Chapitre 24

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 14 janvier 2078

— Elle s'est endormie, chuchota Léa d'une voix rauque.

Elle tituba dans le studio en face de celui d'Harriet. Ils avaient déménagé entre-temps, car Hua ne supportait pas de rester dans une maison où Meng avait vécu. Il effleurait tout juste la mort de celle-ci, et avait toujours besoin de s'activer, ou il risquait de « se noyer ».

Léa avait pensé qu'il l'avait confié à elles deux ; il s'avérait que seule l'Humanoïde l'avait écouté.

Elle aurait dû voir qu'Harriet était complètement absente. Son onze janvier avait été catastrophique. Qui n'aurait pas touché à la folie, même quelques jours, après avoir directement encaissé deux morts et une lettre sans personne pour l'aider ? Elle avait été en charge de gérer Rennes : en constatant qu'elle n'avait pas réagi assez vite suite au feu de sa maison, sa culpabilité avait dû être sans égale.

Elle s'assit à côté de Hua, la gorge nouée.

— Léa..., prononça-t-il d'une voix morte. Qu'est-ce que tu comptes faire ? Lui répéter le lieu de ta mort ?

— Oui. Je partirai à l'aube.

Elle ne parvint à mentionner ni l'heure exacte de son départ, ni sa destination finale.

Dans quelques heures, elle allait se volatiliser sans rien laisser derrière elle. Sa péremption la terrifiait ; non seulement allait-elle perdre la vie, mais en plus était-elle dans l'inconnu le plus total. Comment mourait un robot ? Quels étaient les symptômes avant de s'évaporer ? Allait-elle souffrir ou se « mettre en veille » avant ?

Et Harriet – allait-elle survivre ?

Elle porta une main à sa bouche, la vue floue. Hua posa une main sur son dos : elle le laissa faire, car elle n'avait pas même la force de le ménager. Je ne veux pas mourir, pensa-t-elle avec frénésie, les larmes aux yeux. Je ne veux pas mourir demain. Je veux encore être là dans une semaine. Accordez-moi au moins un jour de plus...

— J'ai essayé quelque chose durant mes deux ans d'absence, se mit-elle à chevroter.

Au milieu de ses acouphènes sous-jacents, elle l'entendit baisser le menton.

— J'ai voulu trouver un moyen de guérir... alors, j'ai coopéré avec des Officiels, s'étrangla-t-elle. Ça n'a pas marché. J'ai aussitôt déserté. Tu sais...

Sa voix se hacha ; elle posa une main sur sa gorge, la respiration sifflante et les narines bouchées. Elle étouffait.

— Je ne veux pas qu'Harriet reste seule.

« Je t'accueille sans te faire payer de loyer et tu ne fous rien ! »

— Car elle a beau se dénigrer, c'est quelqu'un de bien.

« Je te laisse même rester jusqu'à ta mort – tu réalises l'effort que c'est ?! »

— Elle avait des accès de colère insupportables et prenait les gens de haut, mais elle semble avoir changé.

« Quand tu crèveras, tu n'auras personne... »

— Alors, ce qu'il s'est passé récemment... et tu as vu tout à l'heure...

« ... et tu ne me dis ni où, ni quand je me retrouverai seule ?! » hurla dans son crâne la voix brisée d'Harriet.

— Hua, gémit-elle, j'ai peur de la perdre après ma mort !

Elle plaqua ses paumes sur son visage brûlant ; son corps soubresautait sans qu'aucun sanglot ne suive. Son énergie la quittait peu à peu. Elle le sentait, elle mourait. À quelle heure allait-elle éclater en poussières le lendemain ? Quand ? Où ? Allait-elle arriver à destination, devait-elle partir ce soir, était-ce mieux pour elle et Harriet ?

— Je peux aider ? énonça alors Hua.

Il la tira d'un coup de son flot incessant de pensées. Léa posa un regard stupéfait sur lui. Il ne blaguait pas. Ses yeux cernés et tombants étaient restés vitreux depuis la mort de Meng, mais ils s'allumaient de nouveau d'une détermination désespérée.

— Ne pas la laisser seule... ? murmura-t-elle. Je voulais dire, j'ai cherché sa mère et sa sœur mais elles sont mortes, alors je n'ai plus personne pour l'accompagner après, et vous ne serez que deux...

— Où sont les autres gens ?

— Quoi ?

Il se massa les tempes, le souffle tremblotant.

— Les gens qui peuvent venir. Où ils sont ? Je... je me déplace s'il le faut. Mais son état... Il est terrifiant.

