Chapitre 22

Station Henri Fréville, Rennes, Ancienne Nation de Bretagne

Harriet déboula dans la station comme une tornade, à bout de souffle. Son cœur frappait comme un dératé contre sa poitrine et son cerveau convulsait de mille et une questions. Elle n'avait pas offert le loisir à Mémé de lui en dire plus ; elle avait foncé dans les anciennes lignes de métro telle une folle, à tirer sur la moindre bête tentant de lui sauter dessus.

Elle avait assassiné sa fatigue vicieuse. Ne restait plus que son impatience teintée d'une terreur sous-jacente, et pourtant dévorante.

Mémé débarqua aussitôt, pâle comme un linge. Pas un mot ne fut échangé : elle guida simplement Harriet jusqu'au « quelqu'un » s'étant rendu à Henri Fréville. Mais là où elle s'attendit à ce qu'on l'amène devant un placard à balais similaire à John, Mémé lui présenta leur infirmerie.

Toutes ses craintes s'écroulèrent sur elle dès qu'elle vit Gustave étendu sur un brancard, la respiration sifflante et les yeux à demi fermés.

Du sang filtrait au travers de ses bandages. « Trois balles », « la jambe », « dernier point de suture ici », déballaient des soignants ; Harriet, elle, resta pantoise. La lumière froide du néon blanchissait la peau hâlée du quadragénaire ; si sa poitrine ne se soulevait et ne s'abaissait pas, elle l'aurait pris pour un cadavre.

— C'est lui, expliqua Mémé entre ses incisives. Dès son arrivée ici, il a laissé tomber ses fusils, a déclaré avoir tué des Officiels et des Humanoïdes et s'est rendu. Il s'est traîné jusque-là comme un zombie...

Et Harriet de lui cracher de partir de là. Mémé se raidit d'abord, ses rides tordues sous l'incompréhension ; mais en voyant l'air d'Harriet, elle battit en retraite. Dans la salle de soins grise et froide, il ne resta plus que les deux « médecins » s'activant autour du blessé comme des mouches tournant au-dessus d'une carcasse.

Et la carcasse en question était Gustave. Rien de plus, rien de moins. Gustave qui avait débité des paroles insensées et s'était jeté dans les bras de la mort.

Lui, tuer des Humanoïdes ? Une blague. Il avait abattu des Officiels, cela n'avait aucun sens. Il a dû perdre trop de sang, pour déballer des âneries pareilles...

« Des espions Officiels proches de vous. »

Les aveux de John brisèrent ses œillères de fortune. Le regard de Gustave transpirait la culpabilité, le désespoir et la résignation. Alors, pourquoi ? Était-ce lié au suicide de sa femme et à la mort de sa fille ? Ces événements l'avaient-ils rendu taré ?

— Gustave, articula-t-elle. C'est quoi, ce bordel ?

Il tendit avec faiblesse une main vers elle, les dents serrées ; elle ne parvint pas à s'approcher. Elle ne comprenait pas. Cette situation lui échappait complètement. Et puis, pourquoi lui demander de s'approcher via un geste ? Ne pouvait-il pas dialoguer normalement ?

Il n'est pas en train de mourir. Il peut parler. S'il a pu se traîner jusqu'ici, il ne va pas mourir et il peut parler.

— S'il-te-plaît... parle.

Alors, il tenta. Toutefois, lorsqu'il entrouvrit les lèvres, une toux l'agressa aussitôt et un filet de sang coula sur son menton. Harriet se figea de la tête aux pieds. L'horreur la mordait jusqu'à l'os. Soit, il ne pouvait pas parler. Écrire ? Comme John ? Non, il n'avait pas de papier...

L'une des docteurs recula alors de quelques pas, le front suant. Elle ne parut remarquer sa présence qu'à cet instant, car elle leva sa main à sa tempe et désigna une feuille pliée en quatre, posée avec soin sur une table.

