Chapitre 1


Passé - 2004

– Alister, rends immédiatement son feutre à Matthew !

Le petit garçon baisse la tête. A côté, son camarade de classe lui arrache presque des doigts le feutre orange qu'il vient de récupérer. Alister sent les larmes lui monter aux yeux et jette un regard sur le beau dessin coloré que son voisin a réalisé. Lui aussi aurait bien aimé pouvoir mettre autant de couleurs sur son arc-en-ciel, mais il n'a qu'un vieux crayon gris, tout mâchonné, et un feutre bleu que la maitresse lui a prêté.

Il relève ses yeux bleu-gris, tout embués de larmes, vers l'enseignante qui fronce les sourcils et continue de le sermonner. Ses petits camarades se sont timidement rapprochés pour l'observer.

– Pourquoi tu lui as volé son feutre ? s'écrie une petite fille avec des couettes.

– Parce qu'il est pas gentil, rétorque Matthew.

– Maitresse, il m'a aussi pris mon fluo jaune ! pleurniche Alex.

– C'est pas vrai, rétorque Alister.

– Si c'est vrai !

– Et il a pris une feuille dans mon casier, ajoute Willy en montrant sa table du doigt.

Les élèves forment un cercle autour et le pointent de leurs doigts en déclinant tour à tour les préjudices dont ils se disent victimes. Alister ne comprend pas. Pourquoi lui en veulent-ils autant ? Il voulait juste une feuille pour dessiner comme les autres enfants. La maitresse dit que lorsqu'ils ont terminé leurs ateliers, ils peuvent soit lire, soit dessiner. Il a donc récupéré un papier blanc quelque part et il trouvait que le feutre fluo d'Alex et le feutre orange de Matthew conviendraient parfaitement pour réaliser son arc-en-ciel. Il comptait même ajouter des papillons, un champ avec des arbres, des oiseaux et des petits insectes. Et il aurait sans doute offert le dessin à ses camarades s'ils lui avaient laissé le temps. Mais il avait besoin de plein de couleurs pour faire tout ça.

– T'es qu'un voleur ! dit Seth en le poussant sur l'épaule.

Il porte sa main là où celle du petit garçon l'a touché. Son camarade semble furieux et il reste interdit. Pourquoi la maitresse continue-t-elle de le regarder avec ce regard méchant sans demander aux autres enfants de le laisser tranquille ? On dirait qu'elle est d'accord pour qu'ils viennent tous se venger, comme s'il avait vraiment fait quelque chose de grave.

– Mais j'avais pas de feuilles, murmure-t-il en baissant les yeux.

La maitresse se décide enfin à écarter les autres enfants. Elle prend sa main et l'entraine au fond de la classe. Elle y a installé un petit banc en bois et les élèves qui font des bêtises doivent s'y asseoir et fixer le mur, le dos tourné, jusqu'à ce qu'elle décide qu'ils peuvent revenir avec les autres.

Depuis quelques temps, Alister est abonné au coin, parce qu'il est toujours puni. Il va finir par le connaitre par cœur à force. Il y a une tâche blanche à hauteur de son nez, un petit trou au-dessus de son front, et quand il baisse le regard, il peut même apercevoir la poussière accumulée sur les plinthes. Sans une explication, l'institutrice lui ordonne de s'asseoir. Il prend place sur le tabouret, en silence, et pose ses petites mains blanches sur ses cuisses. Elle s'écarte et demande aux enfants de se rassembler pour le quart d'heure lecture.

Alister sent les larmes couler sur ses joues. Pourquoi en est-il privé, lui ? Il a terriblement envie d'écouter l'histoire qu'elle va raconter. Et il aurait voulu se blottir contre elle, comme le font les enfants de maternelle avec leurs institutrices. Il les voit jouer dans la cour de récréation et observe la réaction des plus petits lorsqu'ils tendent leurs bras vers les maitresses pour être câlinés. La cour des maternelles est située juste à côté de celle des élèves de l'école élémentaire, seulement séparée par une grille en fer. Les petits jouent sur des tricycles, grimpent sur le toboggan ou se courent après en riant aux éclats. Alister passe l'essentiel de ses récréations à les observer et il donnerait tout pour les rejoindre.

Le jour décline et la nuit va bientôt tomber. L'hiver, le soleil se couche tôt, c'est ce que lui dit toujours son papa lorsqu'ils s'assoient tous les deux devant la fenêtre et qu'ils fixent le ciel. Mais ça, c'est seulement quand il ne saute pas partout ou qu'il n'est pas en train de dormir ou de se disputer avec maman. Et c'était surtout avant.

Derrière, il entend la maitresse faire le récit des aventures de Peter Pan. Il tend l'oreille pour essayer de suivre, sans cesser de fixer le mur au risque de se faire gronder. Il adore cette histoire qui fait le récit des aventures du garçon au costume vert qui ne veut pas grandir et qui s'est réfugié au pays imaginaire. Lui aussi, il vivait dans un pays enchanté avant que les adultes arrivent. Il passait ses journées dans sa chambre, il dessinait sur le sol et sur les murs, sautait sur son lit, faisait semblant de s'envoler, regardait des dessins animés ou lisait des contes de fées. Quand ses parents ne dormaient pas - ou qu'il n'y avait pas des personnes bizarres à la maison - ils faisaient des gâteaux avec maman ou ils se mettaient à danser tous ensemble, en hurlant comme des fous dans l'appartement étroit. Les voisins n'aimaient pas trop cela mais c'était sans importance. Ils étaient heureux.

