Chapitre 3
Harriet interrogea bien longtemps Meng et Hua : « D'où venez-vous ? », « que faites-vous ici ? », « où allez-vous ? »
— Qui êtes-vous ?
Hua cacha son visage renfrogné derrière son carré raide et ébène. Ses mèches étaient particulièrement bien taillées, pour un fuyard. Ses lunettes luisaient trop, son visage ne souffrait d'aucun bronzage sauvage. Et Meng, elle, n'arborait pas la moindre imperfection, sa vue mise à part. Elle baissa juste le menton, toute tristounette de se retrouver les mains liées.
Cet adolescent avait atteint la vingtaine. Meng, elle, avait tout juste huit balais. Elle était sa sœur adoptive – et Dieu seul connaissait ses origines. Toujours était-il qu'ils avaient fui Paris à cause des Officiels. Alors, qui était ce jeune garçon à l'air bien loti, et cette enfant à la chair trop blanche, au visage rond trop régulier ?
— Mes parents sont partis à Marseille, souffla enfin Hua. Meng, elle...
Il détourna le regard, bien peu à l'aise.
— Je l'ai trouvée coursée par des Officiels dans une ruelle à Paris. On s'est enfuis à ce moment-là.
— Pourquoi l'ont-ils prise pour cible ?
— Car...
— Je les avait énervés, chuchota-t-elle alors.
Il lui lança un coup d'œil paniqué.
— Du coup, ils m'ont suivie avec des fusils. Hua, il est arrivé et il m'a sauvée. Il m'a dit qu'on allait aller dans la région la moins peuplée, et que les Officiels n'allaient jamais nous trouver.
Quelle coïncidence – se faire secourir juste avant d'y passer ? Hua ne savait pas mentir. Tout ce qu'il babillait, de son histoire de parents filant dans le Sud jusqu'à « je suis tombée sur Meng », sentait le roussi. Néanmoins, une chose était sûre : Meng, il y tenait réellement. Il s'était déboîté le bras pour elle, alors même qu'elle ne semblait pas appartenir à sa famille.
— Qu'est-ce que font les Officiels ? esquiva donc Harriet.
Hua poussa un discret soupir. On tentait de reconstruire une Nation depuis plus d'un an et demi, raconta-t-il ; toutefois, qui disait restauration disait argent. Or, à cause des guerres et des catastrophes climatiques, les ressources naturelles manquaient. Alors, ils reprenaient tout ce qu'ils avaient investi dans la production en masse d'Humanoïdes afin de recycler leurs composants ou les vendre.
Ils étaient allés jusqu'à créer un « bureau des Officiels », un parlement de fortune. Cette étiquette, « Officiel », n'était plus qu'un « mot-valise » pour désigner tout individu engagé dans ce projet. Militaires, politiciens, ingénieurs, secrétaires, économistes – la liste était longue.
— Pour résumer, conclut-il d'un timbre rauque, il y a les Officiels de là-haut, les Officiels de l'armée, les Officiels de l'économie... Les Officiels ayant coursé Meng font partie de l'armée. Ce sont ceux dont on parle le plus.
Mais ce n'était pas comme ça, il y a deux ans... À l'époque, un Officiel était juste un chasseur de fuyards. Qu'ils généralisent ainsi le terme est sacrément inquiétant.
— Et qu'est-ce qu'ils comptent faire, pour... « reconstruire une Nation » ?
— Essayer d'unir de nouveau les régions. Le Poitou est partant. La Corse, elle est désespérée, et le Pays Basque aussi : ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils ne s'allient de nouveau. Mais la Bretagne... Ils l'ont complètement oubliée. Vous n'avez plus aucune richesse, et pour eux, cela veut dire que vous ne valez rien.
— Merci pour le compliment, railla-t-elle.
Mais à sa grande surprise, il secoua simplement la tête.
— Non. Crois-moi, vous êtes bien chanceux...
Il ébouriffa les cheveux de Meng de son bras intact ; les grands yeux de l'enfant se posèrent sur lui avec surprise. Il se contenta d'un haussement d'épaule avant de braquer les siens sur Harriet.
— Qu'est-ce que tu vas faire de nous ? balança-t-il.
De l'argent, quoi d'autre ? Gustave même cacha un sourire en coin, car il souffrait du loyer qu'elle lui imposait. L'idiotie n'avait pas encore infecté la cervelle de Hua ; il parut saisir les enjeux de leur séjour ici, et peser les autres maigres sottises qu'il comptait visiblement déballer.
Harriet se leva de son matelas, défit les liens du jeune homme et montra son perron d'un geste sec. Puisqu'elle ne lui laissait pas le choix – « obéis ou meurs » –, il la suivit docilement, mais non sans démontrer sa pugnacité sous-jacente. Derrière, Meng commença à s'affoler, pour se calmer dès qu'il leva la main.
— Juste une discussion, abrégea-t-il.
Alors, elle resta sur son siège ; Harriet comme Hua se retrouvèrent dans les escaliers en escargot de l'édifice. Là-dehors, la nuit tombait. Les rayons sang du soleil tachaient les cloisons de pierre et de béton, et les rats reprenaient leurs couinements nocturnes. L'un d'eux dévala quelques marches, un autre crissa ses griffes contre un tuyau de canalisation.
