Épilogue


Janvier 2024

— Bouge toi Beauté, on va être en retard.

Je me préparais dans la salle de bain, ce soir, c'était mon soir. L'aboutissement d'années de travail.

Sept ans étaient passés depuis que j'avais commencé à noircir les pages d'un carnet pour expulser mes névroses.

Aujourd'hui, Tempête, sortait au cinéma.

Aujourd'hui, j'allais voir le premier film dont j'étais l'auteur.

Aujourd'hui, j'allais voir le premier film produit par Seine Zoo.

Aujourd'hui, j'allais voir le premier film réalisé par Ken Samaras.

— Clem putain ! On est censés être là-bas dans vingt minutes !

Je me contemplai une dernière fois devant la glace et sortis de la salle de bain.

Deux prunelles brûlantes captèrent les miennes puis parcoururent mon corps.

— Ça va ? demandai-je.

Il s'approcha de moi en mâchouillant sa lèvre inférieure. Je le détaillai: ses cheveux qu'il avait coupé cette année, son éternelle barbichette, son costume noir et sa peau hâlée, il était superbe, mon cœur cogna contre ma cage thoracique.

À 26 ans ou à 34, Ken Samaras restait le seul homme à produire un tel effet sur mes sens.

— Dommage que tu sois aussi pressé, murmurai-je en me collant à lui.

Un sourire lubrique naquit sur ses lèvres.

— Dommage... en effet, on peut peut-être reporter ?

Je secouai négativement la tête tandis qu'il se penchait vers moi pour m'embrasser.

— Faudra attendre la fin de la projection et du cocktail mon chat.

Son sourire s'agrandit.

— On peut peut être s'éclipser pendant le film ? Après tout, on le connaît par cœur, c'est notre histoire !

Mais encore une fois, ma réponse fut négative.

— Va falloir que tu patientes.

Ken grogna et m'embrassa une dernière fois.

Dans la voiture, sa main droite vint presser ma cuisse tandis qu'il conduisait de l'autre.

— T'es stressée Chérie ?

— Un peu, murmurai-je, je risque de pleurer. Même si ce sont des acteurs, c'est ce que j'ai écrit, c'est basé sur ce qu'on a vécu. Si les gens n'aiment pas ce sera d'autant plus dur à encaisser.

Il profita d'un feu rouge pour embrasser ma joue.

— Les gens on s'en fout, c'qui compte c'est ce qu'on a accompli depuis sept ans.

Je lui adressai un sourire mutin.

— Être un homme ça prend du temps...

Il rit, comme toujours lorsque je sortais cette phrase.

— Sauf que maintenant j'ai trouvé la pièce manquante du puzzle.

— Hein hein.

Nous étions arrivés à Montparnasse. Je sortis de la voiture suivie de près par le rappeur. Une main sur mes reins, il me poussa vers l'entrée du Gaumont.

Il y avait des journalistes partout, curieux de voir le premier film de Nekfeu. Tout le clan était là, habillé comme si c'était le festival de Cannes.

— Vous êtes tellement beaux, dis-je à Framal qui me faisait la bise.

— T'inquiète Causette, on sait se saper en mode bourgeois quand il faut.

J'aperçus alors Deen et Moh qui discutaient dans un coin. Je me précipitai vers eux, j'avais besoin de mes meilleurs amis pour me donner du courage.

— Vous êtes en retard les Samaras.

Je les serrai tous les deux en même temps dans mes bras.

— T'es stressée gamine ? me demanda Deen.

Je hochai la tête et il pressa mon épaule, m'indiquant qu'il était là pour moi.

— La vie de oim Mandarine, j'espère que vous nous avez pas fait un truc de fragile.

Je souris, incapable de lui répondre. Ils m'entraînèrent vers la salle de projection.

Les discours se succédaient, l'équipe du film fut présentée. Ken monta sur scène sous les applaudissements du public. Même là, il était parfaitement à l'aise.

— Il y a quinze ans maintenant, commença-t-il, putain, ça nous rajeunit pas tout ça. Il y a quinze ans, avec ma bande de jeunes voyous, on passait des heures dans ce ciné de Montparnasse à frauder pour voir des films. On en avait pas vraiment conscience, mais y'avait parfois des centaines d'heures de travail derrière chacune de ces histoires qu'on matait parce qu'on avait rien de mieux à faire que de sécher les cours.
Aujourd'hui, de nouveaux petits cons vont sans doute faire la même chose pour venir voir mon film.

