23. Defeat
Dan juge bon de m'avertir en descendant les marches du bus :
- Encore une fois, je ne te juge pas. De ce que j'en sais, tu as la tête sur les épaules. Mais méfie toi de ce mec, il peut être vraiment abject.
Je commence à le savoir.
- Oui, je...
Je m'interromps, impressionnée par la grande façade en pierre rouge qui se dresse devant moi. On dirait plus un bâtiment historique qu'un stade, si ce n'est que le Logo bleu et orange des Mets s'affiche en grand un peu partout.
- Je ferai attention. T'en fais pas pour moi.
Dan m'apprend que le Citi Field accueille des matchs depuis seulement 2009. Quand nous pénétrons dans la gigantesque enceinte, j'ai presque l'impression qu'il a participé à sa construction : il me détaille chaque couloir que nous traversons, et essaie de m'impressionner en m'annonçant pompeusement que le bâtiment comporte onze ascenseurs et six cent quarante et un toilettes.
Cette dernière info me fait pouffer de rire, et à la fois je suis attendrie par les connaissances de Dan, si fier et si heureux de me présenter son stade adoré. A l'intérieur, c'est la bousculade pour arriver jusqu'à nos places. En pénétrant dans les gradins, je suis soufflée par l'immensité et la hauteur du stade. L'encyclopédie Dan, observant mes yeux écarquillés avec beaucoup d'intérêt, me dit fièrement :
- 41922 places. C'est pas la classe, ça ? Et tu vas voir : j'ai pris les meilleures, tu ne pourras rien rater du spectacle.
J'adore cette ambiance, une fois de plus, j'ai l'impression d'être plongée dans un autre monde. Aux Etats-Unis, le sport est élevé au rang de religion, et ça se ressent dans la moindre respiration de chaque supporter, dès le début de la partie. Je ne comprends toujours pas les règles malgré la patience de mon professeur qui vibre à côté de moi à chaque lancer.
Je n'ai jamais vu Dan dans cet état : il crie, il hurle, il exulte, il râle, il n'a plus rien du Dan calme et taquin que je connais. Je me laisse prendre au jeu et je me surprends à m'égosiller quand un joueur des Mets réussit un home-run impressionnant. Autour de moi, la foule est en délire, c'est surréaliste. Je n'ai jamais été une grande fan de sport, mais là, c'est vraiment prenant. Théo aurait adoré cette ambiance de folie.
A la quatrième manche, j'ai chaud d'avoir autant crié. Dan m'abandonne quelques minutes pour aller nous chercher à boire, et j'en profite pour vérifier mon téléphone. J'ai trois appels manqués d' Erin. Je n'aime pas ça du tout... Je la rappelle immédiatement et elle décroche à la première sonnerie.
- Salut Erin, ça va ? Tu m'as appelée ?
- Oui... écoute, je suis désolée, mais il va falloir que tu ailles bosser. Chuck vient de m'appeler pour me dire qu' Ayden veut jouer dans un bar ce soir. Il veut que tu y ailles.
Je n'en crois pas mes oreilles. J'éructe :
- Quoi ? Attend, c'est une blague !
- Je suis désolée... Chuck a insisté là-dessus. Ayden ne veut personne d'autre. Si j'avais pu, j'y serai allée moi-même.
Je vois rouge, tout à coup. Putain ! Il a vraiment décidé de m'emmerder jusqu'au bout, celui-là !
- Et il n'est pas assez grand pour se débrouiller tout seul, Monsieur Ayden ? Il ne fait même pas partie de Live, à ce que je sache, en plus, pourquoi je devrais y aller ?
Erin soupire et reprend, pédagogue :
- Ecoute, Mel, c'est Ayden. Et c'est Chuck. Donc, si Ayden sonne, on court. S'il t'apprécie, ça peut le pousser à se rapprocher de Live. Chuck le sait très bien et ne ratera pas cette occasion. Et je serai toi, je ne la lui ferai pas manquer...