La nuit détrônait le jour, puis le jour tuait la nuit – l'un cramait la peau des Hommes, et l'autre les noyait dans une obscurité totale. Ils différaient tant, et pourtant, Harriet y dénichait une régularité et une harmonie bien affolantes. Au final, le Soleil et les cieux noirs s'étaient-ils liés d'amitié ?
Comment avaient-ils formulé cela, plus de cent ans plus tôt ? « Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place », se souvint la jeune femme. Mais ça, ce n'est que le matin... Le soir, c'est l'ombre qui sort de l'ami... ? Ah, je ne sais pas, je suis fatiguée.
— Tu mens plutôt mal, posa-t-elle donc simplement. Des infos à me refiler ?
Si Hua bronchait alors même qu'elle posait le canon de son fusil tout contre sa colonne vertébrale, elle allait pour de bon lui coller l'étiquette de « taré de l'année » sur le front. La respiration de l'adolescent se hachait, et elle sentait déjà l'amère odeur de ses sueurs froides.
— Meng est une enfant, élabora-t-elle. Je peux pas tuer des enfants.
— Tu as déjà tué des humains ? siffla-t-il.
— Pour l'instant, je veux juste des informations. Tu viens d'où, exactement ? Comment tu as trouvé Meng, dis ?
Il frissonna lorsqu'elle appuya un peu plus son revolver dans son dos.
— J'ai quitté les Officiels, débita-t-il. Dès que j'ai appris qu'ils voulaient démembrer des Humanoïdes.
— Un espion ?
— Je suis un traître, protesta-t-il entre ses incisives.
— Donc, un fuyard ?
— C'est la définition d'une personne qui a déserté les Officiels ?!
— Non, juste des personnes qui fuient, contra-t-elle sur un ton d'évidence.
— Dans ce cas, oui – et Meng aussi ! Écoute, je ne veux aucun mal, on cherchait Rennes car là-haut, ils disaient qu'il n'y avait personne ici et qu'ils n'avaient rien à faire de la Bretagne. Meng n'a aucun traceur sur elle, je l'ai désactivé, je n'ai aucun traceur non plus...
Un lourd soulagement s'écroula sur Harriet. Ce bougre venait de balayer sa plus grande peur ; et cette fois-ci, il ne détournait pas la tête, il ne se retenait pas de tripoter ses doigts toujours valides. Il ne déballait que la vérité, et n'avait pas la moindre mauvaise intention.
Du moins ses deux années de solitudes la poussaient-elles dans ce funeste espoir.
Deux autres personnes s'étaient pointées chez elle, après Gustave Le Flemmard. Et puis, mince, elle avait besoin d'autres bras pour porter les courses. Si Hua faisait des travaux pour ce qu'il restait de Rennes, elle pouvait leur offrir un toit. Dans une telle situation, n'importe quel échange de bons procédés primait sur tout le reste. Sans parler du fait qu'elle ne pouvait pas mettre une enfant à la rue – y songer en pleine action et s'y résigner à tête reposée étaient des choses bien différentes !
— Aménage les baraques sous les métros, et toi et Meng pouvez rester là jusqu'à ce que vous appreniez à vivre de vous-mêmes. Après ça, ouste, hors de ma maison. Et j'espère que toi et Meng n'êtes pas allergiques aux chats – sinon, dehors. Compris ? Oui, compris.
Lorsqu'elle retira son arme, Hua la gratifia d'un air sidéré.
— Tu as perdu la raison, laissa-t-il tomber. Faire confiance aussi facilement à des gens... Depuis quand tu fais ça ? Comment tu as fait pour ne pas mourir ?!
Harriet remit sèchement son bras en place, puis haussa les épaules dans un grand rictus.
— Oh, tu sais, il suffit de regorger de talents et d'adresse et de malice...
— Tu es tarée, murmura-t-il.
— Ça va, je me sens bien. La pièce d'en face, allez-y. Je vous enferme à clé, car je ne suis pas non plus suicidaire. C'est bon, c'est décidé, tu vas arrêter de rester planté là ?
Au beau milieu de sa stupeur, il acquiesça simplement ; alors, elle les parqua dans « la pièce d'en face », un pauvre studio poussiéreux auquel elle avait installé des barreaux à la fenêtre et une belle serrure sur son battant. Elle balança une conserve de lentilles à Hua à l'instant où il en franchit le palier.
Il ne paraissait toujours pas réaliser l'incommensurable générosité de Harriet. Mais il me remerciera, un jour ! Il a intérêt, en fait, songea-t-elle. Lorsque Gustave partit à son tour, elle s'enferma dans son appartement et s'affala sur son matelas grinçant et raide.
La nuit dévorait son unique pièce, sa bise fraîche faisait trembloter la flamme de sa lampe à huile. La jeune femme resta ainsi figée un bon moment ; seul son cerveau réussissait à fonctionner – et encore, il avait bien du mal à aligner deux pauvres pensées.
Elle n'y croyait pas. Trois personnes, elle rencontrait trois personnes. Les rejeter aurait relevé du sacrilège : elle voyait enfin le bout de sa pauvre vie plate. Ses yeux tombants se fixèrent sur un énième cliché de son ancienne amie.
Et même s'ils se retournent contre moi, « je suis trop forte pour ce monde », « personne ne peut lever le doigt sur moi ». N'est-ce pas, Léa... ?
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