Chapitre 7

Les portes sont fermées, pensa Harriet. Le nouveau code, tagué. Tout notre petit réseau a fait sa part de boulot. Désormais... Désormais, elle rabattit sa capuche sur sa tête, réajusta son masque à gaz spécial déguisement et pénétra une pièce froide incrustée dans les cloisons du métro.

La station Henri Fréville avait bien mal vieilli : des câbles pendaient des plafonds gris et fissurés, les vitres étaient craquelées ou brisées, les néons grésillaient et clignotaient jusqu'à refiler le tournis. Mais ce décor désastreux, la jeune femme s'y était accoutumée – devait-elle en rire ou en pleurer ?

Elle vivait bien, dans son appartement. Elle connaissait par cœur ces stations détruites, car elle y passait du temps. Mais des « oubliés », des « fuyards » résidaient dans des logements en sous-sol. Harriet, du haut de son règne, ne l'avait jamais réalisé.

Il faisait froid. Des rats couinaient et couraient au moindre mouvement. Le vent sifflait et faisait danser les fils à nu. Les anciens escalators grinçaient dangereusement. J'ai de la chance, et pourtant je me suis lamentée sur ma solitude, alors même qu'il y a tant de personnes, autour de moi...

— Mémé, lâcha Harriet. Où est le méchant monsieur qui a fait un délit de faciès ?

Mémé tourna sa face pâlotte vers elle ; ses yeux bruns et tombants, derrière les boucles blanches chatouillant son front, se plissaient toujours sous la frustration. Ce potentiel Officiel ayant pénétré Rennes l'avait décidément bien irritée.

Personne n'avait déniché d'autre suspect : il ne restait donc que ce bougre à interroger jusqu'à plus soif. Mémé lui ouvrit une porte rouillée en soupirant. Elle était farouche au corps-à-corps ; néanmoins, dans la vie de tous les jours, elle semblait bien aimable et sympathique. Une vraie petite septuagénaire. Une vraie mémé.

— Je garde la porte, cheffe, prononça-t-elle de sa voix pâteuse.

Harriet pénétra une cabine d'entretien toute belle toute propre, essentiellement habitée d'ustensiles de ménage. Serpillières, aspirateur et balais s'alignaient contre ses cloisons plongées dans la pénombre. Il fait noir, ça m'agace. Elle frappa le premier interrupteur à sa portée : une vive lumière agressa ses prunelles, et arracha un gémissement au type s'étant incrusté dans leur cité.

Un brun musclé, dont la coupe courte dévoilait un visage creux et pâle. Elle l'aurait pris pour un fantôme, s'il n'était pas en train de se battre contre les cordes enserrant ses pieds et ses poignets. Harriet se pencha vers lui et arracha d'un geste sec le scotch recouvrant sa bouche ; comme attendu, il prit une longue, longue inspiration...

Puis se jeta vers la sortie. Elle le chopa aussitôt par le col, un sourcil haussé.

— Y a encore Mémé, derrière. Tu es sûr de vouloir partir comme ça ?

— Toujours mieux que de me faire torturer ! s'égosilla-t-il. Lâchez-moi, vous aurez des problèmes !

— « Torturer » ?

Il se retourna vers elle avec horreur ; Harriet le balança de nouveau en arrière, puis éclata d'un rire tonitruant. Elle, torturer ? N'était-elle pas une enfoirée de première classe ? S'abaisser à de telles méthodes... Cette seule idée était tordante. Elle se gaussa tant que ses propres ricanements percèrent ses tympans et que ses abdominaux la brûlèrent peu à peu.

Elle ne parvint à se calmer que lorsqu'elle manqua d'air.

— Juste interroger, hoqueta-t-elle, la larme à l'œil. On s'appelle pas « Officiels », ici, navrée. Quel est votre prénom ?

— Êtes-vous folle ? laissa-t-il tomber, éberlué.

— Toujours pas, merci de vous inquiéter. Donc, votre prénom ?

— Je ne le dirai pas ! Pas une goutte...

