VII. Un jour mon prince viendra
Cinq jours que nous sommes à Taiohae et je n'ai pas encore vu l'île. Nuku Hiva et ses montagnes vertes, ses forêts et ses champs plus clairs et ses cascades entraperçues en arrivant.
Alors oui, je suis sortie du bateau. Souvent.
Histoire de ne pas subir constamment le roulis qui bringuebale l'Esperance comme une vulgaire coquille de noix.
La terre, enfin ! Les snack du port principalement, avec leur choix de chowmen (ces nouilles frites aux légumes et au porc) et de salade de poisson cru, accompagnés de l'inévitable Hinano, le magasin, dont le vendeur m'appelle déjà par mon prénom, la boulangerie (le plaisir de manger du pain frais), le marché où j'ai découvert d'autres fruits étonnants, dont un au goût de Malabar, et même le grand Tiki qui surplombe le port.
Mais une île ne se réduit pas à son port ni à sa ville.
Et c'est pas que la compagnie des raies mantas qui virent en escadrille autour du bateau me gave, mais l'eau est si noire que ma motivation pour sauter à la rencontre de ces animaux majestueux disparaît à peine cette pensée évoquée.
Alors j'ai insisté auprès de Jean pour qu'on sorte. Mais j'ai comme l'impression que lorsqu'il est loin de la mer, il se sent mal à l'aise. Comme pris de vertiges. Encore aux snacks du port, ça va, il la voit. Il la sent, la mer. Mais aller faire un tour en montagne : oh mon dieu !
- Jean, j'étouffe !
- Mmm, grommelle-t-il.
- Si je dois aller à Tahiti pour refaire mon passeport, alors pourquoi on ne part pas maintenant ? Vu que tu ne sors pas ! Au moins on serait sur l'eau. Et on serait dans la « Séquence » !
- Pas maintenant ! Il faut que je vérifie un truc sur le moteur.
- Arrête ! Tu l'as à peine ouvert ton moteur ! Dis plutôt que tu veux continuer à voir la belle Mireille !
- Tu veux faire un tour ? Et bien va faire un tour ! Je vais demander à Robert que son fils t'accompagne. Quand il était jeune, il adorait traîner dans la forêt. Il doit bien connaître le chemin de la cascade! Et ça lui fera du bien, tiens, avec le départ de sa femme et sa fille, il paraît qu'il va pas fort.
La cascade ! La super belle cascade dont tout le monde parle !
- Jean, je t'adore, lui dis-je en lui sautant au cou.
- Attends, ne te réjouis pas trop tôt. A mon avis, ça crapahute bien pour y arriver. Ah au moins comme ça, tu me feras des vacances pour un moment !
Me voilà donc partie pour voir la cascade. Un peu de marche pour dérouiller mes jambes après toutes ces journées passées dans ce mini-studio flottant. L'Espérance est certes un joli voilier, mais c'est quand même une habitation très étroite, bas de plafond et qui sent le renfermé.
C'est Ta'aroa qui m'amène. Le fils de Robert, le compagnon de Hinano de Jean. Je suis donc entre de bonnes mains. Et vu la taille de ses mains, je l'espère. Il est au format local, c'est à dire pas gigantesque mais tu sens qu'il est capable de me soulever avec la même aisance qu'une baguette de pain ! D'ailleurs je n'ai pas envie de lui chercher des noises, j'ai remarqué sa grosse dent de requin ou de sanglier autour du cou et ses tatouages un peu partout qui lui dessinent les mollets et les biceps. Avec son torse bombé et son anneau à l'oreille, ça fait un peu too much dans le genre cliché, mais que ne ferais-je pas pour sortir de ce bateau.
D'ailleurs, je fais un peu la maline, mais sortir du bateau pour embarquer sur son paddle n'a pas été des plus faciles. Pendant qu'il récupérait mon sac en un pas de funambule, moi je m'agrippais aux bords de sa planche de malheur pour me traîner agenouillée vers l'avant et m'y avachir comme un chien apeuré et tout mouillé (au moins le short). Je passe sur ses sarcasmes.