Il marqua un temps d'arrêt et se gratta un instant le menton en observant son auditoire, suspendue à ses lèvres.

— Alors j'aimerais m'adresser à eux, leur dire que ce film n'est pas le fruit d'une grosse production américaine avec des acteurs payés pour se gaver de coke toute la journée.
Ce film, c'est le fruit du travail acharné d'une jeune nana qui a tout donné pour se débarrasser de ses démons. C'est le fruit du travail d'un jeune grec et son crew, qui comme vous, étaient un peu désœuvrés à l'adolescence, et qui se sont donné à fond pour vivre de leur passion.
Dites vous bien que si on a réussi à produire ça aujourd'hui, d'autres l'ont fait avant, d'autres que nous pourront le faire demain.
Donnez vous les moyens de réussir, consacrez vous à plein temps à votre seule raison de vous lever le matin. Même si on vous dit que vous n'y arriverez jamais, donnez tout.
Et un jour, peut-être que comme moi, vous n'aurez non seulement plus besoin de frauder pour aller voir les films d'un crétin de rappeur au cinéma, mais vous produirez les vôtres.
Je suis fier de vous présenter Tempête, qui n'aurait pu exister sans la femme incroyable qui se cache au premier rang. Clémentine est timide, mais sans son immense talent, on aurait pas eu grand chose à réaliser. Je vous laisse avec le film, c'est sûrement pas aussi bien que La Haine, c'est clairement pas le même genre, mais putain qu'est-ce qu'on en est fiers !
Et dernière chose, s'il vous plaît les gars, on a besoin de le rentabiliser, alors achetez moins de shit et payez votre place.

Toute le public éclata de rire, j'avais déjà les larmes aux yeux. C'était lui dans toute sa splendeur.

La salle s'éteignit et tout le monde regagna sa place. Ken s'installa à côté de moi et sa main gauche se posa instantanément sur mon genou. Le stress me retournait les entrailles et machinalement, je triturai l'anneau doré qui ornait son annulaire. Il entrelaça nos doigts et je ne les lâchais plus jusqu'à la dernière seconde du générique.

La bande originale était faite par l'Entourage, un album reprenant tous les titres écrits pour le film allait sortir dans les jours qui suivaient.

C'était notre histoire, un peu romancée pour garder une part de mystère, pour préserver notre vie privée aussi, mais l'histoire d'une jeune fille paumée et d'un rappeur qui l'était tout autant. Deux jeunes qui ne savaient pas trop comment s'aimer et qui avaient pourtant réussi à construire quelque chose de grand.

Les acteurs étaient incroyable, les images et prises de vues magnifiques. Ken avait un vrai talent.

Quand les dernières images eurent défilé devant nous, sur l'écran noir apparurent de simple mots.

« Pour qu'un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s'y rejoignent dès le premier instant. »

Milan Kundera

À Iris, notre adorable peste,
À Arthur, notre petit poète.

Les larmes dévalèrent mes joues lorsque je lus le nom de mes enfants sur l'écran, de nos enfants.

J'avais hâte de les retrouver, même si l'aînée nous menait la vie dure, même si le second peinait parfois à trouver sa place dans le monde qui l'entourait.

Ken se tourna vers moi en se levant pour saluer le public qui applaudissait à tout rompre. Il me tendit la main pour m'aider à me lever et je m'en saisis. À ses côtés, je n'avais plus besoin de faire semblant d'être une femme forte et volontaire, je l'étais.

Plus tard, au cocktail, je fus félicitée de toute part par les invités, Ken reçut une pluie de compliments sur ses talents de réalisateur, les gars avaient tous l'air émus par le film.

— J'aurais presque pu chialer Mandarine, me confia Sneazz, par contre le mec qui jouait le meilleur pote rebeu de la meuf, il avait vla moins de flow que oim !

Je lui souris et embrassai sa joue sans répondre.

— Elle est où ma nièce ? demanda-t-il.

Moh était absolument dingue d'Iris, c'était la seule personne qui parvenait encore à la supporter quand elle piquait des crises de nerfs. Il réussissait d'ailleurs souvent à la calmer.

