Chapitre 8

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 15 mars 2075, deux ans plus tôt

— Léa, balança Harriet. Tu n'as pas débarrassé ton assiette.

Sa voix sèche rebondit contre les murs nus de son petit appartement. Son amie était assise devant un miroir, face à un lavabo tout blanc tout propre. Elle humait un air aléatoire et dissonant, à peigner ses longues mèches brunes sans l'once d'un souci. Cette attitude toute innocente piqua Harriet au vif : elle s'avança à grands pas vers sa compagne et lui arracha sa brosse, pour fourrer sous son nez ses couverts toujours dégoulinants de sauce tomate.

Simple geste, et Léa bondit sur place en criant ; son crâne écrasa le menton de Harriet. Toutes deux chancelèrent en grimaçant, la seconde d'autant plus énervée, et la première stupéfaite. Lorsque la cyborg tourna vers elle son visage à la perfection troublante, la jeune femme oublia tout de la douleur irradiant sa mâchoire.

Léa portait des écouteurs – et ne l'avait donc pas entendue le moins du monde. Elle suait toujours de stupeur, et ses traits horrifiés suivaient à la trace.

— Me tue pas ! se précipita-t-elle d'une voix forte. Qu'est-ce que j'ai fait, encore ?

— Ta musique, retire ta musique !

— Ma quoi ?!

L'humaine lui arracha ses oreillettes.

— Tu me reçois, c'est bon ?

— Ah..., rit nerveusement Léa. Oui, cinq sur cinq. Mais ne crie pas, la nuit est tombée, les voisins dorment...

— Dixit ! s'effaroucha Harriet. Tu as beuglé. Et on n'a pas de voisins, je te rappelle.

— Oh, c'est vrai. Attends ! C'est quoi, cette assiette ?!

— La tienne, siffla-t-elle.

Léa déglutit, un sourire crispé et honteux aux lèvres. Un lourd silence et d'innombrables tic-tac plus tard, elle se leva la tête basse, et partit déposer sa vaisselle dans l'évier.

— Cela dit, les spaghettis étaient bons, tâtonna-t-elle.

— Pas assez pour t'apprendre à ranger tes affaires. Je ne veux pas vivre dans un chantier. Tes vêtements traînent sur le plancher, il reste toujours tes cheveux dans la douche, tu ne balaies pas tes miettes et n'essuies pas la table après avoir goûté...

Puis, Harriet se tut, car Léa crispait ses poings sur le plan de travail tantôt luisant, tantôt collant. Son flegme usuel s'envolait soudain, laissant la place à une irritation singulière. Elle qui chantonnait quelques instants plus tôt avait les nerfs à fleur de peau ? Alors que c'est toujours moi qui nettoie derrière elle ? Elle a du culot !

— Je suis une contrainte ? énonça-t-elle alors.

Un lourd poids tomba dans le coffre de Harriet. « Une contrainte » ? C'était était une première. L'humanoïde réalisait-elle enfin qu'elle faisait bien chier sa petite amie, à ne pas savoir prendre soin d'une maison ?

Cependant, un mauvais pressentiment teintait l'indignation de la jeune femme. Léa, elle ne semblait pas dans son état habituel. Elle posait même son regard sur son poignet...

Non, s'arrêta-t-elle urgemment. Elle n'a juste pas débarrassé son plat, elle en fait un paquet, voilà tout.

— Tu n'es pas une contrainte, répondit-elle donc avec agacement. Néanmoins...

— « Néanmoins », ça contredit tes propos. Je suis contraignante, balance-le.

— Mais ça n'a aucun rapport ! éructa Harriet. T'as juste pas fait ta vaisselle, je te l'ai signalée, point barre !

L'intéressée se tourna de nouveau vers elle, le regard noir.

— Tu es bien irritée, pour quelqu'un qui ne cause que de ça. Vide ton sac ?

— Je n'ai rien d'autre à dire, tu te fais des films ! Quelle mouche t'a piquée ?!

Léa vérifia machinalement l'intérieur de son avant-bras ; et son amie de braquer ses pupilles sur sa figure, juste sa figure, car elle se fichait du reste – figure même qui s'illumina soudain.

— Certes, pardon ! rigola-t-elle. Je ferai attention, les prochaine fois. Je te fais une tisane ? Ou autre chose ? glissa-t-elle.

Ce brusque changement de ton estomaqua Harriet. Léa était passée d'estomaquée à sombre à énervée à joviale. Une crainte nécrosée acheva sa colère. Elle s'avança à grands pas vers sa partenaire, qui sursauta dans un petit couinement.

— Léa, montre-moi ton bras, cracha-t-elle.

Elle plaqua sans attendre de réponse sa paume sur sa chair standardisée ; mais elle ne parvint pas même à entrapercevoir la trace noire y étant gravée, car Léa rabattait déjà sa manche dessus.

