9. Wes


San Diego, San Clemente, Long Beach, Malibu...


Ils n'avaient cessé de bouger d'une ville à l'autre. D'une plage à l'autre. Et ces deux semaines avaient glissé sur eux, comme ça, sans qu'ils s'en rendent compte.


Wes choisissait toujours des endroits à l'écart des spots les plus connus. Des endroits plus sauvages, plus isolés. Comme lui.


Il prenait garde également de surfer tôt le matin, ou tard le soir. Il savait qu'il y aurait moins de monde sur le sable, même s'ils croisaient parfois d'autres surfeurs.


Son secret avait failli être révélé plus d'une fois. Wes avait bien conscience de marcher au bord d'une falaise escarpée. Il savait qu'il jouait à un jeu dangereux et qu'il valait mieux être celui qui dirait tout à Lilith, s'il ne voulait pas plonger dans le précipice des regrets. Il le savait.


Pourtant, il ne pouvait s'y résoudre.


Il désirait la maintenir dans l'ignorance encore un peu. Cela faisait si longtemps que personne ne l'avait regardé de la façon dont elle le faisait. Le regarder et le voir, lui. Juste lui. Pas un mirage qui lui collait à la peau.


Il avait la sensation de se retrouver dans le regard de Lilith.


Retrouver celui qu'il était. Celui qu'il avait perdu en chemin.


Et le dernier soir au bord de l'océan était arrivé sans crier gare. Un dernier moment au bord des vagues avant de reprendre la route en direction de Chicago. Avant de retourner auprès de ses amis et de la vie qu'il avait fuie l'espace de quelques semaines.


Marcher de nouveau dans les pas de celui qu'il était devenu.


Depuis qu'il avait rencontré Lilith, il avait roulé droit devant lui sans se poser de questions. Rouler encore, rouler toujours, sans jeter le moindre coup d'œil au rétroviseur. Comme un élan en avant. Un mouvement de liberté et d'authenticité.


Peut-être devrais-je tout laisser tomber et la suivre, pensait-il. Oublier Chicago et partir avec elle...


Mais à peine songeait-il à tout abandonner derrière lui que le visage de Pete et celui des autres s'imposaient à lui. Et leur air triste et accusateur lui tordait les tripes.


Non, je ne peux pas faire ça. Il faut que j'arrête de fuir.


Le ciel avait pris cette couleur caractéristique des fins de journées estivales au bord du Pacifique. Il arborait un rose tropical. Un rose incroyable qui teintait les palmiers et le sable d'une aura irréelle.


Lilith venait de sortir de l'eau et elle tournait le dos à Wes. Elle avait planté sa planche sur la plage et s'appuyait dessus, immobile comme la statue d'une nymphe marine. Ses longs cheveux bruns ondulaient dans son dos, encore humides et lourds des sels océaniques.


Tandis qu'il s'approchait, Wes se rendit compte qu'elle était en train de chanter. Elle fredonnait un air tout doux, qu'il avait l'impression de connaître. Même s'il ne comprenait pas vraiment le texte en français.


Arrivé à son niveau, il vit qu'elle souriait.


Un sourire qui irradiait le bonheur. Un sourire qui s'imprimait dans la mélodie.


La vie en rose...


Il reconnut au refrain la chanson que Lilith entonnait avec une telle candeur. Il se souvenait bien de la reprise de Louis Armstrong. Il réalisa qu'elle lui offrait la version originale. Celle d'une chanteuse française d'une autre époque dont il avait oublié le nom (s'il l'avait seulement su un jour).


Il la prit par la taille et elle lâcha sa board pour l'enlacer, lui. Ils entamèrent une danse lente. Ils dansèrent en suivant le rythme des paroles de Lilith. Il dansèrent sur l'écho du roulis des vagues, leurs pieds déplaçant le sable encore tiède.


Lilith conclut sa chanson par un baiser léger. Une simple caresse sur les lèvres de Wes.


Mais celui-ci la retint alors qu'elle s'écartait déjà.


Il la retint et prit possession de sa bouche, tout en resserrant son étreinte. Avide d'elle, comme toujours. Il ne respirait bien que lorsqu'elle capturait son souffle avec sa langue.