Erin n'est pas menaçante, elle est juste lucide. Si je déconne avec Chuck, je peux toujours courir pour espérer quoi que ce soit de sa part. Je n'arrive pourtant pas à me résoudre à abandonner Dan en plein match.
J'attrape machinalement l' Ice Tea que Dan me tend depuis plusieurs secondes avec des yeux ronds.
- Erin... Je suis au Citi Field avec un ami... C'est vraiment pas le moment, là... Et puis de quoi il a besoin ?
- Chuck ne m'a rien dit. Le plus souvent, un artiste a juste besoin de présence. Ça le rassure d'avoir un visage connu près de lui. Mais en effet, c'est étonnant de la part d'Ayden.
- Erin, crois-moi, il me déteste. A part pour bousiller mon samedi soir, je ne vois pas pourquoi il me demande.
- Et bien on dirait que tu n'as plus qu'à en prendre ton parti, rit-elle doucement. Allez, fais le pour Chuck. Je t'envoie l'adresse par texto. Bon courage !
- Merci...
Je raccroche et balance mon téléphone dans mon sac, hors de moi.
- Merde !
Je n'ai pas l'habitude d'être grossière, mais là, c'est justifié. Dan pose un regard interrogateur sur mon visage crispé par la colère.
- C'est ce que je crois ?
J'ai tellement honte de le planter là pour aller retrouver monsieur la grande star ! Dan m'a offert ce match, on passe un super moment, et je gâche tout.
- Dan... Je suis désolée. C'est Erin qui me le demande, je ne peux pas refuser. Chuck risquerait de faire une attaque si les désirs de son poulain ne sont pas respectés à la lettre, j'ajoute ironiquement, un sourire désabusé aux lèvres.
Dans les yeux de Dan, je peux lire une immense déception qui pousse ma culpabilité à son paroxysme. J'ai dépassé les quinze, sur une échelle de dix.
A ce moment précis, je ne sais pas qui va l'emporter de la colère ou du regret d'abandonner Dan. Ce que je sais, c'est qu' Ayden va payer cher d'avoir saboté mes plans ce soir.
Dan m'adresse un sourire contrit, les lèvres pincées :
- File, me dit-il en posant ses mains de part et d'autre de son siège. Tant pis pour toi, tu ne sauras pas qui a gagné !
L'ombre de culpabilité qui traverse mon visage n'échappe pas à Dan. Il me console comme il peut :
- T'en fais pas, je suis un grand garçon. Je comprends, tu ne peux pas refuser de bosser. Tu n'y es pour rien. Allez, dépêche-toi, l'enfoiré t'attend.
Sa gentillesse et sa compréhension me vont droit au cœur. D'autant plus que je sais à quel point il déteste Ayden qui lui a déjà pris Emily. Enfin, pas techniquement pris, mais il doit prendre une sacré claque chaque fois qu'il la voit ou l'entend se lamenter sur Ayden. Et maintenant, c'est mon tour. Je m'approche de lui et le serre rapidement dans mes bras. Je murmure contre son oreille :
- Je suis tellement désolée...
- C'est rien... Rappelle-moi, ok ? Tu me raconteras !
Je me détache de Dan pour rejoindre l'escalier, en bousculant au passage quelques spectateurs euphoriques. Quand je l'atteins, Dan m'interpelle :
- Mel ?
Je fais demi-tour sur moi même. Son visage est grave :
- Fais gaffe, d'accord ?
Bien consciente du double sens derrière ses mots, j'acquiesce d'un signe de tête convaincu, et je rejoins tant bien que mal dans ce labyrinthe la sortie de Citi Field.
A l'extérieur, la clameur du stade en liesse m'accompagne et je suis envahie d'une bouffée de culpabilité vis-à-vis de Dan que j'ai laissé seul à l'intérieur. J'ai de la chance, je ne suis pas sûre que j'aurais fait preuve d'autant de compréhension en pareil cas.
Et maintenant ? L'adresse que m'a envoyée Erin ne me dit rien. En même temps, je ne suis pas vraiment sortie des sentiers battus de New-York depuis que je suis là, ça aurait été étonnant que je connaisse ma destination.
