MYSTÈRES DU CHÂTEAU D'URGIS ( partie 2)
Toutes les deux ou trois minutes, je m'arrête pour reprendre mon souffle contre un mur fissuré. Mes jours de beau marcheur sont bien derrière moi. J'avance prudemment dans les couloirs obscurcis, en déblayant machinalement quelques toiles d'araignée du bout de ma canne. Je vérifie régulièrement qu'Argus ne s'éloigne pas.
J'ai eu mon Château, moi aussi, plus grand et plus beau que celui-ci. Un Château souterrain, dont je n'étais pas le propriétaire, mais simplement le gardien, là-bas, dans la vallée. Quand les rares touristes qui s'égarent dans cette région improbable des Congères voulaient visiter les grottes de Thérandal, c'était moi qui les y faisais descendre.
Leur dédale humide et ténébreux m'était bien plus familier et agréable que la chambrette étriquée que j'occupe ici. Chaque salle recelait son lot de merveilles et de curiosités. Les enfants étaient particulièrement friands de la Salle des Fontaines, qu'on appelait aussi Salle des Convives, à cause de sa mise en scène singulière : sous la plus haute des cinq fontaines pétrifiantes qui s'y déversaient, on trouvait une table à laquelle étaient assis quatre personnages s'apprêtant à partager un repas. La table, les chaises, les personnages et le repas étaient de pierre, et les visiteurs se demandaient ce que fabriquaient ces commensaux impassibles sous cette pluie incessante. Une fois sur deux, je leur disais la vérité, et ils s'étonnaient d'apprendre que ces convives inanimés étaient en fait des mannequins de bois récupérés dans une boutique de vêtements, et placés là par la gardienne qui m'avait précédé, Viviane, pour être lentement pétrifiés pendant près de cinquante ans. Quand les enfants étaient nombreux dans le groupe, je leur racontais la légende des quatre visiteurs maudits de Thérandal, qui avaient un jour trouvé, en entrant dans cette salle, un somptueux festin tout préparé sous la fontaine, et avaient traversé pour l'atteindre le terrible bassin des Eaux Interdites (attention, ne vous penchez pas trop), tombant ainsi sous le coup de l'épouvantable malédiction des grottes. Celui qui le souhaitait pouvait encore prendre place parmi eux, car il restait à table une cinquième chaise, vide. Alors, à qui le tour ?
Les enfants aimaient aussi le Clocher, vaste caverne au plafond orné de multiples dômes qui répercutaient le moindre son, et semblaient autant de cloches géantes sans bourdon, formées par les tourbillons d'un ancien torrent souterrain asséché. C'était une salle où l'écho n'avait pas le temps de chômer.
Les adultes avaient des goûts plus classiques : ils s'attardaient souvent dans la Salle des Orgues, ou dans la forêt de stalagmites de la Salle Hypostyle, dont les charmes indéniables n'avaient pourtant rien d'exceptionnel par rapport aux autres grottes existantes. Pour ma part, j'affectionnais davantage la Galerie des Excentriques, une longue travée qui s'étendait d'un bout à l'autre du réseau, et dont les parois fleurissaient de ces curieuses et minuscules stalactites translucides qui se développent non pas vers le bas, contrairement aux autres, mais dans toutes les directions, de façon complètement aléatoire, sans tenir compte des lois de la gravité. On avait la sensation, en levant la main, de pouvoir toucher les étoiles. Le firmament cristallin qu'elles tissaient dans les hauteurs de la Galerie me paraissait plus riche, plus foisonnant et surtout plus distinct que celui qu'on observe depuis les jardins du Château par les nuits calmes. Mais il faut tout de même ajouter que ma vue a sensiblement baissé ces temps derniers.
Ma salle de prédilection était la plus profonde, et celle qui donnait son nom à l'ensemble des grottes. Si l'origine du mot Thérandal demeure une énigme, en revanche, il se gravait à jamais dans la mémoire de quiconque poussait la visite jusqu'à cette ultime poche de ténèbres. Thérandal était un visage colossal, poreux et luisant, creusé dans la paroi, qui toisait sans complaisance les visiteurs intimidés du haut de ses sept mètres, d'autant plus imposant que la salle qui l'abritait était l'une des plus étroites. Aux dires de Viviane, qui m'avait formé sur le circuit des grottes pour que je puisse prendre sa relève, Thérandal était, malgré les apparences, une formation naturelle. Il ne s'agissait pas là d'une farce de son invention comme les convives de pierre : on ne trouvait pas trace d'une quelconque présence humaine dans ces cavernes antérieure à leur découverte, il y a un peu plus d'un siècle. Le visage géant n'était donc pas une sculpture pariétale, mais un relief géologique, aussi étonnant que cela puisse paraître.
