Chapitre 5 : Les Faveurs d'une Femme
Comme prévu, la fille Solemar, vingt ans, ne lâcha pas le Duc d'une semelle. Elle alla même jusqu'à l'accompagner avec son père, afin d'effectuer le contrôle des estuaires.
La baronnie des Solemar avait une importance commerciale indéniable. Le château se trouvait au confluent de deux rivières, qui en se rejoignant descendaient vers la capitale. Cette dernière se trouvait à plusieurs jours de cheval de là, aussi cette voie navale était-elle primordiale pour le transit des denrées depuis deux des duchés de Gentem. Le Nord et l'Est l'empruntaient, mais également la capitale.
De fait, Rainier avait toujours un œil attentif sur les activités du baron Solemar. Il ne voulait pas que ce dernier, par appât du gain, profite de sa position. Son pont levant pouvait bloquer le passage aux plus grosses embarcations, et des petits malins avaient, par le passé, imposé des taxes exorbitantes aux commerçants. Cela s'était passé bien avant la naissance de Rainier, mais son père avait insisté pour lui inculquer l'équité, le respect d'autrui et la clairvoyance.
On ne profitait pas des autres sous prétexte que l'on avait du pouvoir.
En tant que père, Rainier souhaitait apprendre tout cela à ses enfants. De fait, Autem et Eorum se trouvaient avec lui, sur l'immense pont levant qui bloquait la rivière du Nord. Malheureusement, le vent à cet endroit avait tendance à être un peu trop fort pour Ena. La petite avait tendance à attraper froid rapidement, et la fin d'été couplée au vent humide ne faisait pas bon ménage chez elle.
Dana choisit donc de rester avec elle dans la forteresse.
Les Solemar étaient des gens accueillants. Surtout dès qu'il s'agissait de la famille du Duc de Hastam. Ils n'étaient pas fous, ils savaient qu'ils se feraient écraser s'ils abusaient de sa gentillesse. De plus, les rumeurs concernant mademoiselle de Biance leur étaient déjà parvenues. Les ragots allaient plus vite que le vent.
Installée sur l'un des balcons, à l'abri des courants d'air, Dana jouait avec de la craie avec Ena. Elles étaient en train de tracer tout un parcours de jeux, incluant une marelle, pour pouvoir l'utiliser au retour des garçons.
Malheureusement, ce fut ce moment que choisit le fils Solemar pour se présenter. Bel homme, il devait avoir quelques années de moins qu'elle. Il servait en tant que chevalier de la couronne, lui apprit-il avec complaisance, et il était ici en permission.
-Je vous souhaite de bien vous reposer, dans ce cas, déclara Dana, toujours à quatre pattes avec la petite.
Pendant qu'Ena traçait ce qui était probablement une grosse fleur, elle s'appliqua à faire des marques de pas sur lesquelles ils allaient devoir sauter à cloche-pied.
-Dites-moi... C'est vous, la nourrice dont tout le monde parle, n'est-ce pas ?
Haussant un sourcil, elle considéra réellement le fils Solemar pour la première fois depuis son arrivée. Frank avait le cheveu brun, dru, et une peau hâlée par les entrainements en extérieur. Il semblait assuré de sa personne, ce qui lui conférait un air condescendant permanent. Comme si la taille de ses pectoraux était proportionnelle à son importance.
Peuh. Le Duc était bien mieux fait, et il était bien plus humble au quotidien. S'il y en avait bien un qui pouvait se pavanait, c'était lui ! Pas une espèce de cancrelat présomptueux !
-Je ne pense pas, répondit pourtant gentiment Dana. Je ne suis qu'une simple nourrice.
-Vous êtes celle que Biance a giflée, non ? Il parait que le Duc en personne vous a défendu !
-Il y a maldonne. Monsieur protégeait sa fille, que la demoiselle cherchait à me prendre force.
Frank haussa un sourcil.
Assis sur l'un des bancs de pierre du balcon, il observait Dana avec une expression qu'elle n'aimait pas. Le fait qu'elle soit à quatre pattes n'arrangeait rien. Mais se relever maintenant prouverait qu'elle se sentait en danger.
-Mmh... Vous savez que des rumeurs ont commencé sur vous et le Duc ? Comme quoi vous couchez ensemble.
-Ces rumeurs existaient déjà que vous tétiez encore le sein de votre mère, monsieur Solemar, rétorqua Dana en retournant à son dessin sur le sol. Elles ne sont pas plus vraies aujourd'hui qu'à l'époque.
