Chapitre 21
Meng étudia le plan qu'on lui avait dessiné en trottinant. Son cœur battait la chamade et son environnement ne se résumait plus qu'à des traits flous et des points noirs ou blancs. Parfois ses semelles glissaient sur la neige, d'autres fois des cliquetis ou des pas surgissaient des fenêtres, mais ses yeux ne s'engluaient que sur son papier.
« Ne va pas sur les anciennes lignes de métro. » « Reste à découvert. » Elle suivit ces indications à la lettre. Elle avait peur mais trépignait d'impatience. Qu'est-ce qui l'attendait, à Henri Fréville ? Elle savait qu'il y avait Mémé – tentait-on de la guider jusqu'à elle ? Un chien gémit alors derrière une poubelle : elle bondit sur le côté en couinant et accéléra la cadence.
Tourner à droite puis à droite puis à gauche et prendre en face. Cette route suivait le métro, remarquait-elle, et il ne fallait pourtant jamais y entrer. Mais le chemin serait bien plus simple si elle s'y engouffrait, car elle n'aurait qu'à marcher en ligne droite jusqu'à Henri Fréville. Hua, Harriet, Léa et Gustave ne la retrouveraient pas non plus. Alors, pourquoi l'interdire d'aller sous terre ?
Je comprends pas, pensa-t-elle avec peur et frustration. Ça serait plus facile comme ça ! Elle jeta une œillade furtive derrière elle, pour réaliser avec horreur qu'elle laissait des traces de pas dans la neige. On allait la suivre. Si elle ne descendait pas, on allait la rattraper, la gronder fort et la ramener à la case départ.
À côté d'elle se présentait désormais une station nommée « Charles de Gaulle ». Elle dérapa devant en déglutissant. Une grande place s'étendait devant elle : les ruines grises de ses bâtiments s'écoulaient sur les rues fissurées et baignaient sous le névé. Une seule habitation derrière elle restait intacte, bien qu'aux vitres brisées.
Puis, elle plongea ses yeux dans la bouche sombre menant dans l'ancien métro. « Reste à découvert », mais à découvert, c'était dangereux. La personne qui avait marqué ça devait être idiote. Là-dedans, elle n'entendait que des animaux traîner de la patte. Il n'y avait pas âme qui vive, alors que des méchants pouvaient rôder dehors.
J'y vais ! se décida-t-elle, les dents serrées. Mais à l'instant où elle posa sa chaussure couverte de farine sur la première marche, un sourd cliquetis s'éleva d'une fenêtre. Elle se retourna d'un bond et distingua une ombre derrière une fenêtre. Mais cette ombre se figea bien vite : des coups de feu résonnèrent dans les rues, suivies de chutes et de sourds craquements.
Quelqu'un courait jusqu'à elle et tirait sur des gens, réalisa-t-elle, horrifiée. Et on voulait qu'elle reste à découvert ! Même de ses huit ans, elle réalisait que c'était de la pure folie !
Elle se glissa derrière l'escalier, tremblante de tous ses membres. Le moindre bruit la faisait sursauter, ses sens s'aiguisaient à lui donner le tournis. Les tirs s'approchaient à grande vitesse et les grognements aussi. Elle devait fuir. Elle devait courir dans le métro...
— Trouvée, posa une voix féminine.
Elle tourna la tête vers une femme encapuchonnée qui braquait un revolver sur elle. Une terreur sans nom la submergea : elle poussa un long cri et trébucha dans les marches. Une balle explosa une dalle juste à côté d'elle, et on rechargea son arme dans l'instant.
Elle le savait, la prochaine n'allait pas la rater. Même si elle courait et hurlait, personne...
— Hors de ma vue ! rugit-on soudain puissamment.
Et un coup de feu de retentir. Cette inconnue se plia en deux en hoquetant : de son large pantalon tomba un épais talkie-walkie. Cette femme se redressa en grondant et se jeta derrière un muret ; des balles frappèrent celui-ci à sa suite, éclatant son béton en mille morceaux.
Une personne attaquait celle qui avait attaqué Meng. Suivit une fusillade derrière, des vitres éclatées et un long hurlement. On se battait et on chutait à terre, et le seul en sortant victorieux était cet homme qui avait crié.