Lorsqu'elle s'éloigna de nouveau, il garda sa main captive dans la sienne. Lilith serra ses doigts autour des siens et il se sentit rassuré, sans trop savoir pourquoi.


— C'était joli, ce que tu chantais, murmura-t-il.


— Tu trouves ? C'est la lumière du soir qui me l'a mise dans la tête... On voit vraiment la vie en rose. Littéralement.


Il sourit en observant le coucher de soleil colorer le visage de la jeune femme.


— Comment dit-on sunset en français ? demanda-t-il.


Coucher de soleil. Mais je préfère le mot crépuscule.


Crépuscule, dit-il en butant sur les syllabes.


Son accent peinait à prononcer correctement les « r » et les « u ». Il le répéta plusieurs fois pour essayer de l'apprivoiser. Et Lilith le scanda avec lui, pour l'aider à retenir la musique de ces sonorités étrangères.


Elle avait commencé à lui enseigner sa langue maternelle le lendemain de leur départ de San Diego. Comme ça, sur un coup de tête. Elle lui avait déclaré qu'elle devait lui apprendre quelque chose puisqu'il lui avait appris à surfer. Comme un échange de savoirs. Elle lui avait alors proposé de lui donner des cours de français.


Wes avait vite compris que cette réciprocité était importante à ses yeux. Il l'avait compris et avait été séduit par cette idée.


Il avait donc accepté.


Ses leçons avaient suivi un rythme un peu chaotique, entre deux sessions de surf et des randonnées dans l'arrière-pays. Des leçons au goût d'école buissonnière souvent interrompues par des baisers et des caresses.


— Ce n'est pas de ma faute, se défendait-il quand Lilith lui reprochait son manque de sérieux. Dès que tu parles français, c'est tellement sexy que j'ai envie de t'arracher tes fringues.


Il joignait alors le geste à la parole et les reproches de sa compagne se transformaient vite en soupirs de plaisir.


Crépuscule, chuchota-t-il une dernière fois à l'oreille de Lilith.


— Je n'ai pas été tout à fait honnête, avoua-t-elle à brûle-pourpoint.


Surpris, il la dévisagea avec inquiétude. Mais Lilith arborait une expression sereine, qui était en parfaite contradiction avec les paroles qu'elle venait de prononcer. Elle cessa de contempler l'océan et lança à Wes un regard à la fois intense et doux.


Un regard qui gommait le monde autour d'eux.


— Ce n'est pas juste le coucher de soleil qui m'a rappelé cette chanson. C'est toi. C'est la vie à tes côté. C'est le bonheur qui m'accompagne chaque jour passé avec toi. Ma vie en rose, c'est toi.


En l'entendant dire ça, Wes crut que le soleil n'avait pas disparu à l'horizon mais qu'il s'était logé au creux de sa poitrine. Il avait habillé les mots tendres de Lilith de ses rayons bienfaisants et s'était glissé sous sa peau. Là, juste à l'endroit où sa déclaration résonnait encore, épousant la course du sang dans ses veines.


De nouveau, il la serra contre son cœur.


Etait-ce le bon moment ? Celui de lui dire ce qu'il lui avait caché ?


Wes enfouit son visage dans sa chevelure mouillée, goûtant du bout de la langue le sel sur ses cheveux.


Non... Elle comprendra quand nous serons à Chicago. Elle le réalisera bien assez tôt.


Et même si cette perspective jetait une ombre sur son âme, il savait qu'il ne pourrait plus jamais revivre l'insouciance de leurs premiers jours.


Tout allait changer. Dès qu'elle connaîtrait son secret, rien ne serait plus jamais pareil. C'était une certitude amère qui le hantait.


Et il avait besoin de rester encore un peu le garçon qui l'avait séduite un soir de tempête.


Juste Wes.


Rien de plus.


— Va te changer dans le van, lui demanda-t-il. J'ai une surprise pour notre dernière soirée au bord du Pacifique, mais j'ai besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.


Lilith fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour protester. Mais Wes avait anticipé ses questions et il l'embrassa avant qu'elle ait eu le temps de les poser. Puis, il arracha son surf du sable et lui tendit, en lui faisant signe de filer.


La jeune femme capitula.


Elle attrapa sa board et s'éloigna.