– Alister, tourne la tête.

Il s'aperçoit trop tard qu'il a tourné son menton de trois quarts, pour mieux entendre. C'est difficile de suivre en fixant le mur en même temps. Il plante ses yeux sur les plinthes et tente d'imaginer Wendy et les enfants perdus en train de grimper le long du mur, en partant du sol. Avec de la poussière de fée, ils n'auraient qu'à tendre leurs bras et s'envoler. Peut-être que s'ils remontaient suffisamment haut, ils dépasseraient la tâche de peinture – cela pourrait être l'étoile ! – et ils arriveraient jusqu'au trou magique pour rejoindre le pays imaginaire. Là-bas, le Capitaine Crochet les attendrait dans son bateau pirate et leur jetterait des boulets de canons. Mais comme ils sont super forts, ils les esquiveraient et ils pourraient rejoindre l'arbre du pendu où vit Peter Pan. Cette idée lui plait.

Il n'a pas fini d'imaginer la suite que la sonnerie retentit pour annoncer la fin des cours. Il tourne la tête et voit ses camarades se précipiter vers leurs casiers et ranger leurs affaires dans leurs cartables. La maitresse les aide à tout récupérer et ouvre la porte pour qu'ils sortent dans le couloir pour prendre leurs manteaux suspendus à des crochets. Il reste assis, sans oser faire un geste. Il a bien envie de sortir, surtout parce qu'il déteste être assis sans bouger, mais le souvenir de la veille l'en empêche. Hier soir, il était encore puni mais il a voulu suivre les autres. La maitresse l'a grondé encore plus fort.

De toute façon, il ne peut pas quitter l'école. Il doit rester en étude parce que sa famille d'accueil ne peut pas le récupérer avant dix-sept heures trente.

Le calme s'installe dans la salle de classe et il continue de fixer le mur. Cela ne le gêne pas d'être tout seul, il a l'habitude. Ses parents s'en vont parfois, pendant plusieurs heures. Il y a même des jours où ils ne rentrent pas à la maison de toute la journée, et même quelques soirs, mais c'est rare. Il a appris à s'occuper, et même à trouver de quoi manger dans les placards. Après dix minutes d'attente, il finit par trouver le temps long et par se lever quand il voit que la maitresse tarde à revenir. Il parcourt la salle du regard et constate que c'est quand même beaucoup mieux sans les autres enfants. Ils ne sont pas gentils avec lui, alors qu'il veut juste être leur ami. Ils n'arrêtent pas de répéter qu'il est trop bizarre et qu'il les embête alors que c'est faux.

C'est peut-être à cause de ses vêtements trop grands ? Ou de ses chaussures sales ? Les enfants du foyer se moquaient aussi de ses habits, mais il les aime bien. C'est papa et maman qui lui ont donné et ils sont confortables.

Il s'approche des petits bureaux, tire la chaise sur laquelle il s'assoit la journée et se penche vers le casier de son voisin. La boite de feutre s'y trouve toujours. Matthew a de la chance d'avoir une boîte aussi complète. Lui n'a rien d'autre qu'une trousse à moitié vide et quelques vieux cahiers qu'on lui a donné en arrivant. Il aurait bien aimé en avoir une avec des licornes ou des papillons, comme Amilly.

– Qu'est-ce que tu fais encore ?

Il sursaute et lâche la boîte. Les feutres s'éparpillent autour de ses pieds et il s'excuse en se baissant pour les ramasser. La maitresse pousse un profond soupir et accourt. Elle lui prend ceux qu'il a déjà récupéré et les fourre dans leur carton blanc avant de les ranger dans le casier de Matthew. Alister sent qu'elle est en colère et qu'il a encore fait une bêtise sans le vouloir. Il recule, parce que la maitresse fait les gros yeux et qu'il a peur.

– Je ne veux plus te voir voler dans les casiers de tes camarades, le gronde-t-elle.

– Je voulais juste regarder.

– C'est mal de voler !

– Je ne vole pas, je regarde.

Depuis qu'il n'est plus avec papa et maman - et qu'on l'a forcé à entrer dans cet endroit que les adultes appellent « école » - tout le monde lui répète qu'il est un voleur et qu'il se comporte mal avec ses camarades. Mais il n'a rien volé à personne. Il prend, c'est vrai - parce qu'il n'a pas de feutres ! – mais c'est juste pour dessiner. Il aurait rendu ses feutres à Matthew s'il l'avait laissé faire son coloriage.

– Regarde-moi quand je te parle, ordonne la maitresse.