Ce geste si froid suffit pour brusquer Harriet.

Colère, indignation, terreur, déception : hideux cocktail l'enivrant désormais, jusqu'à l'étouffer et la retrancher dans son égoïsme le plus profond. Elles deux partageaient tant de choses – un toit, quelques années de vie commune, leurs repas, leur argent, leurs ambitions pour diriger Rennes, leurs sentiments.

Mais la cyborg, elle, paraissait désormais tout balancer par la fenêtre. Elle rejetait la relation qu'elles avaient cousue et les promesses qu'elles avaient nouées. Pire, son seul regard soudain furibond repoussait Harriet, et celle-ci se noyait désormais dans l'incompréhension et la frayeur.

— Léa, laissa-t-elle tomber du bout des lèvres. Tu t'en vas ?

Pas de réponse, seules deux prunelles fuyantes ; le profond choc qu'elle ressentit assassina son angoisse, et seule persista une sourde fureur.

— Tu vas me laisser ? rabâcha-t-elle d'un timbre rude. Je te partage ma maison, mon lit. Je tolère tes âneries. Je te vois comme une humaine. Et c'est tout ce que je récolte – ta fuite ? Tu comptes aller où, au juste, si je ne suis pas là ? Tu m'as dit que tu n'avais rien ni personne ; alors, tu peux aller ?!

Suivit un violent flot de paroles qu'elle-même ne décrypta pas. Elle sut juste qu'elle ne crachait aucune insulte. Elle enchaînait simplement reproche sur reproche, à un rythme effréné, ignare des poings et de la mâchoire serrés de Léa. Elle ne pensait rien, et vomissait tout.

Elle était une enfoirée de bas rang, et ne voulait pas le voir.

Puis, elle arriva à court de bile, et se mit à haleter comme si elle venait de courir un marathon. Le long silence qui suivit lui retourna peu à peu les viscères. Sur les joues immaculées de Léa, pas une larme ne coulait ; mais sa posture molle, son air lugubre, transpiraient l'épuisement et la souffrance.

Quoi, qu'avait-elle encore dit ? C'était Léa qui n'avait pas débarrassé ses restes de spaghettis, et qui fichait le camp du jour au lendemain. Harriet, elle n'était coupable de rien, elle avait même « vidé son sac » comme on lui avait demandée. Et pourtant, elle sentait bien que quelque chose ne tournait pas rond. Pas seulement chez Léa, mais chez elle aussi.

— Tu as fini ? souffla l'humanoïde.

Ton faiblard. La jeune femme le perçut tout juste, et il lui glaça le sang. Mais je n'ai rien fait, j'ai débité ce que j'avais sur le cœur. Non... Non. Qu'est-ce que j'ai dit, au juste... ? Je ne m'en souviens plus. Peut-être que Léa aussi va oublier.

— Je peux voir dans la nuit, ajouta-t-elle d'ailleurs dans un petit sourire. Il faut que je m'occupe de deux-trois choses. Tu restes là, hein ? À plus, je t'aime.

Là-dessus, elle déposa un rapide baiser sur ses lèvres, et partit vers le corridor sans regarder en arrière. Elle n'enfila pas son manteau, alors que la nuit était si froide. Elle ne lui jeta pas une seule œillade. Elle fila juste là-dehors, dans une obscurité tombale.

Deux heures plus tard, elle n'était pas rentrée. Ce n'est rien, deux heures.

Le lendemain matin, Harriet se réveilla seule. Peut-être qu'elle est partie se changer les idées.

Une semaine plus tard, Léa n'avait toujours pas franchi son palier. Changer d'air. Parfois, il faut changer d'air.

Mais au bout de deux mois, ses œillères tombèrent en ruines. Non, Léa n'était pas allée faire un tour. Léa était partie. Et les dernières choses que Harriet lui avait dit étaient atroces – et ces choses, elle ne s'en souvenait pas même. Quels mots avaient mis fin à cinq ans de relation ?

Harriet se haït.

Plus personne ne vint frapper à sa porte. Rennes se transforma en ville fantôme, et elle s'en empara comme quelqu'un emprisonnant une mouche. Puisqu'on ne changeait pas une enfoirée, autant passer de « bas rang » à « première classe » ; puisqu'elle était seule, que son histoire n'avait plus de nom, elle allait contempler celles de Léa et de l'humanité.

Titres de journaux, clichés fourrés dans des tiroirs, tout y passa : ses murs ne respiraient plus, mais firent l'effort de s'illuminer un peu plus. Le chat qui miaulait à sa porte comme un dératé, elle finit par le faire rentrer et le payer pour qu'il chasse les rats. Elle s'empara des bombes de peintures rennaises et tagua codes sur codes, elle mena par le bout du nez toutes les chaînes mortes de la cité, elle en oublia d'avoir oublié de verrouiller ses portes d'entrées.