— Je n'ai trouvé personne en Bretagne...

— D'où tu viens ?

— Vendée.

— J'irai là-bas.

— C'est de la folie !

Il contracta les poings. Ses pupilles lançaient des éclairs, avant de s'éteindre peu à peu.

— Oui, certes, avoua-t-il d'un ton ténu. C'est n'importe quoi, je ne connais rien à la Vendée... Mais, tu y connais des personnes, non ?

Elle fit un instant la carpe, prise de court.

Oui, elle connaissait des personnes en Vendée. Des humains avec qui elle avait cohabité, puis qui s'étaient séparés à cause de la mort de l'un d'eux.

— Alors, si tu connais des gens... Si jamais, j'irai les chercher et je les ramènerai.

— Harriet sera seule, s'étrangla Léa.

— Pas si Mémé est dans le coup. Léa, donne-moi juste des coordonnées et une espèce de code, je ne sais pas. Mais j'ai besoin, aussi, de partir de là... Je ne veux plus voir Rennes. Je ne peux pas. On échange. Je vais en Vendée, des gens viennent. Je négocierai, je ne sais pas, mais...

— Tu es taré.

— Je vais le devenir si je reste là !

Elle leva aussitôt les mains ; son ton tournait au furieux. Il se calma néanmoins, et ferma un court instant les paupières. Lorsqu'il les rouvrit, l'atmosphère parut moins sombre, moins asphyxiante.

— Soit, céda-t-elle faiblement. Montaigu... Arnaud, Olivier et Jade. S'ils n'ont pas trop changé en huit ans, ils adorent sauter de toit en toit. Des tarés. Je suis certaine qu'ils ne traînent plus ensemble à cause de certains événements, mais si jamais, dis-leur juste « yo les rigolos », et...

— Compris. Noté. J'irai.

Elle se tut donc, le menton bas. Voici que Hua se transformait en automate.

— Va voir Harriet, murmura-t-il. Ce soir, exceptionnellement, je monte la garde et vous laisse seules.

Au bout de quelques secondes, Léa lui ébouriffa les cheveux d'un geste pauvre, se leva, et partit.

— Léa..., l'appela la voix enrouée d'Harriet.

À peine l'intéressée l'entendit-elle qu'elle claqua la porte, fonça tête baissée et se jeta dans ses bras. Harriet poussa un cri de surprise ; la cyborg l'enlaça le plus fort possible. Elle avait peur et elle ne voulait pas mourir. La nausée la torturait, elle ne souhaitait plus penser à rien. Alors elle se réfugia contre sa compagne.

— Pardon, gémit-elle. J'aurai dû voir que tu étais absente. Je...

— Tu n'y es pour rien.

Léa hocha frénétiquement la tête. Après avoir reniflé un instant, elle se blottit plus confortablement contre Harriet. Celle-ci semblait désorientée au possible. Elle prit donc une longue inspiration.

— Cette nuit, expliqua-t-elle lentement, dormons simplement. Je n'arriverai pas à discuter. Et demain, je me rendrai dans l'église Sainte-Anne. Mes... mes poussières ne s'envoleront pas si je suis à l'intérieur, tremblota-t-elle. D'accord ?

— D'accord, murmura Harriet.

Elle lui caressa doucement le dos.

— Et aussi, déglutit Léa, ne pars pas je ne sais où pour...

— Je ne veux pas me suicider.

Elle hocha la tête. Elle se sentait sur le point de dégobiller son inutile dîner ; cette nuit-ci, elle n'allait pas réussir à s'endormir. Elle allait tout faire pour qu'Harriet y parvienne, mais elle allait y passer. À quoi bon partir dans les bras de la mort reposée ?

Un long moment s'écoula entre elles, marqué par ces deux promesses. Puis, la tête de l'ancienne gérante dodelina. Elle s'accrocha à Léa d'une poigne faible, une poigne d'enfant ou de veuve, avant de coller leurs fronts chauds une dernière fois.

— Je t'aime, murmura Harriet.

La cyborg eut beau souhaiter répondre du plus profond de son être, elle n'y parvint pas. Cela allait être la dernière phrase qu'Harriet lui aura dit : « Je t'aime ». Je lui avais dit ça aussi avant de partir.

Dernier regard, dernier soupir. Une tension désespérée s'insinua encore entre elles. Le lendemain, c'était fichu, Léa le savait, Harriet le savait.

Alors une derrière fois, elles passèrent leurs mains derrière la nuque de chacune, puis dans leurs dos, puis se collèrent les dents serrées. Et dans l'obscurité, elles se trouvèrent enfin.