Frank siffla d'admiration. Elle fronça les sourcils sans relever la tête. Ignorer était la meilleure solution. Elle ne devait pas oublier que le Duc était un cas à part. Pour tout autre noble, une nourrice dans son genre n'était qu'un objet à user à son gré. Quoique, non. Lev et Éléazar n'étaient pas non plus comme ça. Ils l'avaient toujours traité avec respect, alors même qu'elle n'avait pas encore retrouvé ses émotions.
-On me disait que vous étiez aussi une nourrice à la langue un peu trop bien pendue. Visiblement, ça, c'est vrai.
Les boucles blondes d'Ena rebondirent lorsqu'elle releva soudain la tête de son travail. Elle fusilla Frank du regard, avant d'émettre un « nah ! » puissant en frappant le sol. Interloquée, Dana regarda la petite, avant de lui effleurer doucement ses cheveux.
-Tout va bien, ma chérie.
-Gah ?
-Oui. Tout va bien.
-Nah.
-Si j'étais le Duc, je vous aurais déjà culbuté, déclara Frank. Vous êtes gironde et pas laide, pour une roturière.
Le sourire de Dana se figea sur ses lèvres. Connaissant ces foutus nobles, c'était censé être un compliment. Les mots qui sortirent de sa bouche lui firent mal.
-C'est trop d'honneur, monsieur.
-Oh ?
Le chevalier se releva de son siège, pour s'approcher d'elle. Merde !
-Vous n'êtes pas si pudibonde que cela, belle nourrice ?
Il n'eut pas le temps de s'accroupir avec elle et la petite, car Eorum déboula comme un petit diable, un animal dans les bras.
-Dana ! cria-t-il. Regarde ! On a trouvé un chaton !
-Et même deux ! fit Autem en arrivant juste derrière. Regarde, ils sont trop mignons !
-Voir même toute une portée.
Le soupir venait de Rainier. Il suivait ses enfants, quatre autres petits chats dans les bras. Ah, un cinquième avait grimpé sur sa tête et miaulait fort. Dana ne put s'empêcher de rire gaiement à cette arrivée en fanfare. Elle en oublia aussitôt Frank.
-Monsieur, qui êtes-vous ?
Le ton péremptoire de l'ainé des Hastam était suspicieux.
-C'est le fils du baron de Solemar, répondit Rainier en plantant son regard dans celui du chevalier. Bonjour, Frank.
-Bonjour, monsieur le Duc, salua ce dernier, en portant la main à son cœur, le dos bien droit.
-Auriez-vous une chatte qui vient d'avoir une portée, par le plus grand des hasards ? Ou une vache, une brebis qui puisse nous donner du lait ?
-Heu...
-Pouvez-vous vous renseigner ?
Le fils de Solemar commit l'erreur de regarder en direction de Dana. Effectivement, il aurait été de son rôle de se charger de la besogne. La nourrice voulut se lever pour s'en occuper, afin d'éviter un esclandre. Mais monsieur lui fit un signe de main, les chatons toujours dans les bras.
-Un problème, Frank ? s'enquit le Duc.
Sa voix était douce, mais le chevalier ne se fit pas avoir. Il tourna aussitôt les talons, afin d'aller se renseigner. Rainier vint alors s'installer par terre, avec ses fils, sa fille et Dana. Cette dernière s'abstint de tout commentaire, pourtant il expliqua :
-Frank est réputé pour user de sa position pour obtenir les faveurs des femmes d'autres classes sociales. Au moins il vous rôde autour, Dana, au mieux c'est.
Elle haussa un sourcil.
-Pour vous ou pour moi ?
-Vu votre tête avant notre arrivée, les deux.
Oups. Elle avait oublié les fenêtres donnant sur le balcon. S'il n'avait pas pu entendre sa conversation avec Frank, il avait su très clairement décrypter le non verbal de sa nourrice. Ils se connaissaient depuis trop longtemps pour ne pas voir quand quelque chose clochait chez l'autre.
-Je vous remercie, monsieur, fit-elle avec une chaleur sincère.
Le colosse de Hastam lui rendit son sourire.
-Papa, c'est quoi les faveurs des femmes ?
Ils baissèrent les yeux sur Eorum. Oups.
*
Rainier, comme tous les Protecteurs, n'était pas un inconditionnel des diners mondains. Néanmoins, il n'avait guère le choix, surtout quand il logeait pour la nuit chez autrui. Attablé avec le baron, sa femme, sa fille Lyse et son fils Frank, il avait l'impression d'être un lapin pris au piège.