Meng, déchirée entre la fascination et la terreur, jeta un coup d'œil au-dessus de sa cachette : le choc la frappa dès qu'elle vit Gustave debout au milieu de la rue, les mâchoires contractées et les paupières écarquillées. L'un de ses bras pendait, ensanglanté. On l'avait touché, enregistra l'enfant à pleine vitesse, et il était blessé et il saignait et il allait mettre beaucoup de temps à guérir.
Lui aussi la remarqua : il fonça vers elle, les traits tordus sous la souffrance. Un mélange de soulagement et de panique s'empara de Meng. On avait découvert sa fugue et Gustave allait l'enguirlander, mais il l'avait sauvée d'une mort certaine. C'était du moins ce qu'elle pensait jusqu'à ce que son premier agresseur surgisse de nouveau de sa cachette, vise le père de famille et appuie sur la gâchette.
Le temps passa au ralenti. L'enfant vit la balle quitter le fusil, percer l'air et filer droit sur Gustave. Mais elle ne pouvait rien faire, la terreur la pétrifiait. Il allait tomber et elle allait suivre... Si je ne m'enfuie pas, réalisa-t-elle.
Elle sauta jusqu'en bas des marches en criant ; le monde se réveilla aussitôt. Gustave s'époumona là-dehors et l'inconnue se tapit derrière le mur des escaliers. Néanmoins, aucune chute ne suivit, et elle ne visa pas Meng non plus. Pire – ou mieux – encore : elle regardait toujours dans la direction de Gustave de ses iris acérés, les mains convulsant sur son arme. Elle comptait tirer de nouveau.
L'urgence foudroya Meng : elle se saisit d'une pierre sans réfléchir et la lança à pleine vitesse vers sa tempe. Le caillou s'y écrasa dans un craquement étrange. Cette dame tangua en arrière, comme sonnée et sur le point de vomir. Du pourpre coula sur sa joue, ses yeux exorbités se braquèrent sur la cyborg. Mais alors que celle-ci attrapait un second projectile et se jetait derrière un distributeur, deux coups de feu résonnèrent de nouveau.
Cette dame s'affala pour de bon au sol ; là-dehors, on tomba dans la neige. Suivit un silence de mort.
Non. Non, Gustave toussa faiblement et une seconde course s'éleva au niveau du bâtiment encore debout. C'était de trop. Meng avait peur. Elle ne savait plus quoi faire et ses jambes ne lui obéissaient plus. Même lorsque son cerveau lui hurla d'aller voir Gustave, sa terreur la tira vers l'ancien chemin de fer sous-terrain.
Juste avant de dévaler les escalators grinçants et immobiles, elle entendit Gustave gémir quelque chose : « Ne va pas sur les anciennes lignes de métro », « reste à découvert ». Et le papier, il lui répétait la même chose, réalisa-t-elle. Elle trébucha alors sur quelque chose et dégringola les marches ; quand elle atterrit lourdement à côté d'un ancien train, elle n'eut pas la force de remonter.
Elle était arrivée en bas, les panneaux indiquaient Henri Fréville et elle allait voir Mémé et demander de l'aide. Elle le souhaita du plus profond de son être, elle recommença même à foncer tête baissée, et ce fut tout.
Des râles s'élevèrent des coins sombres du lieu. Suivirent des grondements puis un aboiement puis un dernier tir bien au-dessus de sa tête. Le reste, elle ne put plus s'en souvenir.
***
— Harriet !
L'intéressée se leva d'un bond du lit de Léa et tomba par terre en criant.
— Quoi ?! ragea-t-elle. Il est pas huit heures ! Je...
« Dormais ». Ses mots moururent dans sa bouche quand elle vit Hua penché sur elle, le visage tordu par l'affolement.
— Meng, débita-t-il d'une voix tremblante. Elle n'est plus là et ses affaires non plus !
— Où est Gustave ?! s'écria Léa au-dessus.
— Parti dès qu'il a vu qu'elle n'était pas là !