— Sur ses papiers, il y a marqué « John », intervint Mémé. Ah, les USA ont vraiment envahi l'Europe... On le savait, back in the days, putain !

John. En effet, c'est britannique ou 'ricain ou je ne sais quoi. Mais Mémé, je m'appelle Harriet – même péché en plus discret. Si tu veux cracher sur les délits de faciès, commence déjà par cesser les délits de prénom – et arrêter de causer anglais, aussi...

— Enchantée, s'extasia Harriet. Que me vaut votre venue, John ?

Si ce John recula d'abord, aussi frémissant qu'un lapereau, il se calma dès qu'un balai chuta sur son crâne. Scène bien ridicule, et pourtant, ses pupilles s'acérèrent soudain.

— Madame, vous n'êtes plus en sécurité ici. Deux anciens Officiels rôdent à Rennes...

— Je suis une gérante aussi. Quelle menace pourrait peser sur moi, John ?

— Gérante... ?

— Oui, John. Je sais qui sont mes alliés et mes ennemis.

— Vous faites confiance aux inconnus à l'aveuglette ! s'énerva-t-il.

— John, vous semblez de bien bon conseil, pour un inconnu. Qui sont ces suspects ?

— Une robot et un jeune homme.

« On a aussi vu des Officiels, mais plus maintenant ! »

La voix de Hua cilla le crâne de Harriet ; elle se retint de justesse de chanceler. Des traîtres, sous son toit ? Une blague. Elle faisait preuve de tant de prudence. Jamais ne l'aurait-elle laissé passer. Personne, personne ne pouvait lui échapper. Et puis, Meng et Hua étaient des Parisiens. Hua était jeune ; Meng, naïve au point de ne pas se douter qu'elle était une Humanoïde.

— Pourquoi Rennes, John ? posa-t-elle donc.

— Arrêtez de répéter mon prénom !

Une douce satisfaction s'empara de Harriet. Elle s'accroupit face à l'Officiel, un sourire tordu collé aux lèvres.

— Répondez à mes questions... John.

— Je vous dis d'arrêter...

— John, articula-t-elle lentement.

— Rennes est un pari.

Paroles hachées, pressées, terrifiées. Mon expression fait peur ? Merde, alors. C'est pour ça que je suis restée seule deux ans ? Même mes camarades Rennais me fuyaient ?

— D'autres villes visées ?

— Caen. Brest.

— Brest ?! s'esclaffa-t-elle. Bande de péquenots, vos collègues vont se noyer !

— Qui ne tente rien n'a rien, siffla-t-il entre ses incisives. Sans risques, sans idées farfelues, personne ne peut accomplir quoi que ce soit ! Vous le savez, si vous êtes gérante !

— Oh, bien vu, John ! Rennes est connue, dites ? Vos amis sont intéressés ? Vous voulez m'acheter une part de terrain ? J'adore l'argent.

John la dévisagea comme si elle était démente. Harriet, elle, ne pouvait pas se plaindre. Passer pour une folle, ou une radine, ou une corrompue jusqu'à l'os était bien préférable à la mort.

Et puis, elle était une enfoirée de première classe : autant jouer son rôle jusqu'au bout.

Mais non, personne ne voulait acheter de terrain sur Rennes ; pire, les Officiels se désintéressaient vraiment de la Bretagne. Même en rabâchant des « John » à la fin de toutes ses questions, jusqu'à ce qu'il frôle la crise de nerfs, elle ne glana que de minces informations. « La France » se fichait de la Bretagne, et il y avait « des traîtres et des robots » recherchés quelque part.

Au sud, au nord, à l'est, à l'ouest ; ces fous ambitieux comme pas deux fouillaient les moindre recoins de l'Hexagone. Tout cela pour une poignée de personnes ? Avaient-ils perdu la boule, plongeaient-ils dans la paranoïa ? Reconstruire un gouvernement en aurait terrifié plus d'un.

