizon.
— Ce bouquin ne vendra pas ! affirme-t-il en lâchant le paquet de feuilles devant moi.
Ce dernier s'écrase sur le bureau dans un bruit sourd qui me fait me crisper.
— En vertu de quoi ?
— Je ne vais pas t'apprendre que le marché est saturé. D'autre part, tu évites le sujet à chaque fois que j'essaie de l'aborder mais ton dernier roman a été un échec cuisant.
— D'accord, les ventes ne décollent pas m...
— Ne décollent pas ? me coupe-t-il. Veronica, nous sommes partis sur un tirage à soixante-quinze mille. Nous n'en avons même pas écoulé vingt mille...
Pour certains, avoisiner vingt mille ventes représenteraient déjà un joli succès. Pour mon éditeur, c'est plus que médiocre et cela pour deux raisons : Gary&Co est une grosse structure qui brasse des millions de dollars et mon premier roman a cartonné. Si j'avais mieux négocié mes droits, j'aurais sûrement pu être à l'abri financièrement pendant un bon moment.
Malheureusement, je me suis senti pousser des ailes en recevant une somme à cinq chiffres et j'ai pas mal flambé. Autrement dit, si je ne signe pas un contrat rapidement pour m'assurer une avance, le navire risque de couler. Et je ne compte pas abandonner mon rêve de devenir autrice à succès, même si pour le moment, je tiens à conserver mon anonymat.
Pour infiltrer des milieux dangereux, ça reste préférable.
— Tout le monde se moque de la vie d'une pute de banlieue, reprend Gary. À la limite, ce qui intéresserait le plus les gens, c'est la manière dont elle se fait sauter. Ses larmes entre deux clients, ça va faire chialer trois ou quatre ménagères. Et après ?
Gary soupire tandis que je retiens le flot d'injures qui me vient. Insulter mon éditeur n'est sûrement pas la meilleure manière de renforcer notre partenariat.
— As-tu autre chose sous la main ?
— Autre chose sous la main ? répété-je ébahie. Gary, j'ai passé un an et demi sur ce bouquin, dont pratiquement douze mois en immersion dans le milieu de la prostitution. Tu crois que j'ai fait ça par simple divertissement ? Je n'abandonnerai pas ce roman. Et puis, ce n'est pas parce que ça ne t'intéresse pas toi que ça n'intéressera pas le public.
Ce dernier argument n'a absolument aucune valeur, compte tenu du fait que mon interlocuteur est le seul décisionnaire sur l'acquisition d'un manuscrit, en tant qu'éditeur et patron.
— Cela m'a intéressé, rétorque Gary. J'ai aimé te lire. Ta plume est toujours aussi incisive et brute, Veronica. Mais ton texte n'est pas bankable. Ce n'est pas moi qui fixe les règles. Le marché est ainsi fait !
— Alors quoi ? Je m'assois sur un an et demi de taf ? Pour le dîner, tu me conseilles de manger le bout de mes ongles ou mes cuticules ?
À surfer sur le sarcasme, je jette un œil à mes mains parfaitement manucurées et embellies d'une jolie teinte vermillon. Ce serait dommage de gâcher une si belle œuvre...
Gary se dandine sur son siège. Au moins il a l'air embarrassé de m'annoncer la nouvelle, bien que son attitude quelque peu brutale ne le laissait pas entendre à première vue.
— Je n'ai pas l'intention de renoncer à ton talent, reprend-il. Je suis convaincu que tu peux me pondre le prochain best-seller. C'est pour t'aider que je dis tout ça, tu sais !
— Bien sûr ! Faisons comme si tout cela n'était pas qu'une question de fric.
— Vois le bon côté des choses : si tu vends comme je l'espère en suivant mes recommandations, tu n'auras plus à t'inquiéter de ce que tu manges le soir.
Je plisse le nez.
— Tu sais, je crois que je te préférais avant ce nouveau sens de l'humour.
Gary se redresse dans son siège dans une attitude de CEO qui essaie d'affirmer sa posture de mâle dominant... sans grand succès. Pour cela, il lui faudrait une carnation moins pâle que les macchabées qui résident à plein temps au fond du bayou, des lunettes qui évoquent davantage l'intellectuel des beaux quartiers que l'oncle chelou qui traîne en camionnette devant les écoles primaires et un corps un peu moins lâche. Les hanches plus larges que les épaules, ça ne flatte pas une silhouette masculine.
Enfin, ça reste mon avis. Je suppose que d'autres gens doivent apprécier. Toutefois, ils ne se bousculent pas au portillon puisque ce cher Gary est célibataire et probablement plus vierge que Marie elle-même.
— Propose-moi un projet authentique, brut, qui prend aux tripes ! Du cul, de la violence, de l'inédit. Les gens veulent du frisson, ils veulent être bousculés. L'idée du milieu de la prostitution n'est pas mal en soi, mais l'exploitation n'est pas à la hauteur de ce que tu peux faire.
— Alors quoi, j'infiltre une secte qui me viole pendant une dizaine d'années puis je reviens signer un roman chez toi ?
— Toujours dans l'exagération. À ce sujet, tu as un peu abusé des hyperboles dans ton texte. Tu verras, j'en ai entouré pas mal en plus de mes annotations.
Si tu savais où tu peux te les mettre tes annotations de mes deux...
— Pose-toi ! Je suis certain que tu reviendras avec une idée sensationnelle. Si tu me proposes un bon pitch, je te promets une avance qui te fera oublier ce manuscrit.
Gary jette un œil mi-figue, mi-raisin au bloc de feuilles empilées devant moi. S'il savait qu'en ce moment même, je ne rêve que de l'assommer avec, je doute qu'il se tienne aussi droit dans son siège en cuir grainé.
— Combien ?
— Vingt mille !
— Quarante ! rétorqué-je du tac-au-tac.
Cela fait trois ans que je regrette de ne pas avoir négocié mon contrat. Autant dire que cette fois, je suis plus que prête.
— Trente et je veux les cinq premiers chapitres proprement rédigés.
— Vendu !
Je me lève et lui tends la main par-dessus la table. Mon sentiment d'échec n'a pas disparu, mais il est temporairement recouvert par la détermination de signer un nouveau roman. Et avec un objectif de trente mille dollars d'avance sur mes droits en vue, autant dire que mon cerveau tourne déjà à plein régime pour trouver l'idée du siècle.
Alors que je tourne les talons pour quitter le bureau, Gary me lance :
— Je compte sur toi ! Ne me déçois pas, Veronica !
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