1er Chapitre
Il n'y a plus de place pour toi dans ce monde
Elle prit une grande inspiration. Ses yeux orange luminescents se braquèrent sur le mur face à elle. La paroi en béton grise et jadis lisse l'avait accompagnée dès sa plus tendre enfance. Elle se souvenait de chaque coup qu'elle avait donné, de chaque marque qu'elle avait faite, de chaque fois où elle s'était appuyée contre le froid pan, fatiguée et lasse. Lentement, elle posa sa main dessus, les doigts bien écartés. Sa peau claire ressortait contre la teinte terne et foncée. Son visage aux traits fins se leva, la lumière du petit matin l'éclaira à travers la haute et minuscule ouverture condamnée par des barreaux en acier. Dans son dos, sa longue tresse frottait contre ses simples habits noirs qui épousaient sa silhouette élancée. Lorsqu'elle détachait ses cheveux, elle ne pouvait s'empêcher de s'amuser avec et d'observer leur couleur brune aux reflets blonds, roux, rouges, parfois plus brillants ou sombres.
Elle se sentait seule. Son premier souvenir remontait à son enfance, elle devait avoir trois ans et jouait dans sa chambre. Enfin, si tant est qu'on puisse appeler cette pièce étriquée et vide une chambre. Assise sur son lit en bois simplement recouvert d'un fin matelas dur et d'un duvet, ses jambes se balançant au rythme d'une mélodie inventée, ses yeux fixaient le néant face à elle tandis que ses pensées de petite fille vagabondaient dans l'immensité de l'imaginaire. Elle n'avait jamais rien connu d'autre, et pourtant elle se surprenait à rêver d'un monde plus grand. D'où lui venait cette certitude qu'il existait un univers bien plus gigantesque que le sien ? Qu'elle ne vivait que dans une fraction de la vaste étendue de la planète ?
- Vayter, il est l'heure.
La voix la ramena au présent, sa main se détacha de la paroi. Sans un bruit, elle se retourna et s'avança jusqu'à la modeste porte en bois située face à la fenêtre. Des clefs tournèrent dans la serrure, le battant s'ouvrit sur un petit homme replet. Les quelques cheveux blancs qui lui restaient étaient rabattus sur son crâne chauve, son teint rougeâtre donnait l'impression qu'il était constamment fatigué. Il passait son temps à tamponner son front avec sa main potelée et à remettre ses lunettes rectangulaires en place. Sa blouse pâle, témoignant de son statut de chercheur, ne changeait jamais, tout comme l'emplacement de son badge, son bloc-notes ou encore son stylo favori.
Il lui fit signe de le suivre, elle lui emboîta le pas. Les couloirs qu'ils empruntaient lui étaient devenus familiers au fil des ans, ils prenaient toujours les mêmes pour se rendre dans la salle d'opération, de préparation ou d'entraînement. Les toilettes ainsi que les douches se trouvaient juste à côté, elle était la seule à les utiliser, en tout cas à sa connaissance.
Sa pièce préférée, c'était celle avec les livres. Le professeur lui avait appris à lire, à écrire, à compter ainsi que tout ce qu'il jugeait nécessaire à son éducation et son bon développement, mais elle avait vraiment évolué grâce aux romans et aux récits historiques. Quand elle parcourait les lignes, son esprit partait en voyage avec les personnages, découvrant de nouveaux paysages, vivant moult aventures toutes plus palpitantes les unes que les autres.
- Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ?
- Entraînement.
Les réponses souvent laconiques du scientifique ennuyaient Vay. Elle avait désormais dix-sept ans et approchait de la majorité, comme le disait un ouvrage sur la politique. La jeune femme se surprenait parfois à imaginer ce que serait son existence si elle était née en dehors de ces murs, cependant ces réflexions ne menaient jamais à rien. Comment comparer une vie qu'elle n'a jamais connue à son quotidien ? C'était impossible.
- Prépare-toi. Tu as cinq minutes.