Et puis, qu'y avait-il à craindre ? Personne ne venait. Plus même Léa.

***

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 20 novembre 2077

— Et ton histoire avec Léa s'est finie comme ça ? laissa tomber Hua.

De l'autre bout de la place, Meng vit Harriet hocha la tête, un sourire en coin.

— Ne faites pas de spaghettis bolognaise, c'est un tue-l'amour !

— Comment tu peux en rire ?!

— Tu veux que j'en pleure ?

Il se rassit tranquillement sur son banc, le regard fuyant. Meng détourna son attention des gravats dans lesquels elle jouait ; l'expression de son frère était étrangement sombre. Il existait beaucoup d'histoires d'amour, même dans les livres. Alors pourquoi être triste ? Car Léa était une Humanoïde, et Harriet, une humaine ? Qu'elles ne pouvaient pas vivre ensemble jusqu'à la fin de leurs jours ?

Je ne ferai jamais de spaghettis non plus..., songea-t-elle ensuite, les yeux rivés vers le soleil froid d'hiver. Le bout de ses doigts picotaient, et parfois, ses semelles glissaient sur quelques pavés gelés. Mais jouer, c'était important pour la santé, que Hua lui avait dit. Mais pas les spaghettis. Seule morale qu'elle tirait du conte de Harriet.

Puisque les murets et les empreintes de chats ne l'intéressaient plus, elle traversa le reste de la place Sainte-Anne, passa sous les longues ombres des grandes maisons toutes étroites autour, et s'arrêta devant Hua. Celui-ci la gratifia d'un air étonné.

— Meng ? Tu ne joues plus ?

— Fais jamais de spaghettis bolognaise, lança-t-elle, ou tu vas jamais avoir d'histoire d'amour !

— Tu as entendu ça de la rue Saint-Michel ?! s'étouffa Gustave. On est au métro, Harriet ne beuglait même pas !

— Hua, il a dit que j'avais une très bonne ouïe !

L'adulte la dévisagea un instant de ses yeux tombants. Peut-être avait-il souhaité ajouter quelque chose. On aurait dit que des paroles restaient suspendues à ses lèvres. Mais au final, rien n'en sortit, et Meng resta seule avec sa confusion.

Puis, elle remarqua son frère retirer ses lunettes et passer ses mains sur son visage. Harriet haussa un sourcil, Gustave laissa échapper un bref rire.

— Meng, tu as touché la corde sensible, glissa-t-il.

— Ta mère, le vioque, siffla Hua.

— J'ai que quarante-six balais !

— C'est déjà beaucoup trop, pour un enfoiré comme toi !

— Je suis flemmard. C'est Harriet qui est une enfoirée. D'ailleurs, comment tu as évolué de « bas-rang » à « première classe », toi ? Il y a des classements, maintenant ?

— J'en ai établi un, confirma-t-elle.

— Oh. On se trouve où ?

Elle s'adossa contre une ancienne coque de métro, décala son fusil d'assaut, et tira un petit papier de sa poche. Là où Meng attendit impatiemment le jugement de Harriet, Hua et Gustave béèrent comme des carpes.

— Harriet, s'extasia le second, tu as vraiment créé des niveaux de connerie ?

— Exact. Meng est au-dessus de nous tous, car elle est pure comme de l'eau de roche. Hua, troisième rang...

— Eh ! protesta-t-il. J'ai fait quoi, pour qu'on m'insulte ?

Gustave tapota gentiment son épaule ; il se raidit aussitôt, les pommettes roses.

— Si tu veux aller de paire avec elle, il vaut mieux suivre son chemin vers l'avarie, l'égoïsme et le sadisme.

— Qu'est-ce que t'insinues, encore ?! siffla-t-il.

À l'instant où il bondit sur ses pieds, la jeune femme s'interposa en toute tranquillité. Meng étudia, fascinée, les joues de Hua rougir légèrement.

— Pas besoin, fit-elle remarquer, j'ai déjà toutes ces qualités. Et personne ne voudrait me « suivre » dans ma connerie : c'est tout un mode de vie, d'être au-dessus de tous les autres enfoirés ! Gustave, d'ailleurs, tu es un connard de seconde main.

— Ah. Je peux donc me permettre de demander ce qu'il y avait sur le poignet de Léa.

Lourd silence. Le papier de Harriet flotta jusqu'au sol, et y glissa dans un faible crissement. Figée, l'œil rond, la bouche entrouverte – tout chez elle transpirait l'horreur et la hargne. Un peu plus, et Meng aurait cru entendre tout son monde s'écrouler, et sentir le sol trembler, et renifler des nuages de poussières ténus...

Non, c'est ça, pensa-t-elle à pleine vitesse.

— Harriet ! La maison ! s'écria-t-elle.


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