Je marche donc sur cette sente en pleine jungle équatoriale : palmiers, fougères gigantesques, lianes, grandes feuilles, parfois des petites fleurs mauves. Ca monte vraiment raide, le sol est noir et spongieux et tout est vert, à part le ciel, d'un bleu intense. Le soleil transperce par endroit entre le feuillage et heureusement qu'il y a tous ces arbres, sinon je ne pourrais pas avancer. Déjà que c'est pas terrible. Il faut dire qu'il fait aussi moite qu'à Hawaï avant la pluie, mais là-bas, je ne me faisais pas une rando. Conclusion, je transpire comme une dingue, à vrai dire je n'ai jamais transpiré comme ça, mais c'est une odeur que je ne connais pas. J'ai même l'impression de transpirer sans odeur ! Je suis bien loin de la Basse Californie et les serviettes de bain qui sèchent en pleine nuit. Je n'ose pas interpeller Ta'aroa, de peur qu'il ne voit ma tête qui doit être plus rouge qu'une pivoine. Alors j'observe le feuillage autour où j'ai l'impression que chaque plante est une nouvelle espèce. Devant moi, Ta'aroa continue, inlassablement en fendant les branches de son coupe-coupe à la manière d'un Indiana Jones en T-shirt Air Tahiti Nui trop serré et en tongs. Lui au moins pourrait être survivaliste, même sans talents agronomes. Quel âge peut-il avoir ? 25 ans ? 30 ans à peine ? Quelle vitalité, quelle aisance comparée à ma montée en style mémère !
- Tu veux qu'on fasse une pause, me demande-t-il ?
Il lit dans mes pensées lui-aussi ou ça se voit tant que ça que je suis au bout de ma vie ?
- Oui, ce ne serait pas de refus.
- Une trraverrsée du Pacifique, ça rramollit les muscles, c'est norrmal, me rassure-t-il avec son accent polynésien et un tact parfait !
Il sort de sa besace un gros paquet de feuilles de bananiers noué par une liane. Tranquillement, il ouvre son papier alu de la jungle et me présente ... des merveilles ! Des merveilles merveilleusement bonnes : un petit goût d'orange et de coco. Avec un peu d'eau fraîche, je revis.
- C'est ma mèrre qui les a prréparrées, me spécifie-t-il.
- Comme c'est gentil. Tu remercieras ta mère. ... Dis, au fait, c'est encore loin la cascade ?
Il rit, d'un rire aigu et franc, transformant son visage austère de guerrier des îles un peu surfait en un ange amical.
- On y est prresque, c'est juste aprrès cette petite crrête-là.
- Il faut monter tout là-haut ?
- Oui. Mais tu en es capable, tu sais.
Ca veut dire quoi, ça ?
- Et ça vaut vrraiment le coup.
Ca grimpe vraiment fort. Il faut maintenant que je me tienne aux troncs pour pouvoir monter dans cet entrelacs de racines. J'espère qu'il n'y a pas une mygale, un scorpion ou pire, un serpent caché sur l'écorce ! Et Ta'aroa qui est déjà si loin ! Tant pis, je m'offre une pause.
En me retournant, je découvre la vallée : un goulet vert intense, quasiment fluo, une strie presque verticale dans le paysage. La canopée en contrebas se prend pour un immense tapis volant moutonneux, qui donne envie de sauter dedans. Mais il faudrait tout remonter ! Dire qu'on est parti de tout là-bas, tout au bout, derrière le pan de montagne, de la côte qu'on devine aux oiseaux marins qui tourbillonnent au loin ! Antoine aurait adoré. Le paysage, la nature et le challenge. Oui, surtout ça : le challenge de la rando. Il serait déjà tout là-haut, sur les talons de Ta'aroa, peut-être même devant. Il aurait adoré les Marquises : tous les matins, il aurait fait sa natation en plongeant de l'Espérance, ensuite il serait allé faire son footing dans la rue principale, jusqu'aux dernières maisons tout en haut. Il ne lui aurait manqué que le rameur, mais Robert aurait pu lui trouver une place dans un de ces canoës à balanciers qui filent à vive allure tous les matins dans la baie, au son des coups de pagaies rythmées par une équipe de Musclors locaux. Il aurait fini attablé à l'un des snacks du port, une Hinano à la main, à discuter technique de rame et vocabulaire particulier à ce sport si prisé ici, avant d'aller se faire inviter chez un nouveau pote, dont la mère n'aurait pas manqué de lui faire goûter sa salade tahitienne. Antoine est taillé pour ça, pour le voyage, pour l'aventure. Pas moi. C'est lui qui aurait dû être ici. Je suis même presque sûre qu'il n'aurait pas eu le mal de mer !
« Et le passeport ? Tu crois qu'ils se ressemblent, Antoine et Lupita, sur la photo du passeport ? » J'imagine le rire de Pat. « Voyons Estelle, ne dis pas de bêtises ! » Et Amy aurait rajouté un truc du style « Tu as montré que tu es capable de faire tout ça ! Tu veux prouver quoi de plus ? Vis pour toi, Estelle, profite, c'est ta vie ! »
- Bienvenue au parradis, Estelle, me lance, dans un grand sourire, Ta'aroa, me sortant de mes réflexions.
