NICK (5)-orgueil et abandon
Par chance, l'hôtel près de la gare n'est pas complet et bientôt je peux ronfler sur le lit aux ressorts grinçants qu'on m'a courtoisement attribué.
Je ne suis pas reparu au cabinet, le lundi suivant. Ni d'ailleurs toute la semaine qui a suivi. J'ai prétexte une angine, pris ma voix la plus enrouée pour téléphoner à Étienne qui a accepté l'explication sans broncher. Et négligé de me rendre chez le médecin. Les avocats ne sont pas indemnisés avant le trentième jour d'arrêt, alors à quoi bon ?
J'ai évité aussi tous les appels d'Alex, qui a fini par se lasser au deuxième jour. Je ne suis pas capable de l'entendre me dire qu'il préfère qu'on reste amis. Au quotidien, je parais équilibré, mais en réalité, ma carapace est fragile et les blessures de ma fin d'adolescence sont susceptibles de réapparaître à tout moment.
Et l'épisode de samedi m'a bouleversé plus que je ne saurais le dire, tout comme ma rencontre avec Alex d'ailleurs.
En attendant d'aller mieux ou que le courage vienne tout seul à moi, je passe mes journées sous la couette, à dévorer des biscuits et regarder les rediffusions de Beverly Hills.
-Tu comptes faire l'autruche longtemps ?
Pauline passe la tête à la poète de ma chambre. La pauvre s'inquiète, depuis qu'elle m'a retrouvé pratiquement exsangue dimanche en fin de matinée. Et je crois bien être dans la même tenue que ce matin, lorsqu'elle est partie pour l'école.
Alex s'est esquivé en laissant un mot de remerciement, que j'avais bien l'intention d'archiver pour garder un souvenir de lui.
Elle bondit sur mon lit, vêtue de son éternel pyjama coloré.
-Tu ne vas pas pouvoir rester éloigné du cabinet trop longtemps et Alex ne termine pas son stage avant juin. Ce qui s'est passé n'a rien de si dramatique. Quelle que soit sa décision, il n'y a pas de raison que votre entente soit compromise.
Si on oublie ma blessure d'orgueil, le sentiment d'abandon qui est revenu au galop aussi, aucune raison effectivement. Mais je ne cesse de retourner dans ma tête le regard ébahi d'Alex, qui n'avait rien à voir avec de l'amour.
Tous ceux que j'ai aimés dans ma vie m'ont trahi, mon père qui m'a chassé, ma mère et ma soeur qui se sont avérées incapables de me défendre, et qui trouvent normal de me croiser deux fois par an dans un restaurant. Et maintenant, Alex, le seul garçon que j'ai aimé depuis Matthieu en 1994, me refuse sa tendresse.
A mon arrivée à Paris, Matthieu avait juré de venir me voir régulièrement. Et puis il avait oublié, et trois mois après mon emménagement, j'avais compris que j'allais devoir tirer un trait sur lui.
Les années suivantes avaient été sages, me permettant de traverser sans risque la fin des années sida. J'ai voulu oublier le traumatisme de mes vingt ans, et le travail et les amitiés parisiennes m'avaient effectivement apaisé. Ce n'était que quatre, cinq ans plus tard que je m'étais senti capable de tenter les nouvelles rencontres.
Je ne savais pas m'y prendre, alors j'avais écumé les bars homosexuels, où je m'étais trop souvent senti la proie du désir d'autres hommes. J'avais tenté Internet qui apparaissait doucement, et où je me laissais facilement séduire.
Après un an de quête, j'avais rencontré Romain, plus âgé que moi, qui bossait dans la pub. Il avait été le premier à me considérer autrement qu'un objet sexuel et à m'accorder un peu d'attention.
Nous étions sortis ensemble un an, et il m'avait "réparé". Grâce à son attention, je me sentais aujourd'hui capable d'aimer Alex.
-Tu arrêtes de te lamenter et de repasser l'ensemble de ta vie en revue avec des lunettes noires, elle m'intime. C'est un ordre.
Face à son petit visage à la mine autoritaire, je ne peux m'empêcher d'éclater de rire. Elle grimace comiquement et je l'attire dans mes bras.
-Tu es la meilleure amie du monde, tu sais, je murmure.
Elle opine vigoureusement du chef. La modestie incarnée.
-J'en suis convaincue, sourit-elle.
*******
Pauline a raison, comme toujours. Et elle a emporté ma conviction. Le lundi suivant, me voici devant la porte du cabinet à 8h pile.
Un rai de lumière filtre sous une des portes. C'est Cécile, matinale.
-J'ai un référé urgent tout à l'heure, indique-t-elle avec un sourire. Et le confrère a conclu hier soir.
Elle me lance un regard curieux :
-Tu avais quoi, comme maladie ? Tu as l'air bien....
-Une angine, je marmonne.
Ça y est, je sais pourquoi je n'ai jamais accroché avec elle. Elle est fausse, sa sollicitude est feinte, et son seul souhait est d'affaiblir ma position au cabinet.
Je la quitte rapidement pour m'enfermer dans mon bureau. La place d'Alex trône à côté de moi, encore vide. Nous partageons le même bureau et tout à l'heure, je vais devoir accepter de croiser à nouveau son regard.
Angoissé par l'idée, j'appuie sur le bouton de mon ordinateur, qui met un temps fou à s'allumer. Étienne a laissé sur mon bureau une pile de nouveaux dossiers avec des annotations au crayon, quasi indéchiffrables.
-Oui, tu es attendu avec impatience, confirme Cécile en déposant une tasse de café sur ma table.
A neuf heures, je suis plongé dans un dossier de droit de la construction, à grincer des dents face à une ébauche de conclusions qui me prendront au moins une semaine. Absorbé par mon travail, j'ai à peine entendu Alex pousser la porte de notre bureau.