Je marche quelques mètres dans la rue qui borde le stade en maudissant Ayden et ses lubies, quand un taxi se matérialise de l'autre côté de la rue. Je le hèle immédiatement. Par chance, il est libre. En indiquant ma destination au chauffeur, je m'affale en soupirant de colère sur des banquettes en velours grises qui ont l'air d'avoir vingt ans d'âge.
Dans le rétroviseur, le conducteur m'observe avec circonspection, en ayant l'air de se demander si je suis dans mon état normal. Je détourne rageusement les yeux, en décidant que je ne l'aime pas.
Les rues de New-York défilent sous mes yeux perdus. Le chauffeur ne dit rien, je pense qu'il a compris que ce n'était pas le moment. J'attrape mes écouteurs pour me calmer.
You say that I don't belong
You say that I should retreat
That I'm marching to the rhythm
Of a lonesome defeat
But the sound of your voice
Is the pain in reverse
Linkin, tais-toi... J'aurai préféré ne pas trouver de taxi et rappeler Erin avec cette excuse-là. J'aurais dû faire ça, j'aurai mieux fait de faire ça. Mais je ne peux pas. Je n'aurai pas pu regarder Chuck en face si j'avais menti, je me connais, il m'aurait grillée immédiatement. Je ne sais pas faire ce genre de trucs.
Tu ne t'es pas gênée avec Théo.
Je fais taire immédiatement ma conscience : Théo, ce n'est pas pareil. Je ne lui ai rien dit pour le protéger, pour ne pas lui infliger de douleur inutile. Ce mensonge par omission avait un but nécessaire. Là, c'est différent. Et puis je suis comme ça, le boulot, c'est le boulot.
Mais ce boulot... devient dangereux. J'ai déjà fait du mal à Théo hier, et j'ai du mal à l'admettre tellement je me sens coupable, mais quand j'y repense, je plane. Sa façon de me toucher comme si c'était une évidence, l'avidité de sa bouche sur la mienne... Un souvenir à mettre au rang des interdits.
Je viens d'abandonner Dan, et pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'être impatiente à l'idée de voir Ayden sur scène. Ce type exaspérant est en train de bouleverser mes plans, au propre comme au figuré.
Cette prise de conscience me fait peur. Je le déteste d'interférer dans ma vie comme ça, et j'ai bien l'intention de le lui faire comprendre. Professionnellement. Puisqu'il vient de m'attaquer sur ce terrain, autant en profiter. Mais pourquoi ce soir ? Et pourquoi moi ? Je suis une inconnue, une étrangère, et qu'il n'aime pas, en plus.
Est-ce que c'est un test ? Ou alors, est-ce qu'il veut me pousser à l'erreur pour que Chuck me dégage ? C'est tout à fait plausible, il n'a pas dû aimer que Chuck le vire de sa soirée. Ou pire encore, il a juste envie de jouer avec mes nerfs. On est samedi soir, il devait bien se douter que j'avais des projets. Est-ce qu'il est capable d'autant de cynisme ? De ce que j'en ai vu, la réponse est oui...
J'en ai mal à la tête à force de me poser des questions... D'habitude, je cerne les gens plutôt facilement, mais là, c'est le grand vide.
Et du grand n'importe quoi, aussi. Tu ne peux pas penser à autre chose ?
Il faudrait. Il faudrait que j'y arrive. Mais plus les minutes passent au fond de cet habitacle chaud et plus j'ai conscience que dans pas longtemps, je me retrouverai face à lui. Je me demande dans quel état d'esprit il peut être. Si j'ai bien compris, c'est une première pour lui de se produire officiellement sur scène. Et d'en informer Chuck. Est-ce qu'il a changé d'avis ? Et pourquoi maintenant ? Est-ce que je vais réussir à rester calme ? Est-ce qu'on va arriver à se parler comme deux adultes normalement constitués ?
Quand le taxi s'arrête dans une petite rue mal éclairée, devant une façade indiquant "Rockwood Music Hall", je n'ai jamais été aussi proche de répondre à mes questions.
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