Il lève les yeux mais les détourne aussi vite. Elle est plutôt jolie la maitresse, avec ses petites jupes à fleurs, ses collants bariolés et ses hauts en dentelle. Mais pourtant, elle se comporte comme un dragon qui crache du feu et passe son temps à rouspéter. En plus, elle n'explique jamais ce qu'il fait de mal et il ne comprend rien. Elle pose une main sous son menton et lui relève la tête.

– Tes parents ne t'ont jamais dit que le vol était interdit à l'école ?

Il secoue la tête de gauche à droite. Non, ils ne lui ont rien dit. Ils ne lui ont même jamais parlé de l'école, avant que le juge n'ordonne son placement et charge les services sociaux de lui trouver une place dans un établissement scolaire. Les enfants se sont moqués de lui en apprenant qu'il n'était jamais aller à l'école avant cette année. Pourtant, Alister ne voit pas pourquoi c'est grave. Depuis qu'il est ici, il est tout le temps puni et on lui dit qu'il est bizarre, alors qu'avant il pouvait jouer toute la journée et ses parents lui disaient qu'il était extraordinaire. Il croise les bras sur sa poitrine et fronce les sourcils.

– Les autres enfants sont méchants !

– C'est toi qui es méchant, le rouspète la maitresse. Tu voles leurs affaires, tu les pousses dans les couloirs, tu leur arraches leurs livres des mains, tu ...

– Mais je...

– Willy m'a dit qu'il voulait jouer avec toi le premier jour, et tu as refusé.

– Non ! C'est lui qui a pas voulu.

Willy est un menteur. Pourtant, la maitresse le croit toujours quand il parle parce qu'il est le plus fort de la classe, alors que lui peine à apprendre ses lettres de l'alphabet et qu'il n'arrive pas à compter lorsqu'il faut faire des additions. L'une des assistantes sociales lui a expliqué qu'à six ans, il doit apprendre à lire, à écrire et à compter, et que c'est pour cette raison qu'on l'a mis en classe de CP, et pas chez les maternelles. D'après elle, ses parents auraient dû l'inscrire à l'école bien avant ou l'instruire à la maison. Si ça avait été le cas, il aurait peut-être été aussi fort que Willy, et la maitresse l'aurait cru lui aussi.

– Tu vas rejoindre l'étude, je ne vais pas passer la soirée à t'écouter pleurnicher.

– C'est qui qui fait l'étude ?

– Tu verras bien.

Il essuie maladroitement une larme sur sa joue et s'écarte. Sa maitresse n'est vraiment pas gentille, mais peut-être qu'il y aura Miss Torres à l'étude ce soir. Elle est toujours souriante, elle ! Ce n'est quand même pas compliqué de sourire, si ? Il jette ses affaires dans son cartable, passe le sac trop grand sur son dos en manquant de tomber, et court pour rejoindre le couloir. L'institutrice lui demande de ralentir et le sermonne parce qu'il n'a enfilé qu'un morceau de son manteau. Il récupère son écharpe en laine au passage - sur l'un des portes manteaux où elle pend négligemment – et s'enfuit dans la cour de récréation. Ils la traversent dans le silence. Le petit garçon a froid, avec son gilet à moitié boutonné, son manteau qui pend et son écharpe qui traine sur le sol mouillé.

L'enseignante pousse le portillon qui rejoint la cour des maternelles puis une autre porte blanche qui donne sur un couloir. Peu d'enfants restent en étude après la classe tous les soirs. Les institutrices s'occupent à tour de rôle des devoirs le temps que les parents viennent les chercher. La maitresse frappe à une porte où d'autres enfants sont en train de travailler. Alister pousse un soupir de soulagement en voyant son institutrice préférée.

– Je t'amène Alister. Tu peux retravailler les sons avec lui ? Il confond les sons « j » et « ch ».

Miss Torres hoche la tête et l'accueille avec son grand sourire. Elle s'occupe des élèves en moyenne section de maternelle et c'est dans sa classe qu'il aurait aimé aller. C'est dommage qu'on ne demande pas aux enfants de choisir leur classe et leur maitresse.

La sienne s'en va enfin. Dans la salle, il y a des plus petits, mais surtout des plus grands, et pas un seul élève de sa classe. La gentille maitresse s'avance sans retirer son sourire. Elle a de jolies dents blanches. Il aime aussi ses longs cheveux bouclés, ses grands yeux foncés et les robes qu'elle met, avec des volants. Elle est encore plus jolie que sa maitresse à lui. Comme quoi, faire des sourires, cela a des bons côtés. Elle lui ébouriffe les cheveux et lui désigne une table.

– Tu peux t'asseoir ici si tu veux.

– Tu peux lire Peter Pan ? demande-t-il, plein d'espoir.

Elle éclate de rire.

– Pas tout de suite mon grand, il faut d'abord que tu fasses tes devoirs.

– Mais j'ai pas envie.

– Et si on révisait les sons en prenant le livre de Peter Pan, qu'est-ce que tu en dis ?

Il hoche la tête. Il n'est pas sûr d'avoir tout saisi. Mais Miss Torres trouve toujours une solution pour rendre les devoirs plus amusants. 

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