Quand elle ne fut plus qu'une silhouette lointaine, une ombre dans le crépuscule rosé, Wes déballa les affaires qu'il avait cachées dans un sac.


Il étala une vieille couverture élimée et y déposa de petites bougies dans des verres. Il les alluma puis recula d'un pas pour admirer son oeuvre. Leur lueur hésitante prenait peu à peu de l'ampleur, brillant dans l'obscurité grandissante.


Satisfait, il saisit la bouteille de vin rouge qu'il avait achetée un peu plus tôt dans la journée et décida qu'il attendrait le retour de Lilith pour l'ouvrir. Il n'avait pas prévu de nourriture, il avait oublié ce détail... Mais peu importait ! Il pourrait toujours aller chercher quelques provisions dans le van si la faim devenait trop pressante.


Ce soir, nous allons boire en l'honneur de l'océan, se dit-il. C'est le moment des adieux...


Et même s'il savait que Lilith avait prévu de l'accompagner à Chicago, il sentit comme un tiraillement dans son coeur. Une douleur aigüe et répétitive.


Même si ce n'était pas à elle qu'il disait adieu, quelque chose le fit trembler. Une nostalgie anticipée. Un pressentiment renforcé par la nuit qui tombait autour de lui.


La sensation que la noirceur pouvait à tout moment étendre son empire sur son esprit.


Briser le fragile cocon de bonheur qu'il avait tissé autour d'eux.


Il fut tiré de ses pensées désagréables par l'arrivée de Lilith. Elle avait fait vite et il la soupçonnait de s'être dépêchée par simple curiosité. Elle balaya du regard la couverture, les bougies et le vin qu'il tenait à la main.


Elle ne dit rien.


Elle ne dit rien mais le sourire qui naquit sur son visage valait bien mille mots.


Wes lui tendit la main et la guida entre les photophores improvisés. Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'il aperçut l'étui à guitare qu'elle avait apporté.


— J'ai trouvé ça en rangeant mon surf, dit-elle.


Il hocha la tête mais n'ajouta rien.


Ils s'installèrent sur le tissu et le jeune homme leur servit à boire. Ils trinquèrent et le bruit clair du verre s'éleva dans l'air nocturne.


Les étoiles faisaient leur entrée lumineuse sur la voûte céleste, tandis que le Pacifique, imperturbable, déroulait ses vagues écumeuses dans un rugissement de félin aquatique.


Wes et Lilith ne parlaient pas.

Ils profitaient de la douceur de la nuit.


Et Wes avait la sensation vague et confuse que les paroles, qui allaient être prononcées sous ces constellations californiennes, auraient quelque chose de définitif. Il sentait qu'elles pouvaient les faire basculer. D'un côté comme de l'autre.


Pourtant...


Il les avait retenus trop longtemps ces mots-là.


Ses mots d'amour. Ceux qu'il avait peur de prononcer car ce qu'ils vivaient dépassait tout ce qu'il avait connu. Parce que parfois les paroles semblent bien fades. Surtout quand elles ont déjà été dites pour d'autres.


Plus il contemplait Lilith, plus il avait envie d'inventer un langage.


Une nouvelle langue, juste pour eux deux. Des mots vierges de tout autre sentiment. Des syllabes qu'il ne créerait que pour elle. Des sons qui auraient l'éclat de son rire et la chaleur de sa voix.


Alors, il prit l'étui et en tira son instrument. Il en caressa le bois, comme pour dire bonjour à une vieille amie. Comme pour s'excuser de l'avoir délaissée ces dernières semaines. Et il se mit à pincer les cordes.


Il commença à chanter, les yeux fermés.


Il laissait ses doigts courir sur la guitare, faisant naître les accords qu'il avait imaginés. Ceux qu'il avait entendus dans sa tête quand il observait Lilith nager dans l'océan. Ceux qui ne le quittaient pas quand il se perdait en elle.


Sa voix s'affirma peu à peu et il osa ouvrir les yeux.


Lilith l'observait avec intensité. Il avait même la sensation qu'elle retenait son souffle.


Il chanta pour elle. Juste pour elle.


Et ses paroles emmêlées aux notes lui étaient adressées.