En dépit des mets succulents qui s'amoncelaient sur la table, afin de faire honneur au Duc de Hastam, il aurait tout donné pour manger avec Dana et les petits, comme d'habitude. Malheureusement, ils avaient convenu depuis longtemps qu'à l'extérieur du manoir, mieux valait se plier aux règles de la bonne société, afin d'éviter les rumeurs malvenues sur une éventuelle aventure entre eux.
Dana mangeait donc dans la suite mise à leur disposition, avec les enfants.
-Monsieur le Duc, êtes-vous satisfait de votre inspection ? s'enquit le baron, en claquant des doigts pour qu'on lui serve une nouvelle fois du vin.
Ne pouvait-il pas se remplir son verre seul ? Ce genre d'attitude horripilait Rainier. À croire que certains nobles occultaient le fait qu'ils étaient de simples humains. Une vie passée loin des combats faisait oublier à certains que leur sang était aussi rouge que celui des autres.
-Oui, approuva-t-il. Mais des travaux devront être engagés sur le pont levant. Le bois est pourri sur certains bords. L'avez-vous entretenu correctement, ces dernières années ? Le traitement des planches est primordial.
Ils discutèrent un long moment. Le vin coula à flots pour les Solemar. À un moment, Lyse, déçue du manque d'attention du Duc, alla se coucher.
-Alors, dites, monsieur, fit l'épouse Solemar, au terme d'un petit silence songeur. Pourquoi avez-vous fini par divorcer ?
Rainier haussa un sourcil. Les joues rouges, le regard flou, la baronne semblait avoir trouvé dans le vin le courage de lui poser cette question. Il prit le temps de boire un peu d'eau, avant de répondre.
-Cela a-t-il une réelle importance ?
-Bien sûr ! Vous n'avez même pas divorcé quand elle a accouché d'enfants qui ne sont pas de vous ! Alors pourquoi maintenant !?
Serrant les dents, il s'efforça de se montrer courtois.
-Mon ex-femme m'a déçu une fois de trop. Tout simplement.
Déçu était un faible mot.
Elle était parvenue, pour la première fois de leur mariage, à le faire sortir totalement de ses gonds. Elle ne devait sa vie qu'au fait qu'elle était la mère de ses enfants.
-Vraiment ? souffla la baronne. Mais qu'a-t-elle fait ?
Qu'avait-elle fait ? Elle avait fait tant de mauvaises choses que Rainier ne pouvait les compter. Elle l'avait méprisé tout leur mariage. Elle était parvenue à lui faire comprendre qu'il ne méritait pas ce type d'amour. Que seul son titre intéressait. Que lui-même n'était rien.
Elle avait piétiné son cœur à dix-huit ans.
« -Jamais je ne serais à toi, Rainier ! Jamais, tu m'entends !? Je ne t'ai épousé que pour ton titre ! Tout ce que je veux de toi, c'est ton pouvoir ! Tu m'entends !? J'appartiens déjà à un autre ! ».
Hum.
Pour le coup, il se prit un verre de vin. Heureusement, les Solemar lui en avaient laissé un peu.
Il n'aimait pas se souvenir de sa nuit de noces. Enfin, sa nuit de noces... Lui qui n'avait jamais touché sa femme, il avait passé une bonne nuit de merde, surtout. Dix-huit ans. Il avait été forcé de se marier à dix-huit ans, pour entendre ça dans sa propre chambre à coucher, de la bouche de sa propre femme, qui avait accepté ce mariage bien plus que lui. Il pouvait remercier sa défunte mère pour ces épousailles pourries. Trop jeune pour s'opposer à l'ancienne Duchesse de Hastam, Rainier s'était retrouvé marié sans vraiment le vouloir.
-Vous semblez triste, monsieur le Duc, fit le baron.
-Je ne dirai pas de mal de mon ex-femme, déclara-t-il. Elle est la mère de mes trois enfants, aussi j'entends qu'aucun mal ne leur soit fait pas son biais. C'est clair ?
Le couple se figea, avant de hocher du chef. Ils avaient bien compris.
*
Les enfants étaient enfin couchés ! Soulagée, Dana se laissa tomber sur le fauteuil de la suite. La configuration était différente de celle du manoir, mais ils avaient répondu aux attentes du Duc. Cet espace, avec les chambres pour les petits et celle de monsieur, était idéal pour leurs habitudes. Bon, Dana n'avait pas eu le privilège d'une chambre, elle dormait donc sur une couchette installée dans un coin du petit salon. Cela avait rendu Rainier furieux, mais c'était mieux que rien. Trois ans plus tôt, elle n'avait même pas eu cette chance, au départ. Pour le baron, elle pouvait dormir par terre que ce serait pareil.
Monsieur étant en train de diner, elle en profita pour se changer. Vêtue de sa chemise de nuit, elle s'écroula sur la couchette avec un soupir bienheureux. Demain, ils rentraient !