Il poussa le battant de la salle G08, la laissa entrer et referma derrière elle. Comme d'habitude, elle se déshabilla, revêtant un pull moulant et un pantalon en toile épousant ses formes. Une paire de bottes hautes en cuir plus tard, elle ouvrit une porte latérale, pénétrant dans la pièce annexe, la G09. À l'intérieur, le plafond élevé recouvert de lumière éclairait brillamment l'endroit par ailleurs dénudé. Vay alla se placer au centre, sur une petite croix tracée au sol, face à un mur vitré. Elle savait que le professeur l'observait depuis l'autre côté.
D'aussi loin qu'elle se souvienne, il avait toujours été près d'elle. C'était également l'unique humain qu'elle ait jamais côtoyé, elle n'en avait encore croisé aucun autre, bien qu'il lui ait répondu qu'ils n'étaient pas seuls au monde quand elle s'était fait cette réflexion à voix haute. Une lumière rouge s'alluma, elle se prépara. Ses yeux vifs de prédateur scrutaient chaque recoin, son ouïe fine était aux aguets du moindre bruit. Elle déplaça son corps, détendant ses muscles, s'apprêtant à bouger rapidement. Ses réflexes aiguisés l'avaient déjà sortie de plusieurs situations épineuses, toutes simulées, bien entendu. Quoi qu'elle fasse, que les exercices soient des réussites ou des échecs, elle ne recevait jamais ni de compliments ni de critiques, juste des constatations visant à améliorer ses résultats. De plus, elle devait faire un compte rendu à la fin de chaque séance, afin que le professeur puisse adapter son programme et, au besoin, ajuster ses capacités en modifiant son organisme.
Des flèches surgirent d'un mur, elles fusèrent à toute vitesse vers elle. Sautant agilement sur le côté, elle les évita, anticipant déjà la suite. Un liquide se répandit sur le sol, dans une vaine tentative de lui faire perdre l'équilibre. Légère, elle arrivait à merveille à gérer son point de gravité afin d'être totalement stable. Ses chaussures la gênèrent cependant, d'un vif mouvement, elle les enleva et les envoya au loin dans un geste négligent. Son attention était déjà tournée vers la suite, un lance-flamme. Le jet de feu se précipita dans sa direction, elle se coucha à terre. Il s'adapta et s'abaissa, elle roula avec habilité, se redressa, courut prestement jusqu'à se trouver hors de portée. Un véritable déluge s'abattit sur elle, elle ne voyait plus rien sous les trombes d'eau et le vacarme assourdissant l'empêchait de percevoir quoi que ce soit, mettant à mal ses oreilles sensibles. Agissant par instinct, elle s'éloigna, tourna, virevolta sans grand-peine. Elle entendait vaguement des bruits derrière elle après chacun de ses mouvements, comme des pièges qui se referment ou des objets qui entrent avec brutalité en contact avec le sol. Elle persévéra, se fiant uniquement à ses impressions. À droite. Pas chassés rapides. Au-dessus. Elle s'accroupit vite. Par terre. Roulade empressée, se relever.
L'exercice continua ainsi durant de longues minutes, elle en déduisit que c'était l'endurance que le professeur testait cette fois-ci. Un sourire étira ses lèvres, elle aimait se dépenser de la sorte. La fatigue après l'entraînement lui vidait l'esprit, elle appréciait plonger ensuite dans un sommeil sans rêves, loin de son environnement morne.
Son corps s'adaptait sans problème au rythme effréné qu'elle lui imposait. Quelques flashs lui revinrent en mémoire, de la lumière vive lui brûlant les rétines, des personnes masquées penchées au-dessus d'elle. Des outils aiguisés. Un bloc opératoire.
La douleur. Intense. Sans fin.
Un projectile l'effleura, elle se concentra. La voix du professeur résonna dans la salle, lui indiquant que le bouton mettant fin à la séance était désormais accessible. Elle fit un bond en arrière, se créant l'espace d'un instant une ouverture pour parcourir la pièce de ses yeux orange. La fausse pluie battante s'était transformée en brouillard gênant sa vision, elle décida de se déplacer rapidement le long des murs et s'élança, les quelques centimètres d'eau par terre n'interférant en aucune manière dans ses mouvements. Rien ne l'attaquait, elle se méfiait. Une telle pause signifiait généralement une préparation, son corps commençait à fatiguer. Elle profita de ce répit pour prendre de longues inspirations et se recentrer, sans laisser le temps à ses muscles de refroidir. Il ne fallait pas qu'elle se retrouve paralysée.