-Hello, je lance sur un ton peu assuré.
Il se plante face à moi, devant l'ordinateur, et mon angoisse se dissipe légèrement lorsque je constate que son regard est amical et naturel.
-J'étais inquiet, tu te cachais où ? Nick, tu ne crois pas qu'il faut qu'on parle ?
J'opine quand Cécile passe une nouvelle fois la tête à la porte :
-Alex, tu pourrais faire une recherche pour mon référé de tout à l'heure ? C'est urgent !
Alex s'éclipse avec un sourire d'excuse et moi je soupire. Toute la matinée, nous ne faisons que nous croiser. Étienne entend bien "faire des points" sur les dossiers pour rattraper ma "petite semaine de congés" et me convoque dans son bureau pendant une heure, tandis qu'Alex est réquisitionné par Cécile.
A 13H30, j'attrape enfin ma veste sur le portemanteau et me prépare à disparaître déjeuner rapidement d'un sandwich quand Alex se matérialise devant moi, un grand sourire aux lèvres.
-Je viens aussi ! Je meurs de faim.
J'esquisse un léger signe d'approbation et nous voilà sur le pas de la porte, à attendre l'ascenseur.
-Tu vas mieux ? demande Alex en pénétrant dans la cabine étroite, là où je peux sentir son odeur, presque respirer son haleine. Ton angine est guérie ?
La gêne m'envahit, et je baisse la tête en marmonnant vaguement, tandis que l'ascenseur nous déverse au rez-de-chaussée. Je sors le premier et quitte l'immeuble d'un pas rapide.
-Nick ! fait Alex, derrière moi. Nick, attends-moi !
Il me rattrape, me force à me retourner.
-Tu n'étais pas vraiment malade, n'est-ce pas ? Nick, regarde-moi !
Je tourne enfin la tête vers lui, le regard las.
-Non, non. J'avais surtout honte.
Il a l'air surpris, et son regard clair se fait chaleureux.
-De quoi ? Nick... Viens.
Il m'entraîne un peu plus loin dans la rue.
-Je ne suis pas très bien construit, tu sais. Je ne me repère pas très bien dans mes sentiments et je n'ai jamais eu l'impression d'être très aimé... Mais ce que je sais...
Il s'arrête un instant, et mon coeur s'emballe.
-Ce que je sais, c'est que depuis que je te connais, je ne me suis jamais senti aussi bien. Et que je ne veux pas que ça s'arrête. Ni que tu sois malheureux. Alors, .....
Il avale une nouvelle fois sa salive.
-Si tu veux bien... Juste me laisser un peu de temps. On pourrait...
Je l'enlace, sans le laisser finir.
-Bien sûr, je souffle, les larmes aux yeux. Bien sûr.
Il me serre un peu plus fort quand Cécile déboule juste dans notre champ de vision, son sac à la main et son téléphone portable sur l'oreille. C'est bien une des seules au cabinet qui en fasse une utilisation si intensive, d'ailleurs. Quand elle nous voit, enlacés, ses yeux s'écarquillent.
Alex s'est écarté vivement dès qu'il l'a vue, et toussote d'un air gêné. Quant à moi, je passe mes mains dans mes cheveux, mal à l'aise. La perspective qu'on puisse découvrir mon homosexualité au cabinet m'a toujours effrayé.
-Une mauvaise nouvelle, je murmure quand Cécile passe à côté de nous. Je préfère ne pas trop en parler pour le moment.
-Ah, désolée... lance-t-elle sur un ton un peu perdu. Et elle s'éloigne rapidement, indifférente au fond, toujours perchée sur ses talons aiguille.
Dès qu'elle a tourné à l'angle de la rue, Alex souffle.
-Tu as sauvé les meubles, on dirait.
-Hum, je lance, un peu soucieux. Mais je ne sais pas ce qu'elle a gobé. Allez, viens, on va déjeuner.
Tout en me suivant dans la rue, Alex demande :
-On dîne ensemble, ce soir ? Chez moi ? Tu peux rester dormir, si tu veux.
-Si je peux m'échapper avant 22 heures, bien sûr, je réponds.
-Tant mieux, poursuit Alex qui trottine à mes côtés, sans paraître prêter attention à ma réplique. Je voudrais que tu jettes un coup d'oeil à mon CV, pour mon stage en entreprise.
Le cursus de l'école d'avocats comprend trois périodes de six mois : en cours, en entreprise et en cabinet, à effectuer dans le sens que l'on souhaite. Cela veut dire qu'il va bientôt partir et que je ne le verrai plus tous les jours, je réalise avec une pointe de tristesse. Alors que j'ai l'impression tout juste de l'avoir retrouvé. Ou même de le découvrir.
-Tu as des pistes ? je demande pour masquer mon émotion.
-Juste lu les annonces, il rigole.
Le soir même, je me retrouve dans l'appartement poupée de mon ami, devant son ordinateur.
-Change tes intitulés de poste, je conseille. Ils sont trop longs.
-Je n'ai pas envie de bosser en entreprise, ronchonne Alex. Les audiences avec toi me manqueront trop...
La complicité entre nous s'est réinstallée avec naturel et sans gêne. Nous ne sommes plus ni tout à fait amis, ni (encore) amants, mais j'ai pris conscience de l'importance que j'ai pu acquérir pour lui en quelques mois à peine. Et la situation me convient tout à fait. Tout ce que je désire, c'est être avec lui le plus souvent possible. Je ne suis pas sensuel au point de ne pouvoir l'attendre, même si je brûle d'avoir son corps contre moi.
Lui est devenu plus mutin, plus sûr de lui également. Il joue les gosses en quête de tendresse et pose brièvement sa tête sur mon épaule.
-Tu as faim ?
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