Bien que l'éclairage électrique ait été installé partout sur le circuit, quand j'emmenais un groupe voir Thérandal je l'éclairais toujours à la lanterne seulement : les reflets vacillants de la flamme sur les cavités hiératiques du visage s'animaient alors d'une inquiétante vivacité, et l'effet sur les touristes était garanti.
Le soir, après la dernière visite, je redescendais seul dans la salle de Thérandal, et je lui parlais quelquefois pendant une heure. Je n'ai pas eu besoin d'attendre mon grand âge pour devenir à moitié fou, certes, mais personne n'écoute comme un visage de pierre. J'aimais déambuler dans le labyrinthe des grottes, être dans leur confidence, complice de leur solitude, les connaître sous un jour ignoré du reste du monde. C'est sans doute pour les mêmes raisons que j'explore en fraude les ailes désaffectées du Château.
C'est la même fascination que j'éprouvais pour les champignons d'argile et les bouillonnements figés de la roche qui me pousse vers les reflets voilés de l'émail crasseux et la robinetterie rouillée dans la salle de bains, vers les fauteuils miteux et les étagères inhabitées dans les chambres. Les jours où je m'en sens le courage, je gravis l'escalier jusqu'au premier étage. Les vingt-six marches me prennent en moyenne un bon quart d'heure, et je dois faire plusieurs pauses en cours de route, mais Argus est patient, il ne m'abandonne pas. Nous formons une équipe, tous les deux : il m'attend quand je peine à monter, et je l'attends lorsqu'il va se soulager dans quelque recoin sombre.
Au bout d'une heure ou plus, parfois, au détour d'une porte descellée, nous rencontrons les balayeurs. On ne les rencontre jamais immédiatement après être entrés dans le Château, non : il faut d'abord errer un bon moment dans les vestibules déserts, comme si c'était là un préalable nécessaire à leur matérialisation. Mais c'est un effet trompeur : il n'y a pas de règle aux apparitions des balayeurs, impossible de prévoir leurs déplacements – tout juste peut-on sentir, à leur approche, quelque chose comme un fumet ténu de poussière et d'ennui.
Leur nombre varie : souvent cinq ou six, ils apparaissent à l'occasion en petits groupes de deux ou trois, et s'affairent à nettoyer maladivement la pièce de tout ce qui peut s'y trouver, excepté la poussière. Ce n'est pas elle qu'ils viennent chercher. À première vue, ils ne touchent à rien : ils se contentent d'aller et venir sans objet précis, glissant en silence sur le carrelage, gesticulant moins comme des hommes que comme des pantins aux jointures disloquées. Car les balayeurs n'ont rien d'humain, j'en suis désormais convaincu : leurs vêtements sales et rapiécés, dont les couleurs délavées se confondent en une sorte de gris de fond vaseux, leurs cheveux rêches et hirsutes plaqués sur leur crâne par touffes clairsemées, comme les vestiges d'une forêt après l'incendie, et surtout ces hideuses traces résiduelles, bosses, taches, crevasses, qui subsistent à l'endroit où devrait se trouver leur visage – tout porte à croire qu'ils proviennent d'un autre monde, quel qu'il soit. Certainement pas de mon cerveau, en tout cas, aussi malade et fatigué qu'il soit, puisque René les voit. Ils agissent toujours de la même façon : vous êtes tranquillement assis dans la bibliothèque, au réfectoire ou dans votre chambre, l'air de rien, et tout à coup ils sont là, à s'agiter autour de vous avec leur grotesque déhanché de marionnettes, vous fixant de leurs cavités sans yeux, se penchant à votre oreille pour murmurer on ne sait quoi, on ne sait comment, puisqu'ils n'ont pas de bouche. Leurs visites ne sont pas longues : ils trépignent de part et d'autre pendant cinq ou six minutes, tout au plus, puis se retirent exactement comme ils sont entrés : par les murs, par le sol ou à travers le plafond. Et chaque fois qu'ils repartent, la pièce se retrouve un peu plus vide qu'avant leur arrivée. Son habitant aussi.
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