— Il a sorti ça avant qu'on le soigne...

— Lis-la, s'étrangla Gustave d'un ton ténu.

Harriet contracta les mâchoires ; les paroles de son locataire sonnaient comme une supplication. Que faire d'autre qu'attraper son fichu mot ? Sa longueur – recto-verso, plus d'encre que de papier – l'impressionna jusqu'à la museler. Elle tira une chaise à elle, l'œil rond, et s'assit dos à Gustave.

Ses yeux parcoururent une première fois ce pauvre mot. Le début était soigné ; la fin avait été rédigée d'une main tremblante et empourprée. En bref, Gustave l'avait probablement commencée avant de partir après Meng et finie avec trois balles dans le corps.

Cette constatation seule la plongea dans sa lecture ; elle choisit de finir par la fin, car le début était toujours un blabla contre-productif et ennuyeux à mourir. Elle le regretta dès ses premiers mots.

— Tu te fous de ma gueule..., siffla-t-elle d'un ton tremblotant.

Mais Gustave, il ne lui répondit pas.

***

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, la veille au soir

Gustave sortit dans la nuit noire de son pas le plus discret. Harriet avait aveuglément accepté de lui prêter les clés, et gisait désormais pour sûr dans son lit. Son soulagement égalait son inquiétude : plus les jours passaient, et plus cette femme devenait imprudente. Il pouvait discuter librement dans son talkie-walkie, mais ses actions lui laissaient un goût amer et une sourde colère.

Il n'en pouvait plus, des ordres des Officiels.

Il n'en pouvait plus, de superviser leurs pions nichés dans Rennes.

Et il n'en pouvait plus non plus de protéger Harriet et sa troupe en tentant de ne pas se trahir.

— Début de la transmission.

Monsieur Alphonsi, répondit un subalterne dont il ne se souvenait plus du nom. Nous avons détecté une famille d'Humanoïdes vers Le Blosnes. Vos ordres ?

— Comme d'habitude.

Compris. Et nous avons aussi déniché le pactole, monsieur Alphonsi, rapporta-t-il plus énergiquement. Deux Humanoïdes dans le Centre...

— Ne faites rien, trancha-t-il aussitôt.

Le bref silence qui suivit, il le regretta du plus profond de ses entrailles. « Deux Humanoïdes », cela signifiait Léa et Meng. Il le savait, car un idiot d'Officiel s'était rameuté à Sainte-Anne une semaine plus tôt. Si Léa ne l'avait pas abattu, il aurait crié « Monsieur Alphonsi ! » d'un ton enjoué à en vomir.

Mais les supérieurs nous ont dit d'abattre chaque robot...

— Je sais.

Alors, quels sont vos ordres ?

Question rhétorique : on ne lui demandait pas des ordres, on l'exigeait de répondre « abattez ces deux-là aussi », « récoltez leurs poussières », « bon travail ».

Et je ne peux pas faire autrement, pensa-t-il, enragé. Le visage triste de Meng et celui déterminé de Léa le bousculèrent une énième fois. Je le savais, ce n'était qu'une question de temps avant qu'ils dénichent ces deux-là. Léa doit encore mourir normalement, et Meng...

Meng, vivre jusqu'à ses trente ans. Mais si Gustave refusait de « tuer » ces deux-là, il pouvait dire adieu à son voyage jusqu'à Brest. Harriet allait aussi être dénichée et tuée. Rennes allait tomber dans les mains de ces pourris de Parisiens. Ces Officiels qu'il était censé diriger, mais qui lui mettaient en réalité un couteau sous la gorge, avaient en effet repéré un bon gros « pactole ».

Gustave s'adossa contre le mur, le cerveau tournant à plein régime. Que faire ? Mentir aux Officiels et tout déballer à Meng, Hua, Harriet et Léa ? Non, il allait se faire abattre. Il y avait forcément un compromis entre les sauver et les condamner. Mais comment ? Comment... Oh.