Elle en était à la moitié quand un grand claquement retentit. Reconnaissant ce son, elle focalisa son attention sur les environs et son propre corps. Tout se passa comme au ralenti pour elle durant cette fraction de seconde. Vay observa l'immense et épaisse planche de bois descendre depuis le plafond en un arc de cercle s'approchant à grande vitesse d'elle. Elle ne pourrait l'éviter par les côtés même en y mettant toute son énergie. Sauter était tout bonnement irréalisable, ses bonds n'allaient pas jusqu'à quatre mètres. Tenter de briser l'élément en le frappant de toutes ses forces était inenvisageable, elle le savait car le professeur connaissait sa force et créait des obstacles en fonction. S'il avait voulu qu'elle le fracasse, il ne l'aurait pas envoyé de cette façon.
Il ne lui restait plus qu'une solution, elle s'avança rapidement avant de plonger à terre et de s'aplatir le plus possible. Le bois passa au-dessus d'elle, frôlant ses fesses, râpant ses membres inférieurs. Au parfait moment, elle replia ses jambes, évitant ainsi à ses pieds de finir écrasés.
Ce fut là qu'elle aperçut un éclat rouge, sur le sol. Roulant promptement, elle tendit la main et appuya prestement dessus. Un son strident envahit la salle d'entraînement, signalant la fin de la séance. La jeune femme se releva et se dirigea vers la porte, à bout de souffle. Le chercheur l'attendait déjà, il la conduisit à l'infirmerie, en G12. Elle s'assit sur un lit à une place, il lui passa une trousse de premier secours. Avec des gestes assurés nés d'une longue expérience, elle s'occupa machinalement de ses blessures tout en parlant avec le scientifique. Il commenta ses différentes actions, elle expliqua ses choix. Lorsqu'ils eurent fini, ils quittèrent la salle.
- Professeur, y a-t-il de nouveaux livres ?
- Non.
L'air déçu de Vay ne lui échappa pas, il n'en prit pas compte et continua son chemin, la raccompagnant jusqu'à la pièce dans laquelle elle vivait.
- Je repasse plus tard.
La clef pivota dans la serrure. Un soupir las franchissant ses lèvres, la jeune femme se laissa tomber sur son lit. Comme souvent, elle tourna son regard vers les barreaux et le paysage extérieur. Sa vue perçante lui permettait d'apercevoir la nature qui bordait sa chambre. Elle rêvait fréquemment de promenades à travers les arbres verts, ses pieds nus foulant la terre parsemée de plantes en tout genre, des fougères chatouillant ses jambes, de la mousse lui signalant la direction à suivre. Baissant avec douceur ses paupières, elle laissa son esprit vagabonder en toute liberté dans cette forêt si proche et pourtant inaccessible. La mélodie d'innombrables oiseaux lui parvint, l'apaisant. Le vent soufflait tranquillement dans les branches, chantant au rythme des feuilles. Le son de sabots sur le sol indiqua le passage d'un animal, elle prit une grande inspiration. Un cerf... non, une biche.
Quelqu'un approchait dans le couloir, Vay reconnut la lourde démarche du professeur. Il lui ouvrit, elle sortit et le suivit sans un mot jusqu'à la salle G07, utilisée pour divers examens de routine. Elle passa un scanner, une IRM, fit une prise de sang ainsi qu'un contrôle général. Le scientifique s'assura que tout était en ordre avant de se placer face à elle, la regardant droit dans les yeux.
- Vayter.
- Oui, professeur ? Un problème ?
- On peut dire ça. Tu n'es plus capable de progresser.
Son regard orange plongea dans le sien, elle essayait de comprendre par elle-même où il voulait en venir. Inexpressif, il remonta ses lunettes en se détournant, sa main se saisit d'un ensemble de feuilles remplies de données diverses la concernant.