I wish I was a sentimental ornament you hung on...*


Peu importait ce que l'avenir leur réservait. Il lui offrait en cet instant tout son amour. Son amour plein et entier. Celui naît à la faveur d'un orage. Celui qui depuis lors ne cessait de le foudroyer dès qu'elle le touchait.


I wish I was the pedal brake that you depended on

I wish I was the verb 'to trust' and never let you down...


Il craignait que tout cela ne s'évapore à la minute où ils atteindraient Chicago. Pourrait-elle encore lui faire confiance ?


I wish I was a radio song, the one that you turned up.


Allait-elle comprendre ?


Il se tut et attendit en silence.

Il attendit dans le silence de Lilith.


Il craignait qu'elle n'ait réalisé ce qu'il lui cachait depuis des semaines.


— C'était magnifique, finit-elle par articuler d'une voix assourdie par l'émotion. Tu as un timbre magnifique... Je... Tu m'as fait frissonner...


— C'est parce que tu as oublié de mettre un pull, tenta-t-il de plaisanter.


Elle ignora sa blague et poursuivit :


— Je t'assure que j'ai rarement entendu une voix comme la tienne. Je ne sais pas comment dire... Je... Oui, de la joie. C'est ça ! Quand tu chantes, ça me rend joyeuse. Tu apportes de la joie avec ta musique.


— De la joie ?


Il ne put s'empêcher de rire en songeant à ses autres compositions.


— Oui ! Ne te moque pas ! Je m'explique mal... C'est tellement beau quand tu joues que ça me rend joyeuse. C'est la beauté qu'il y a dans les vibrations de ta voix. C'est un truc indéfinissable.


— Si tu le dis...


— Oui, crois-moi. Tu devrais jouer plus souvent en public. Quand on a un don comme le tien, c'est important de le partager avec les autres, ajouta-t-elle en souriant.


Wes ne répondit rien. C'était trop risqué. A la place, il lui demanda quelque chose qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs jours.


— Comment dit-on "Storm" en français ?


Lilith demeura muette un instant, comme si elle devinait ce qui se cachait derrière cette question.


Orage, répondit-elle dans un murmure.


Wes déposa la guitare à côté de lui et s'approcha de Lilith. Il attrapa ses mains et lui déclara :


Tu es mon orage. Lilith, you're my storm. Depuis cette nuit au Lightning Field, depuis notre rencontre dans la tempête, j'ai compris que tu étais mon orage. Celui qui a débarqué dans ma vie sans prévenir et a tout changé. Celui qui a tout détruit, tout ravagé dans mon coeur... Et je suis comme purifié et rempli de ta présence. Il n'y a plus que toi. Juste toi. Mon orage. My Storm.


Il pouvait percevoir les tremblements de ses doigts entre les siens. Il les lâcha pour saisir son visage et il sentit ses larmes couler contre ses paumes. Elle pleurait.


Elle souriait aussi.


Comme saisie d'une émotion trop forte, trop puissante pour être contenue.


Il voulut l'embrasser mais elle le repoussa avec douceur.


— Attends... murmura-t-elle. You're my lightning. Tu es mon éclair. La foudre qui s'est abattue sur mon existence et qui a tout brûlé sur son passage. Tout hormis toi, hormis mes sentiments pour toi. L'éclair qui m'a apporté le bonheur auquel je ne croyais plus. Celui qui arrive à contrôler mes pensées quand elles s'agitent dans mon esprit. Et il n'y a plus que toi. Ta peau, ton odeur, ta chaleur. Toi. My lightning.


Wes pensa que son coeur allait exploser. Chaque battement soulignait les mots d'amour de Lilith.


Her Lightning.


Elle passa ses mains derrière la nuque du jeune homme et l'attira à elle.


Et comme toujours, Wes retrouva sa respiration dans le souffle de Lilith.

Comme toujours, il s'enivra de la douceur de sa peau contre la sienne.


Ils basculèrent sur la couverture et Wes oublia Chicago. Il oublia tout ce qui les attendait là-bas.

Il oublia tout ce qui n'était pas Lilith.


She's my Storm and I'm her Lightening.


Et l'océan fut témoin une dernière fois de cet amour qui était né au coeur d'un orage.



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* Les paroles de la chanson que joue Wes sont des extraits de "Wishlist" de Pearl Jam (cf. vidéo en lien ;-)

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