Il baissa son regard sur son revolver. Il est temps de leur planter un couteau dans le dos ?

— Ces deux-ci sont spéciaux, posa-t-il calmement. Il faudra s'en charger l'un après l'autre. La personne qui les accueille est très minutieuse, il faudra s'y prendre avec des pincettes.

« Mémé est à Henri Fréville », résonna dans son crâne les paroles d'Harriet. Et depuis, il avait répété les coordonnées de cette vieille station en exigeant à ses « subalternes » d'attendre « le moment venu ».

— Demain matin, continua-t-il, on prend le problème à la racine. Je vous ai parlés de Henri Fréville...

— ... et de la garde qui est là-bas !

Ne tente pas de suivre mes paroles, vieux porc.

— Exact. On va faire d'une pierre deux coups. La plus petite des deux, on la guidera jusqu'à Henri Fréville sans l'abattre. Une fois arrivée là-bas, on la prendra en otage, on demandera aux pions de Rennes de rendre les armes et on les tue tous.

Ils obéiront ?

— Oui, car la personne qui les supervise est attachée à cette enfant : elle refusera de la condamner. Alors, on la guide jusqu'à Fréville, prend en otage, demande aux gardes de se désarmer, appelle leurs supérieurs et les abat tous – la cyborg en prime.

Quelles sont nos chances de réussite ?

— Elles sont élevées, et le jeu en vaut la chandelle : Rennes sera à nous. Postez-vous dans des bâtiments le long du chemin de République à Henri Fréville. Je suivrai cette cyborg de loin. Ne tirez pas, attrapez-la au dernier moment, avant qu'elle soit visible de la station.

Comment savez-vous qu'on réussira à l'appâter là-dehors ?

— J'ai la situation sous contrôle. Transmettez ce plan aux autres et postez-vous aux adresses exactes que je vais vous indiquer.

Là-dessus énuméra-t-il des numéros de maisons, des noms de rues familières, l'exacte route qu'il allait suivre le lendemain dans la neige.

Comment je sais qu'elle sortira... ? Car elle veut partir. Il l'avait vu, en lui parlant l'avant-veille : depuis qu'elle avait appris sa nature d'Humanoïde, elle n'attendait plus que de partir loin de Hua.

Mais si elle fuguait seule, elle allait se faire descendre sur-le-champ. Et cela allait arriver d'un jour à l'autre ; car plus le temps passait, plus elle regardait par la fenêtre et comptait ses affaires. Ses « bonne nuit » sonnaient parfois comme des « au revoir ».

Alors, si elle devait « fuguer », il allait lui dessiner un itinéraire précis et lui donner une destination claire. D'une pierre deux coups ? Il est plutôt temps que je vous descende. Oui, je la suivrai de loin ; non, vous ne l'aurez pas. Car dès que je verrai vos sales tronches au travers des vitres, et vos yeux englués sur Meng...

— Je me chargerai de l'achever.

Je me chargerai de vous éclater le front.

À la lueur d'une pauvre lampe torche, Gustave écrivit un simple mot : « Ne va pas sur les anciennes lignes de métro. » « Reste à découvert. » « Fuis. » Sous leurs pieds s'étendait un monde plus dangereux encore que n'importe quelle allée ouverte aux snipers. Il n'allait pas pouvoir la suivre dans le noir et la sauver de potentiels chiens, et si des Officiels refusaient de lui obéir, ils pouvaient aisément y dresser un guet-apens. De plus, si les choses tournaient mal à la surface, des alliés d'Harriet allaient intervenir.

Rester là-haut était l'option la moins dangereuse.

Son cher papier, il le laissa juste à côté de la porte, trousseau de clés en prime. Il prépara ses propres munitions, son revolver et son silencieux avec le plus de discrétion possible. Meng était toujours la première à se lever – pour une fois, il allait suivre. Son estomac se retournait sous le stress et l'impatience. La robot allait partir, c'était vrai ; mais il allait la préserver de tout danger, Mémé allait la recueillir, et il avait enfin l'occasion de massacrer ses subalternes sans se faire attraper la main dans le sac.