Je suis déjà au sommet ? Mince, j'ai grimpé toute cette pente raide sans m'en apercevoir ? Je relève la tête, mauvaise idée : du vide de chaque côté, enfin du vide derrière les fougères et les buissons. Juste le temps de quitter cette crête qui ne me rassure pas, mais pas du tout, quelques pas mal assurés vers la sente qui descend de l'autre côté et me voilà devant un paysage féerique, encore plus beau que ce que j'ai vu à Hawaï : au milieu de tout ce vert, en face de moi, une cascade blanche sur une falaise noire et un bassin d'eau cristalline en contre-bas. J'entends à peine Ta'aroa, qui court comme un cabri vers l'eau fraîche.
Une sensation de plénitude m'envahit. De gratitude aussi. C'est tellement beau. Merci Ta'aroa, merci Jean, merci Lupita, merci Amy et Pat. Sans vous, jamais je n'aurais vécu ça.
« Profite ! »
Je me sens pousser des ailes. En contrebas, Ta'aroa a déjà plongé dans l'eau. J'ai besoin de cette fraîcheur après tous ces efforts, vite, je dévale moi aussi la pente. Enfin, j'essaie de dévaler, sans tomber !
- Viens, elle est bonne, dit-il en sortant de l'eau quand j'arrive enfin.
Des gouttes perlent de ses cheveux ondulés sur le tatouage tribal qu'il arbore sur son torse. Que du muscle. Pas un pet de graisse. La peau dorée. Le sourire au maximum. Le visage détendu. Ses petits yeux noirs légèrement bridés pétillants.
Il gagne la roche plate un peu plus loin et lâche un salto.
Le temps que je me change, j'ai le droit à un concours d'acrobaties.
Ca y est, je suis enfin prête, un peu gauche sur ces rochers.
C'est sans compter sur mon ange charmant : il sort de l'eau, me prend la main et délicatement m'accompagne jusqu'au rocher plat.
- A trrois, on saute.
- Quoi ??
- Elle est bonne. Fais-moi confiance. Tu veux bien me fairre confiance ?
Me jeter dans l'eau comme ça ? Je ne suis même pas mouillée ! Et le choc thermique ? Finir ma vie par une crise cardiaque au milieu d'une cascade paradisiaque sans en avoir profité mais en s'étant tapée tout le trajet de montée, faut vraiment pas être copain avec la faucheuse !
Mais comment ne pas lui faire confiance, à Ta'aroa ? Son sourire est si majestueux. Et l'eau a l'air si bonne, si fraîche sur lui. Un rayon de soleil perce sur son visage au moment où son regard croise le mien. D'un coup, une chaleur m'envahit. Ca vient de sa main.
Sa main.
Notre main.
- Trrois !
Je saute comme dans un enchantement. Une éternité de frisson savoureux. L'eau est froide, puis fraîche, excellente maintenant. Mon cœur bat à fond. J'ai envie de recommencer, comme une gosse. Je me sens bien. Mieux que bien. Quelques brasses, la tête sous l'eau fraîche pour calmer cette excitation. Mon cœur ralentit un peu. Je regarde le rocher plat. Je regarde ce bassin, tout rond, l'eau transparente sur fond noir, la forêt autour et la cascade, au bout. Blanc, noir, vert.
Et au milieu du blanc vrombissant qui coule du ciel, un torse, posé sous l'impact des jets. Et une tête qui apparaît par moment, jouant à cache-cache avec la cascade. Ou plutôt un grand sourire et des yeux pétillants. Ta'aroa. Mon cœur bat la chamade, de nouveau. Je prends une grande inspiration, absorbant cette odeur si subtile de l'eau douce, si douce justement sur ma peau, si revigorante. Ses bras me font signe de le rejoindre. Pour me faire masser à ses côtés sous les paquets d'eau qui pleuvent de la forêt.
J'ai toujours imaginé le paradis comme une plage de sable blanc bordée de cocotiers avec un joli blond aux yeux bleus qui me tend un verre de punch. Mais je m'étais trompée et Ta'aroa a raison : c'est ici le paradis.
- C'est merveilleux, je lui crie pour couvrir le bruit de la chute d'eau.
- C'est toi qui est merrveilleuse, me répond-il.
J'ai dû mal comprendre.
Il me regarde avec son beau sourire, en cherchant mes yeux. Est-ce que finalement j'ai bien compris ?
Mon cœur fait des sauts dans ma poitrine : ça y est, je suis amoureuse.
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