— Chez ma mère, on lui a confié les deux monstres.

— La vie vous vouliez pas les ramener ?

Je secouai négativement la tête, il y avait bien trop de journalistes, ni Ken ni moi ne voulions que nos enfants de cinq et trois ans soient exposés sur les réseaux et dans la presse. Plus longtemps leurs visages seraient inconnus du grand public, plus longtemps ils pourraient mener une vie tranquille.

Sans que je sache comment il était arrivé là, un sandwich apparut dans ma main. Je me retournai pour trouver mon mari, un sourire charmeur sur les lèvres.

— Oublie pas de grailler, Beauté.

Sept ans plus tard, ce genre de réflexes était toujours nécessaire pour me permettre de préserver mon équilibre. Je lui adressai un merci silencieux et repris ma discussion avec Sneazz.

— Elle est où ta meuf toi ?

Il haussa les épaules.

— Sais pas, elle doit être en train de s'enfiler des coupes de champagnes dans un coin avec Violette.

Je cherchai des yeux ma petite sœur et finis par l'apercevoir en train de rire avec Deen et Jasmine, la copine de Moh.

— Tu devrais aller la voir.

Il hocha la tête et me quitta sur le champ. Mordant dans mon sandwich, je rejoignis Ken qui discutait plus loin avec le $-Crew.

Je posai doucement ma tête sur son épaule pour lui murmurer à l'oreille.

— On se tire ? Les enfants ne nous attendent pas.

Il comprit aussitôt ce que je voulais dire, nous avions la nuit pour nous, chose très rare ces derniers temps.

— Désolé les gars, fit-il, on vous laisse nous, faut emmener les mioches à l'école demain.

Il mentait si mal.

Mékra fronça les sourcils.

— Demain ? On est samedi demain !

— Il est fatigué, faut pas lui en vouloir, répondis-je pour Ken, raison de plus pour rentrer.

Je le tirai loin de la fête, sans dire au revoir à personne. Après tout, c'était notre soirée mais ils n'avaient pas besoin de nous pour s'amuser.

— On rentre à pied ? Tant pis pour la tchop, je viendrai la chercher demain.

Lorsqu'une fois dans la rue, nos pieds foulèrent le macadam humide, je me sentis parfaitement bien. Les lumières rougeoyantes des enseignes des cafés, la tour qui nous surplombait, les phares des voitures, les rires des filles bourrées, Montparnasse était sans doute l'un des endroits que je préférais au monde.
Cette nostalgie mêlée de tendresse, qui nous enveloppait lorsque nous nous retrouvions tous les deux dans la nuit parisienne, aurait toujours une saveur unique.

Lui, Moi, Paris.

Nous nous étions sauvés mutuellement et nous continuions de le faire chaque jour de notre quotidien.

La main dans la sienne, je repensai à tout ce qui nous était arrivé, à nous tous dans ce groupe durant ces dernières années, il en restait des livres à écrire et des histoires à raconter.

— Je suis tellement fière de nous, Ken.

Il se stoppa au beau milieu de la rue.

— J'ai envie de pousser jusqu'à Concorde, t'es déter ?

C'était à l'opposé de notre direction, mais puisque c'était notre nuit...

Sans répondre, je me baissai pour ôter mes escarpins et récupérer dans mon sac une paire de baskets. Il m'avait converti aux Nikes depuis quelques années maintenant.

— C'est parti, dis-je, en me pressant contre lui tandis qu'il entourait mes épaules.

La nuit dans Paris Sud, je pense en grand
Sais-tu ce que ça coûte de vivre ?
Quand les gens s'endorment, à travers la vitre,
Je vois les feux, ensanglanter les gouttes de pluie, et je pense,
Rien ne peut m'arriver, j'ai le cœur ensommeillé.
Mais cette nuit j'ai mal rêvé, la douleur m'a réveillé.
Faire le Pont de la Concorde et revenir à pied

Et t'aimer au-delà d'ton corps.

La curiosité est un vilain défaut, dit-on. Pourtant, sans elle, je n'aurais jamais détaillé le jeune homme sûr de lui qui s'était installé face à moi, un jour de février dans le métro.

FIN

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