Ils échangèrent ensuite si vite qu'Harriet ne parvint pas à saisir un traître mot de ce qu'ils racontaient. Elle perçut seulement leur panique et l'urgence de la situation. Meng avait certainement fugué et Gustave avait tenté de la suivre. Hua venait de se réveiller, Léa l'avait entendu, ils s'étaient retrouvés dans le couloir. Désormais, ils parlaient bien trop vite ; elle eut beau les interpeller, sa voix ne couvrit pas leur cri.
Elle attrapa donc son revolver glissé sous son oreiller, ouvrit la fenêtre et tira en l'air.
Le jeune homme se tourna vers elle avec lenteur. Il pâlissait plus encore que s'il avait vu un spectre. Mais au moins se taisait-il enfin, et Léa cessait-elle de l'enfoncer dans cette spirale de terreur tentant de l'engloutir.
— On se calme, jeta-t-elle. Explique tout depuis le début. Léa, descends aussi !
Les intéressés se retrouvèrent dans la chambre de l'Humanoïde. L'un serrait les poings et l'autre déglutissait avec malaise.
— Bien. Meng a « disparu » ?
— Ce matin..., reprit derechef Hua.
— Une chose à la fois, trancha-t-elle sèchement. Comment tu as constaté ça ?
Il passa une main tremblante sur son front.
— Elle n'était plus dans son lit.
— Qu'est-ce qui te fait penser qu'elle a fugué ?
— Le casque de Léa n'était plus là, et son petit sac à dos non plus.
— À quelle heure tu t'es réveillé ?
— Il y a environ dix minutes.
— Et Gustave ?
— Il est parti à peine une minute après avec un fusil.
— Pourquoi tu ne l'as pas suivi ?
— Je ne savais pas quoi faire..., s'étrangla-t-il, les larmes aux yeux.
Harriet posa une main sur son épaule, puis se tourna vers Léa – laquelle avait enfin retrouvé son calme.
— Et toi, quand est-ce que tu t'es réveillée ?
— Il y a deux minutes. J'ai entendu Hua courir dans tous les sens en haut, donc je suis montée. Il avait décidé de partir dehors, mais je lui ai dit de venir te voir avant. Nous n'avons pas eu le temps d'échanger.
— En bref, lâcha Harriet, Meng a fugué, Gustave s'est précipité dehors armé pour la retrouver, et vous comptez faire pareil.
Silence. Les deux individus baissèrent le menton, peu fiers ; Harriet laissa échapper un court soupir. Elle se saisit de son interphone, l'alluma et composa la fréquence de Mémé.
Seul un long bourdonnement suivit. Elle crut d'abord à une erreur, mais elle eut beau retenter de contacter sa garde favorite, elle n'y parvint jamais. La ligne est saturée ? Si elle est en communication avec d'autres personnes, ils doivent être au courant de quelque chose. Elle se rabattit donc sur un pion aléatoire.
— Cheffe ?
— Tu as vu une jeune fille courir seule, et un vioque de quarante piges chercher quelque chose ?
— Non, mais j'ai entendu une fusillade.
Tous se raidirent dans la pièce.
— Où, quand, durant combien de temps ?
— Le long de la ligne de métro de République à Charles de Gaulle. Je voulais contacter ma supérieure, mais ça ne répond pas. J'allais vous joindre à l'instant...
— Les autres répondent ? abrégea-t-elle.
— Non. Je crois qu'il n'y a que ma ligne de disponible.
Donc personne ne peut fouiller les environs. Harriet posa deux yeux plissés sur Léa et Hua. Si ses subalternes étaient hors de portée, ils allaient devoir s'en sortir tous seuls. Mais si elle quittait l'appartement, elle n'allait pas pouvoir gérer le réseau, ni voir si Gustave et Meng revenaient.
— Passe le mot si tu croises tes camarades : cherchez une enfant Humanoïde avec des vêtements enfarinés et des lunettes, et un vieux qui traîne de la patte. Tiens-moi au courant de toute avancée, même la moindre.
— Compris !
Elle coupa aussitôt la conversation et se tourna vers Hua et Léa. La seconde avait deviné ce qui allait suivre, car elle enfilait déjà un gilet pare-balles.
— Vous deux, cherchez aussi. Mais avant, Hua, je veux que tu fasses cinq exercices de respiration. Léa ?
— J'ai mon talkie-walkie, annonça celle-ci. Je vais au niveau de république. À tout à l'heure.