- Tu sais, je prends soin de toi depuis ta naissance, commença-t-il lentement, étonnant la jeune femme qui n'avait pas l'habitude qu'il s'ouvre à elle. Tu n'étais alors qu'un bébé, si petit et fragile. Quand je t'ai tenue dans mes bras pour la première fois, je me suis senti vivant. Je ne sais pas bien comment l'expliquer, mais avoir la responsabilité de m'occuper de toi m'a permis de grandir, en quelque sorte. J'ai beaucoup appris à ton contact, Vayter. Merci. Et je suis sincèrement désolé, mais nous sommes dans un centre de recherche ici.
- J'en suis consciente, tu me l'as déjà dit.
Il ne s'offusqua pas de l'interruption, un fin sourire étira ses lèvres à la pensée que ce serait son dernier cours avec elle. Il n'allait pas se gêner pour la questionner une ultime fois.
- Que fait-on dans un endroit pareil ?
- On recueille des données pour les analyser, on émet des hypothèses, on fait des expériences et ensuite on partage ses résultats.
- Dans ce cas, que fais-tu dans ce centre ?
Elle ouvrit la bouche avant de la refermer, réfléchissant. Cette question ne lui avait jamais effleuré l'esprit. Le professeur lui laissa du temps, l'observant se mordiller inconsciemment la lèvre inférieure. Elle faisait ça depuis qu'elle était enfant, lorsqu'elle était complètement plongée dans un livre ou qu'elle se concentrait. Le chagrin l'envahit à l'idée de ce qui attendait cette jeune femme qui était encore à l'aube de sa vie.
- Je sais, annonça-t-elle sereinement. Maintenant que j'y pense, ça parait évident.
Il y avait quelque chose dans les yeux orange d'à la fois triste et résolu, sans pour autant être abattu. Elle avait saisi, l'acceptait et allait de l'avant, même en connaissant ce qui l'attendait.
- Je suis un cobaye, n'est-ce pas ?
Comme les souris qui étaient auparavant utilisées pour des tests scientifiques, avant que le monde ne s'écroule. Avant que le cours de l'histoire ne soit changé à tout jamais.
Elle patienta jusqu'à ce qu'il acquiesce avant de poursuivre.
- Et si je ne peux plus m'améliorer, ça signifie qu'on n'a plus besoin de moi. Après tout, mes données vont rester les mêmes. C'est déjà le cas depuis un moment, comprit-elle en regardant le scientifique, sinon tu ne me le dirais pas. Je suis devenue inutile.
- J'aimerais pouvoir te dire que tu as tort, qu'il t'est encore possible de faire des progrès, mais je ne peux pas. Ton corps est au summum de ses capacités, tout comme ton esprit. T'améliorer physiquement te fragiliserait, ça n'en vaut pas la peine.
Un silence suivit sa déclaration, durant lequel l'homme se remémorait le passé tandis que la jeune femme pensait au futur qui l'attendait.
- Je vais mourir ? se risqua-t-elle après plusieurs minutes, ramenant l'attention du professeur sur elle.
- Non, tu es bien trop précieuse pour ça. Tu vas tout bonnement continuer à vivre ici, sans avoir besoin de faire d'autres entraînements ou de nouvelles opérations.
- C'est tout ?
Il hocha la tête. Aucun des deux ne prononça le moindre mot, ils restèrent simplement assis là, face à face, plongés dans leurs pensées. Elle finit par reprendre la parole.
- Me rapporterez-vous des livres ?
- Je vais être muté, lui répondit-il dans un murmure qu'elle entendit clairement.
- On ne se verra plus, alors.
Dans un geste spontané, elle lui fit un câlin, le serrant dans ses bras en guise d'au revoir, les yeux humides. C'était l'unique personne qui faisait partie de son monde, et voilà qu'il partait. Que deviendrait-elle, seule ?
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Merci de me lire, j'espère que ce début vous a plu ! N'hésitez pas à laisser des commentaires et à me dire votre avis ^^
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