Les aligner comme des pions, rue par rue ? Il n'existait pas meilleur schéma afin de les abattre à la chaîne sans que les autres ne le remarquent. Et je ne vais pas mourir non plus. Je dois m'assurer qu'elle ira jusqu'au bout. J'ai beau être lent, je suis corse, et je peux abattre un pigeon à un kilomètre. Cela dit...

Il lorgna un second papier, l'air sombre. Cela dit, personne n'est invincible. Vivre dans cette maison est synonyme de mourir. Lina même s'est laissée brûler à petit feu ; et Lina, elle a écrit une lettre.

S'il y passait en protégeant Meng, il n'y allait avoir personne pour expliquer ses actions. Il n'allait pas mourir. Il n'allait pas mourir, mais il rédigea tout de même un début de message à l'attention de Hua, ou Léa, ou Harriet – tous, sauf Meng.

Le risque zéro n'existait pas, après tout. Mais je ne vais pas mourir, se rabâcha-t-il.

Cependant, seul son premier quart d'heure de voyage répondit à cette promesse à lui-même.

Cinq Officiels, il avait abattu cinq Officiels. Toutefois, lui aussi faisait partie de cette race.

Alors, indéniablement, il dut également souffrir de sa première balle.

Une vive douleur transperça son épaule ; il chancela dans la neige et tira dans un cri sourd dans une vitre. La lourde chute qui suivit témoigna de la mort de son « collègue » : il reprit aussitôt sa route, la main crispée sur sa blessure. Il avait mal. Il ne voulait pas mourir. Mais il restait encore tant d'ennemis à abattre et de route à faire. S'il ne suivait pas, Meng allait mourir.

Et désormais que ses « subalternes » spammaient la fréquence de Mémé, il ne pouvait pas même la prévenir ; il était seul au monde face aux vingt Officiels ignares qui l'attendaient en rang.

La station de Charles de Gaulle se trouvait un virage plus loin, et les petits pas de Meng étaient de plus en plus frais. Il s'approchait trop, il paniquait, réalisa-t-il. Il devait ralentir la cadence ou tout son plan allait s'effondrer. Il en voyait déjà les trop nombreuses failles, et celles-ci manquaient de l'engloutir.

Le tir qu'il s'était pris le perturbait-il à ce point ?

Il passa enfin devant une autre maison cachant un sixième Officiel. Cependant, lorsqu'il lui fit signe de descendre, on ne lui répondit pas même par un geste. Il n'y avait personne derrière la fenêtre, comprit-il – trop tard. Il se retourna d'un bond vers des poubelles, l'œil rond. Une femme accroupie derrière tira en plein dans son biceps.

Il étouffa d'abord son cri avant de la tuer à son tour ; l'horreur le dévorait de l'intérieur. Avait-ils compris ses manigances ? Si oui, ils risquaient de tuer Meng.

Tuer Meng.

Meng, mourir.

Il abandonna toute discrétion pour courir en sa direction. Chaque foulée le torturait, ses sens s'affinaient tant qu'ils lui donnaient la nausée. Meng, il devait trouver Meng, il devait chercher un autre moyen de l'emmener à Henri Fréville ou un prétexte pour l'avoir suivie en tuant tant de personnes.

— Trouvée.

Cette voix-ci, il ne la connaissait pas, et elle le secoua avec une violence inouïe.

Alors, il fonça et abattit comme il aurait crevé des pigeons. Les vitres explosèrent et les corps tombèrent dans la rue en craquant. Sept, huit, la bibliothèque de Charles de Gaulle apparut enfin ; au même instant, il repéra dans sa vision obscurcie un canon de fusil braqué vers lui.