Ainsi déguerpit-elle, laissant seuls la gérante et le jeune homme. Celui-ci s'affala contre le mur, les poings serrés.
— Je suis sérieuse, Hua, répéta lentement Harriet. Respire profondément. Vous pouvez tracer Meng et Gustave avec leurs empreintes de pas sur la neige. Tout ira bien : on parle d'une cyborg aux sens acérés et d'un corse. Sa nationalité suffit à elle seule, ajouta-t-elle.
Hua laissa échapper un rire aussi faible que bref. Elle lui accorda cinq minutes avant de se relever de son matelas. Ils se firent face un instant : ses traits avaient retrouvé assez de calme pour aller dehors sans faire une crise de panique. Elle lui tendit donc un interphone, pour poser de nouveau sa paume sur son bras.
— Et ne te bats pas, ordonna-t-elle.
Elle se retrouva pour de bon seule quelques instants plus tard. Désormais, un lourd silence l'étouffait. Léa gardait ses réflexes malgré ses capteurs défaillants, mais Hua était une autre histoire. Elle avait besoin de bras pour retrouver les deux autres idiots lui servant de locataires – néanmoins, cela avait-il valu le coup de laisser Hua partir ?
Bon sang... Elle étudia son talkie-walkie, les lèvres pincées. Léa, ça ira. Hua... Après un court soupir, elle se résolut à monter dans son studio et sortir sa radio de secours. Premier interphone à ses côtés, elle composa la fréquence de Hua et attendit qu'il réponde.
— ... Oui ?
— On reste en communication, lâcha-t-elle. Dis-moi exactement ce que tu fais.
— J'arrive au niveau d'un endroit appelé « Les Champs Libres »...
Charles de Gaulle, hein ? Il y a ma fournisseuse de bouffe, là-bas.
— Si la dame qui vous a filé des vivres l'autre vendredi se ramène, laisse-la t'aider.
Même si elle n'est douée que pour distribuer des conserves.
— D'accord.
— Et si tu vois un seul truc étrange, ne te précipite pas.
— Compris.
— Vraiment ?
— Vraiment...
Puis, il s'étrangla la seconde d'après. Harriet se tendit sur sa chaise, le pouls affolé.
— Hua, posa-t-elle toutefois d'un ton neutre. Décris-moi...
— Du sang par terre, chevrota-t-il à pleine vitesse. Quelqu'un était allongé... et il y a trois cadavres de gens armés et habillés de kaki... Des Officiels... ?!
— Ils sont bien morts ?
— Oui, ils ne bougent plus, mais quelqu'un d'autre était là ! Y a sa silhouette dans la neige et du sang ! Et... Harriet, des traces de pas avec d'autre sang, et... Qui êtes-vous ?!
Elle se leva d'un bond, fusil en main, et s'apprêta à surgir de son appartement... jusqu'à ce que cette personne que venait de voir Hua ne parle.
— Homme s'est battu avec Officiels, énonça platement l'Humanoïde de Charles de Gaulle.
Celle qui passe la nourriture. Elle est vivante.
— Blessé. Mais est reparti, vers Henri Fréville.
— ... À quoi il ressemblait ? murmura Hua.
— Chignon poivre-et-sel, enrobé, boiteux.
C'est Gustave ! Et elle ne l'a pas suivi... Harriet se rongea frénétiquement le pouce. Il n'existait plus que ses radios, la voix grésillante de la vendeuse et celle tremblante de Hua.
— Et vous ne l'avez pas suivi ? souffla-t-il.
— Je ne peux pas me battre. Je suis un poids mort.
Si cela sonna comme un auto-reproche, Harriet savait qu'elle n'énonçait que des faits. Elle ne savait pas se défendre et aurait été incapable d'aider Gustave s'il était blessé. Maintenant, à quel point il saigne ? Il peut subir des hémorragies sévères très facilement. Qu'il ait abattu trois Officiels à lui seul est déjà un exploit... mais être corse n'explique pas tout, réalisa-t-elle. Elle porta une main à sa bouche, l'œil rond.
Il avait dit avoir connu des Officiels, mais je ne lui ai jamais demandé quand ni comment. Quelle conne !