Lorsqu'on toqua à la porte, elle somnolait déjà. L'air du fleuve avait tendance à la fatiguer plus que de raison. Mal réveillée, elle alla ouvrir. L'odeur de l'alcool l'atteignit bien avant qu'une main ne se posa sur sa bouche. Frank la plaqua contre le mur à l'intérieur de la suite, son haleine avinée trop proche de son nez à son gout.
-Ma belle nourrice... J'ai bien compris ton petit jeu, tout à l'heure...
Parfaitement alerte, Dana fronça les sourcils. Surtout, ne pas crier. Les enfants se réveilleraient, et ils n'avaient pas à voir ça.
-À quatre pattes, devant moi...
Merde ! Elle se doutait bien qu'il avait mal interprété la chose ! Mais elle n'y était pour rien. Il était arrivé alors qu'elle se trouvait déjà dans cette position, à jouer avec la petite.
Gardant une main sur sa bouche, il glissa un genou entre ses jambes. Sans le rempart de ses multiples jupons, Dana se retrouva soudain avec sa cuisse contre son pubis. Heu... Elle chercha à le repousser, frappant son torse de ses poings. Malheureusement, une nourrice ne faisait pas le point contre un chevalier. Elle sentit les larmes poindre lorsqu'il lui mordilla la nuque, offerte de force.
Quand soudain, il y eut le bruit affreux d'un craquement. La pression se relâchant sur sa bouche, Dana tourna la tête... Pour voir le Duc. Son immense main enserrant l'arrière du crâne du fils Solemar, il lui avait fracassé le nez contre le mur auquel était plaquée la nourrice.
Sans lâcher le chevalier, Rainier le sépara d'elle, pour le forcer à le regarder, tout en le bâillonnant d'une main. C'était dans ces instants que sa force sans commune mesure se voyait. Il le soulevait littéralement du sol, sans le moindre effort. Les pieds dans le vide, Frank, le visage ensanglanté, faisait nabot à côté du Duc.
-Si tu cries, tu vas réveiller mes enfants, déclara Rainier dans un grondement sourd. Et ce ne seront pas que tes couilles que je vais exploser.
Frank émit un gémissement terrorisé. Ses yeux gris perçants dans la pénombre de la pièce, Rainier se pencha vers lui, un sourire cruel aux lèvres.
-Ta punition sera plus terrible encore si tu tentes de t'enfuir. Alors tu vas rester bien sagement dans ta chambre jusqu'à ce que je vienne te chercher, demain matin. Nous sommes d'accord ?
-Mmh !
-Bien.
Le coup de genoux dans les bijoux de famille partit si vite et si fort que Frank de Solemar tomba dans les pommes. Puis le Duc le jeta dehors tête la première, se foutant bien qu'il soit inconscient. Il le laissa en tas sur le pas de la porte, qu'il referma doucement pour ne pas réveiller ses enfants.
-Dana ?
Le ton doux tira la nourrice de son état de choc. Rainier vint la prendre dans ses bras. Tremblante, elle eut un reniflement misérable, avant de secouer la tête.
-Tout va bien, affirma-t-elle tout bas.
Et c'était vrai. Peut-être était-ce le fait de se trouver soudain dans les bras du Duc. Sa chaleur l'entourait, balayant presque totalement la sensation immonde du corps de Frank plaqué contre le sien. S'il la voyait rougir, il n'allait plus rien comprendre. Elle devait se contrôler. Ne pas penser à son odeur qui emplissait ses narines, à ses grandes mains qui lui caressaient doucement le dos.
Comment vouliez-vous qu'elle panique à cause de Frank, dans ces conditions !? Elle avait chaud. Terriblement chaud... Elle... Elle pouvait profiter de la situation, non ? Juste un peu. Se laissant aller à la folie, elle passa les bras autour de la taille du Duc. Clairement plus petite que lui, la position avait un rendu incongru. Néanmoins, il ne la lâcha pas, murmurant des mots apaisants.
Monsieur, songea-t-elle en sentant sa chaleur sur ses seins écrasés contre son ventre. Je crois que vous ne vous rendez pas compte de l'effet que vous me faites.
-Vous allez dormir avec moi, cette nuit.
Son cœur manqua un battement.
S'écartant de lui, elle le considéra avec stupéfaction.
-Hors de question que je vous laisse dans un salon où n'importe quel connard peut rentrer, déclara-t-il en la prenant par la main. Venez. Heu... Vous êtes d'accord ?
Honnêtement, mon Duc, qui ne le serait pas ?
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