Leurs lèvres humides se nouèrent. Leurs yeux brouillés par les larmes se fermèrent. Baiser si tiède, si tendre, si éphémère. Le dernier de leur vie à elles deux, avant que Harriet ne s'abandonne auprès d'elle, à lui caresser les cheveux en s'endormant.

Puis son bras retomba, et elle s'assoupit pour de bon. La tête toujours tournante, la bouche toujours brûlante, Léa murmura à son oreille qu'elle l'aimait, qu'elle l'avait toujours aimée, et qu'elle ne l'aurait jamais quittée sans son destin d'Humanoïde.

Si seulement elle avait été une humaine, au grand jamais ne l'aurait-elle laissée tant de temps.

Cette fois-ci, son départ, son vrai, elle l'exécuta dans un mutisme qui la poignarda. Lorsque les rayons du matin chatouillèrent les meubles, elle se leva avec soin, écarta Harriet sans la réveiller, et partit une seconde fois.

Cette fois-ci, il n'y avait pas de retour en arrière possible.

***

Harriet resta immobile dans leur lit, le souffle court et l'œil rond. Léa venait de fermer la porte. Léa ouvrait désormais celle de l'immeuble. Léa tourna la clé dans la serrure. Léa s'avança sur la place.

Tous ses muscles lui hurlaient de lui courir après, car même leur dernière embrassade ayant duré des heures et des heures ne lui suffisait pas. Ce jour-ci, Léa allait mourir. Ses pieds s'agitèrent sous les draps, fourmillants et impatients. Elle sentait la tentation l'oppresser de toutes parts, sa terreur déchirer ses entrailles et son désarroi brûler son visage. Si elle bougeait d'un centimètre, elle était foutue et n'allait pas respecter les derniers vœux de Léa ; et pourtant, son sentiment d'inutilité la blessait bien plus que cette trahison de rien.

Ce n'est pas grave, pensa-t-elle, le cerveau tournant à plein régime. Elle ne va pas mourir tout de suite. On est le quinze, mais l'heure n'est pas indiquée. L'heure, elle n'est pas indiquée, donc elle peut exploser à tout moment, elle peut exploser n'importe quand...

Un long frisson cambra sa colonne vertébrale. Suffoquant sous la panique montant en elle, elle englua ses yeux sur la porte. Et si elle la franchissait sans que Léa la voie, était-ce grave ? « Pas vu, pas pris ». Elle souhaitait juste voir Léa partir. Peut-être même l'accompagner. Sa partenaire partait-elle ainsi dans son coin pour la préserver ? Ne se sentait-elle pas seule ?

Elle pouvait éclater à tout moment.

À tout moment.

L'urgence l'ayant oppressée éclata d'un coup. Elle bondit sur le plancher et déboula dans le couloir. Elle transpirait déjà à grosses gouttes, son pouls battait furieusement à ses tempes, sa vision oscillait entre flou et précision déroutants.

C'était trop tard, elle avait dépassé ce centimètre de trop. Elle le savait, elle n'aurait pas pu tenir. Alors, elle se jeta à corps perdu dans les marches, enfonça la porte et débarqua pieds nus sur la place enneigée. Le névé brûla sa peau, les pavés l'écorchèrent ; à une vingtaine de mètres d'elle se trouvait Léa...

Agenouillée à terre, l'œil rond et la bouche ouverte, attaquée de convulsions mortelles. Mais lorsqu'elle posa son regard détruit sur Harriet, elle se releva en chancelant et tenta de marcher vers l'église. Elle tomba de nouveau. Elle retenta, elle retomba, et ainsi de suite sous le regard horrifié d'Harriet.

Un Humanoïde en fin de vie perdait donc peu à peu ses sens, jusqu'à ne plus savoir comment bouger. Cependant, Léa, elle était toujours consciente. Elle subissait un enfer – et avait tenté de persuader Harriet de l'y laisser livrée à elle-même.

— Léa ! rugit-elle du fond de ses entrailles.

Léa la gratifia d'un air anéanti. Elle abandonnait la partie, comprenait Harriet ; celle-ci sprinta vers elle, le cœur battant à tout rompre. Des spasmes attaquaient désormais la cyborg étalée à même le sol. Ses yeux clignotaient et ses membres se tordaient dans tous les sens ; parfois, de profonds hoquets franchissaient ses lèvres à demi déchirées.

Cette agonie était infernale, si infernale que Léa semblait désormais la prier de rester. Elle ne voulait pas mourir seule. Harriet n'allait pas la laisser dans son coin. Seuls cinq mètres les séparaient désormais, mais la plante à nu d'Harriet se blessa sur une vieille tuile. Elle tomba en avant dans un cri.