— Demande-lui si elle a vu quelqu'un d'autre, indiqua-t-elle à Hua.
— Est-ce que vous avez vu quelqu'un d'autre ?
— Jeune fille s'est réfugiée dans le métro. Une cyborg. Mais l'homme qui était là...
— Meng. C'est Meng !
Suivit des parasites assourdissants, des frottements insupportables – et le bruit caractéristique d'une chute étouffée par la neige. Cet idiot venait de raccrocher malgré lui et fonçait certainement vers les anciens rails.
À force d'y avoir travaillé, il s'y connaissait. Au point de savoir qu'y aller alors que le jour se levait à peine relevait de la folie.
On reprit alors l'interphone du jeune homme. Cette cyborg reprit la parole.
— Qui ? se contenta-t-elle de demander.
— Cheffe.
— Cheffe, la salua-t-elle. Votre collègue est parti dans le métro. Je ne peux pas le suivre. Je disais : cet homme s'est pris trois balles et se traîne désormais dans la direction de Henri Fréville. Que faire ?
— La prochaine personne qui viendra ici sera une autre Humanoïde. Guide-la jusqu'à l'emplacement du jeune homme que tu viens de voir. Passe le mot : on a retrouvé les deux personnes qu'on cherchait.
Du reste, je ne peux pas laisser quelqu'un d'autre tomber sur Gustave ! Elle composa la fréquence de Léa pour lui demander de rejoindre Hua – mais elle revenait déjà vers la maison, expliquait-elle, avec un Officiel sur le dos.
Harriet devait rester ici.
Ce bonhomme, le seul que j'ai réussi à contacter, alors ! Lui fut disponible pour rejoindre Hua. Alors, Harriet attendit. Elle attendit malgré la pression insupportable pesant sur ses épaules. Combien de temps passa ? Elle tenta machinalement, en boucle, sans plus même y penser, de contacter Mémé.
Rien n'y fit, et sa porte s'ouvrit avec fracas juste après sa trentième tentative. On monta lourdement les marches : Léa entra dans le studio, un bonhomme sur le dos. Elle le laissa tomber dans le couloir avec dégoût.
— Désolée, il est mort.
— Hua a trouvé une trace de Gustave, il serait parti vers Henri Fréville, et Meng serait dans le métro de Charles de Gaulle.
— Là où il y a des chiens errants et des brigands ?! s'affola Léa.
— Est-ce que tu peux y aller ?
Elle hocha la tête – mais n'eut pas même le temps de franchir le palier. Une autre personne était rentrée et gravissait désormais les marches avec frénésie.
— C'est Hua ! s'exclama Léa.
Ce Hua même entra en trombes dans la pièce : toutes deux se figèrent aussitôt. Il haleta un long moment, les yeux plus écarquillés que jamais, avant de poser deux prunelles frémissantes et larmoyantes sur elles. Tremblantes d'hystérie, comprit Harriet, et son sourire désespéré ne valait pas mieux. Il semblait s'accrocher à un espoir mortel et perdu d'avance. Elle ne voulait pas en savoir l'origine, mais n'y échappa pas pour autant – et ce qui suivit l'abattit aussi bien qu'une balle dans le front.
Il tendit vers elles un vieux carton qui glissa malencontreusement entre ses mains ; un lourd poids tomba dans l'estomac d'Harriet. Sur le sol s'étendit dans un doux « pouf » des lunettes rondes, des habits farineux, un petit mot écrit à la va-vite, et un tas de poussières.
— Meng..., chevrota-t-il. J'ai trouvé Meng.
La gérante chancela jusqu'au mur, incapable de respirer. Tout son monde ne se résumait plus qu'à ce tas de cendres sur son sol ; le reste s'effaçait, et n'en restait plus que des échos du ton précipité de Hua.
— Donnez-moi des outils, débitait-il. On va la réparer. Elle est cassée, il faut la réparer. Léa ? Léa, tu sais où se trouve la boîte à outils ? Harriet, tu sais, toi ? C'est ta maison, tu le sais.
Mais aucun mot ne franchit leurs lèvres engluées par l'horreur. Alors, Hua perdit patience. Il attrapa une chaise et l'éclata rageusement sur le plancher.