Il ouvrit le feu en premier, son adversaire en tomba l'instant d'après. Il dérapa devant la bibliothèque à l'instant même où Meng se jetait dans le métro. Une balle la suivit à la trace ; son sang ne fit qu'un tour dans ses veines.

— Hors de ma vue ! vrombit-il, furibond.

L'Officielle se plia en deux dans un hoquet ; il rechargea son revolver, la respiration sifflante et les muscles souffrants. Son front suait à grosses gouttes, l'air glacé brûlait sa trachée, mais il ne pouvait pas s'arrêter.

Il n'avait pas le temps de parler à Meng. Il devait trouer le front de cette femme avant que la jeune fille ne parte dans le métro. La fusillade qui suivit, il la subit bien plus qu'il ne la vécut. Elle ne se résumait qu'à des échanges de tirs précis et pourtant si brouillons, des douleurs atroces et une terreur sans nom.

Celle-ci explosa quand il vit Meng se précipiter pour de bon dans le métro. Même s'il devait ramper jusqu'à elle, il fallait l'arrêter avant qu'elle ne meure là-dessous. Son dernier coup de feu résonna en chœur avec celui de son ennemie. Si la dernière tomba pour de bon, Gustave ne subit qu'une méchante égratignure à la cuisse.

Et pourtant, il s'écroula dans la neige, à bout de forces. Pourquoi ? Un autre ennemi se cachait-il quelque part ? Non – s'était-il surestimé ? Il tenta de parler ; seule une toux ensanglantée franchit ses lèvres. Derrière, quelqu'un d'autre s'approchait à pas de loup, entendit-il mollement. Tuer.

— Ne va pas sur les anciennes lignes de métro, cracha-t-il faiblement.

Il se retourna, les muscles tremblants, vers une personne encapuchonnée. Ses yeux tombants s'acérèrent aussitôt : il dressa son fusil, tant épuisé que furieux.

— Reste à découvert, siffla-t-il.

Cet inconnu n'obéit pas, et Meng non plus. Tous deux restèrent cachés. Gustave tua le premier ; la seconde, il n'eut pas le temps d'aller la chercher. Il eut beau tenter de se relever, sa jambe le lâchait au bout de deux mètres de course ; alors, descendre des escaliers et combattre des chiens affamés, c'était mission impossible.

Mémé. Néanmoins, Mémé, elle ne répondait pas. Du sang au bord des lèvres, il contacta donc ses subalternes restants un par un et leur ordonna de dévier leur spam sur une autre fréquence. Il composa ensuite la fréquence de Mémé.

Rien... ?

« Rien », ce n'était pas possible. Lui désobéissait-on ? Avait-on compris, même plus loin, qu'il retournait sa veste ? S'il fallait chercher Mémé, il allait se traîner jusqu'à Henri Fréville.

Mais s'il attendait, Meng allait mourir.

Mais s'il descendait, il allait mourir avec elle.

Harriet ! pensa-t-il aussitôt. Il la contacta donc à son tour ; son désespoir atteignit son paroxysme lorsqu'il n'entendit qu'un bourdonnement. Évidemment... Elle a vu que nous n'étions plus là.

Peut-être que Meng n'était pas arrivée tout en bas. Son affolement égalait ce qu'il restait de sa détermination : il se traîna jusqu'à la bouche de métro, pour glisser sur les marches en grimaçant. Son bras et sa jambe le lançaient affreusement. Il réussit au prix d'un effort surhumain à arriver au niveau d'un vieux distributeur de tickets.

Il n'alla pas plus loin.

Un hurlement suraigu résonna tout autour de lui ; il resta planté sur place, aussi glacé qu'une statue. Meng s'époumonait, des chiens aboyaient. Meng se fait attaquer.

Gustave courut. Boosté par l'adrénaline ou l'effroi, il couru jusqu'aux escalators et prépara son fusil. Néanmoins, il n'eut pas le temps d'y arriver que le cri de Meng se transformait en râle d'agonie. Suivit au bout de quelques secondes suivit un silence de mort. Peu après, les animaux grondèrent de déception et partirent en galopant.