Lorsque Harriet abandonna la partie, l'obscurité avait déjà dévoré sa ville. Pas un brin de lumière ne perçait la nuit glaciale qui l'enveloppa sur son chemin vers la maison. Ce John n'était pas une menace : les satellites n'existaient plus, il n'était pas tracé. Mémé le gardait et l'avait fouillé, on l'avait complètement désarmé. En bref, Rennes avait un Officiel sous contrôle, Rennes se confinait, Rennes ne craignait plus rien...

Sauf si des hélicoptères viennent nous faire chier, céda-t-elle. Je me demande si Caen fonctionne comme moi – autonome, en ermite, à court de richesses, et loin des yeux affamés du monde qui se reconstruit et se détériore autour de moi ? Moi. Moi...

Elle se glissa dans une allée au petit trot, un rire chatouillant ses lèvres. Non, je crois qu'il n'y a pas que moi. Ah, Mémé a fait un bon boulot, et mes gardes aussi... Je me suis donc isolée tout ce temps ? J'ai été aveugle ? Rennes n'est pas désertique. J'ai perdu la boule, ces deux dernières années ?

La douce chaleur de son immeuble la câlina dès son premier pas dans le rez-de-chaussée. Elle actionna tous les verrous de l'entrée, pour remonter les escaliers en fredonnant. Puis se présentèrent à elle, coincés dans une pièce à peine éclairée par un néon, les trois vilains qu'elle hébergeait depuis un mois et demi.

Ils étaient restés sagement assis sur le matelas. Gustave ronflait désormais, Meng somnolait en silence sur son épaule ; seul Hua sursauta, lui bien réveillé. Il remit ses lunettes avec précipitation et posa deux petits yeux fatigués et soucieux sur elle.

— Tu ne dors pas ? s'étonna-t-elle.

Il prit une courte inspiration, puis détourna le regard.

— Non, je ne pouvais pas, répondit-il à mi-voix.

— Oh. Navrée. Ils cherchent un jeune homme et un robot s'étant enfuis de Paris, c'est vous deux ?

Hua béa à s'en décrocher la mâchoire.

— Ah, c'est vous deux, conclut-elle.

— Ne nous jette pas !

Son cri paniqué la prit de court. Voici que son visage se décomposait, et qu'il posait sa main sur Meng comme si sa vie en dépendait.

— Ne t'affole pas, sourit-elle. Il n'y aura pas d'autres Officiels ici. À demain, et dors donc, tu as des travaux à faire.

Elle le largua sans un mot de plus. Sa chambre, son chat, son lit, elle les retrouva dans une abominable lenteur. Loin de tout, plongée dans un profond silence. Même les ronronnements de Boudin n'atteignirent pas son esprit gelé.

Ils ne partiront pas. Je l'ai dit. Ils ne partiront pas. Léa, ils ne partiront pas...

***

Un bruissement, sur l'ancien parking de Henri Fréville. Mémé leva derechef son fusil, farouche ; mais personne ne surgit des ombres pour se jeter à sa gorge. Les câbles continuèrent de danser au gré de la bise mordante de la nuit, les souris couinèrent toujours, les ronflements des habitants persistèrent au milieu du calme l'enveloppant.

Fausse alerte, conclut-elle. Pas de paranoïa ici, Mémé. Tu as vécu longtemps, mince. Ça change une femme, de passer de Macron à Le Pen à une Union Européenne en ruines à une Bretagne Indépendante désormais morte, mais quand même. Mémé, ressaisis-toi !

Elle reprit son poste en grognant. Ah, les bons vieux jours, où on pouvait toujours manifester sans se faire éclater les jambes... Les révoltes aux universités de Rennes, Sainte-Anne et la rue Saint-Michel vrombissants tous les jeudis soirs, les beaux confinements durant le COVID-19, tant de choses mortes et enterrées depuis longtemps déjà !

Si son oreille guetta toujours le John coincé dans le placard à balais derrière elle, son esprit embourbé par les souvenirs et la mélancolie rata avec brio une agile silhouette, là-dehors, filant vers le centre-ville en un éclair.

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