Le temps passa au ralenti.

Devant elle, à sa hauteur, Léa se raidissait de la tête aux pieds. Son dos se cambrait au possible, ses doigts se cramponnaient sur du vide. Un filet de voix s'échappait de sa gorge : un râle, un simple râle, la dernière chose qu'Harriet allait entendre d'elle.

Mais dès que ses bras la ceinturèrent et la serrèrent fort contre elle, Léa mourut.

Les bras d'Harriet se refermèrent sur du vide. Elle chuta les paumes sur le sol, figée par l'horreur. Autour d'elle, prisonnières de lourds vêtements chauds ou libres comme l'air, s'étalaient les poussières luisantes et microscopiques de son amante.

Libres comme l'air. Une violente bourrasque secoua la frange d'Harriet : les poussières de Léa s'envolèrent au loin, sous ses yeux, sous son impuissance poignante. Elle fut incapable de bouger. Toute pensée dans son crâne s'éteignait. Et puis, qu'aurait-elle pu faire ? Elle était incapable de voler. Les cendres de Léa étaient hors de portée.

Bientôt, elles se fondirent avec les nuages blancs qui peignaient le ciel et disparurent pour de bon.

Harriet avait froid. Harriet ploya sous la confusion. Harriet perdait tout repère. Où était Léa ? Nulle-part. Car ne restaient plus d'elle qu'une veste, un pull, un pantalon et des bottes ; des objets inanimés et inutiles. À cet instant-ci, Harriet aussi eut envie de s'évaporer et de ne plus jamais remettre les pieds sur la terre ferme.

Mais elle était une lâche et une enfoirée. Elle ne se souvenait plus même des mots cruels qu'elle avait balancés au visage de Léa et n'arrivait pas à se relever. Elle ne méritait pas même de rester auprès des anciens habits de sa partenaire.

Elle les souillerait.

Finalement, toute force quitta ses bras : elle se laissa tomber en avant. Le monde tournait tant autour d'elle et des étoiles dansaient devant ses yeux. Et si elle était une Humanoïde sans le savoir, et si elle aussi pouvait périmer là, tout de suite ? Et sinon, la douleur, est-ce que ça pouvait tuer une humaine ?

La réponse était d'une simplicité cruelle : non. Tant qu'on ne tirait pas une balle dans ses poumons ou dans son crâne, tant qu'on ne la poignardait pas ou ne la poussait pas de l'étage le plus haut d'un building, jamais n'allait-elle périr prématurément.

Et pourtant, ce qui s'était déroulé sous ses yeux et le brusque néant qu'elle avait enlacé l'assommèrent plus violemment encore que n'importe quelle mort.

Elle ne sut combien de temps était passé, lorsqu'elle réalisa qu'on l'avait étalée sur un sofa. À son chevet était assis Hua ; il tenait une assiette de lentilles dans ses mains, le menton bas et le regard lugubre. Un mal de crâne affreux oppressait le front d'Harriet. Elle posa péniblement ses yeux vers la fenêtre. Le soleil semblait haut dans le ciel. Elle ne le voyait pas, au travers des nuages gorgés de neige.

Puis, elle remarqua qu'on avait bandé son pied blessé. Elle vit ensuite qu'on avait plié dans le plus grand des soins les vêtements trempés de Léa. Ils reposaient à côté de la boîte scellée de Meng. Seul Hua aurait pu les installer là.

Elle s'apprêta à articuler son nom, mais le silence qui imprégnait la pièce...

Non. Des ronronnements le brisaient avec tendresse. Elle sentit enfin Boudin lové contre son ventre, le nez collé à son poignet. Des larmes muettes brûlèrent les yeux d'Harriet. Elle ne pouvait pas bouger, ni même remercier son chat et Hua de ne pas s'être enfuis.

— Il est quatorze heures..., murmura ce dernier. J'ai déjeuné. Il y a des lentilles pour toi...

Elle déglutit, pour réaliser que sa trachée aussi la piquait affreusement. Avait-elle de nouveau hurlé ? Cela ne l'aurait pas même étonnée. Elle se contenta de poser fragilement sa paume sur Boudin et tendre l'autre, frissonnante, vers le plat de Hua. Il n'y eut personne pour lancer un quelconque « bon appétit » ou se plaindre de la monotonie de leur régime alimentaire.

Après quatre mois à cohabiter à quatre, puis à cinq, il ne restait plus qu'eux deux.


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