Même « boosté par l'adrénaline ou l'effroi », Gustave n'avait pu qu'entendre la mort de Meng.

Dans l'ancienne station grinçante et noire, il ne restait plus que lui et son horreur. Il regardait dans le vide ; dans son esprit s'enchaînaient les visages de Lina et Julie et Meng. En onze ans, il n'avait pas changé. Je suis toujours un échec.

« Nous n'aurions jamais dû nous rencontrer. »

Peut-être, au final, Lina avait-elle eu raison. Peut-être n'auraient-ils jamais dû se rencontrer. Il ne serait jamais venu à Rennes et n'aurait jamais guidé Meng dans les bras de la Mort. Mieux, il n'aurait jamais dû exister.

Néanmoins, il n'arriva pas à plaquer son canon contre sa tempe et se tirer une balle ; à la place, il s'écroula à genoux, dévasté. Même crier était hors de portée.

Pathétique.

Combien de temps resta-t-il affalé là à pleurer en silence, les yeux ronds comme des billes ? Il avait tué des Officiels, c'était vrai, mais il avait aussi assassiné des Humanoïdes. Il était venu dans le but de gagner son cher voyage à Brest – toutefois, s'il se présentait à la tombe de Julie, il n'allait rien faire de plus que la pourrir de son incompétence.

Lui restait-il seulement des choses à faire ? Quelle avait été la suite de son plan ? Son cerveau tournait au ralenti, et les pièces de son propre puzzle se mélangèrent jusqu'à se mêler en une énigme inatteignable. Il devait tuer, se souvint-il simplement.

Alors, Gustave se releva tel un automate, ignora ses blessures et boita jusqu'à la sortie. Puis, il tua.

Il tua une heure durant, plus éreinté que jamais, les pieds lourds et la tête tournante.

Il tua peut-être dix ou quinze pions placés en ligne ; à peine dévoilaient-ils leur once d'humanité en se précipitant pour l'aider qu'il les tuait.

Il tua les derniers aussi, et plus aucune horreur ne l'atteignait. Il s'habituait à tuer et tuer et tuer. Après tout, il venait de tuer Meng aussi ; s'il ne se pliait pas à sa nature d'enflure en tuant les autres...

Non.

Je veux juste me racheter.

Un rire haché secoua sa gorge sèche. Henri Fréville, devina-t-il ensuite sur un panneau à défaut de le lire. Quelque chose brouillait sa vue et floutait son environnement entier. Des taches noires dansaient devant ses yeux : peut-être allait-il mourir, au final. Il n'avait même plus mal. Ses blessures étaient glacées et ses oreilles sifflaient.

— Un Officiel ! s'écria-t-on alors.

— Ne bougez pas, cracha une voix familière.

Mémé ? Puisque c'était Mémé, il laissa tomber son arme et ses munitions et leva faiblement les mains en l'air. Il murmura qu'il avait tué des Officiels et des Humanoïdes et qu'il devait être tué aussi et qu'il avait laissé une lettre sans sa poche.

Qu'y avait-il, dedans ? Il ne s'en souvenait plus. Ce qui suivit – un brancard, un lit d'hôpital ? –, il le perçut tout juste. À un moment, il entendit même la voix d'Harriet. Mais il devait halluciner, car Harriet le haïssait et qu'elle ne serait jamais venue le voir. Elle l'aurait tué dès son entrée ici.

— Il faut une transfusion de sang ! s'exclama alors quelqu'un.

Sa voix se noya bien vite dans l'obscurité enveloppant Gustave. Qu'avait-il écrit, à la fin de sa lettre ? Il ne s'en souvenait plus, et cela n'avait aucune importance.

Car toute force le quittait désormais, et qu'il n'allait jamais rouvrir les yeux.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top