— Si on bouge pas, rugit-il d'une voix déchirée, elle va y passer !
— Hua..., souffla Léa.
— On n'a pas le temps donc aidez-moi à réparer Meng, putain !
— Hua, elle est morte.
Lourd silence. Harriet eut tout le loisir de constater que le pull et le jean de Meng étaient déchirés, et ses lunettes, brisées. Le mot qu'elle avait dû tenir était couvert de bave.
« Elle est morte. »
Ses genoux la lâchèrent ; elle se rattrapa à Léa, laquelle la soutint faiblement. Toutes deux tanguèrent sans tomber.
— Hein... ? chuchota Hua. Non, elle est juste là...
— Cheffe ! Vous m'entendez ? Bon sang, pourquoi tout le monde me contacte... ? Cheffe ? Cheffe ?!
Celle-ci bondit aussitôt. Les alentours la frappèrent violemment : soleil, évier qui gouttait, meubles foncés et odeur du gâteau de la veille. Le « cadavre » de Meng, il l'abattit plus durement encore. Son cerveau ne fonctionnait plus que par automatisme. Autrement, ses émotions l'auraient assassiné.
— C'est moi, répondit-elle, fantomatique.
— Je n'arrivais plus à vous joindre !
— Situation ?
— On a spammé ma ligne. Des gens qui disaient des trucs incompréhensibles, des vrais trolls. À un moment, il y a eu des coups de feu – ils se sont fait exploser le crâne, je suppose, et bon débarras – mais d'autres prenaient aussitôt le relai. Dès que je coupais ma ligne, bon sang ! Maintenant, plus aucun ne me contacte. Je me suis permise d'envoyer des gardes étudier ce qu'il se passe par là...
— Cherchez un homme, la quarantaine, blessé, récita-t-elle.
— Hein ?
— Cherchez un homme, la quarantaine, blessé. Peau mate et chignon noir et blanc. C'est un ordre. Tenez-moi au courant. Il devrait se diriger vers Henri Fréville.
Elle coupa la conversation là-dessus. Dès le premier « bip », elle laissa tomber son talkie-walkie, recula jusqu'à son matelas et s'y affala lourdement. Ses jambes étaient de plomb. Sa tête tournait. Elle se prit le visage dans les mains, tremblante de tous ses membres.
Néanmoins, elle eut beau tenter d'éviter le tas de poussières et de vêtements au pas de sa porte, rien n'y fit. Pire encore, elle s'imageait malgré elle Meng poursuivie par des chiens errants et affamés, inconscients de sa nature de robot. Elle avait dû vivre une mort atroce – la plus cruelle possible.
Comment était-elle sortie ? Pourquoi Léa et Harriet ne l'avaient pas entendue ? La porte aurait dû être verrouillée – par quel moyen avait-elle fugué ? Elle s'est procurée le trousseau de clés... ? Mais je l'ai... « Gardé ».
Non, elle ne l'avait pas gardé, se souvint-elle brutalement. Gustave lui avait emprunté et elle était partie dormir juste après comme une idiote, assommée par les bières et aveuglée par la douce présence de Léa. Son sommeil avait été trop lourd. Elle s'était comportée de façon si inconsciente. Elle était la cheffe de cet immeuble, elle gérait les allées et venues de ses locataires. Elle aurait dû leur garantir une vie sans danger.
Et pourtant, sa connerie avait tué une enfant.
Je n'aurai jamais dû être cheffe. Je suis arrogante. Gustave aussi risque d'y passer. Par ma faute. Ses yeux se posèrent mollement sur le mot trempé dans les poussières de Meng. Ses oreilles sifflantes percevaient tout juste les profond hoquets de Hua. Il s'était visiblement réfugié dans les toilettes. Elle ne l'entendait pas même pleurer : le décès de sa petite-sœur était trop récent pour cela. Pour l'instant, il subissait une horreur brute ; allaient suivre une colère et une tristesse vicieuses. Dans quel ordre, elle ne voulait pas même le savoir. Avec quelle intensité, elle souhaitait d'autant moins l'imaginer. Et quand, l'anticiper était impossible.
Harriet savait juste que lorsque son deuil allait avancer, Gustave n'allait peut-être plus être là, et Léa allait déjà être morte.
Elle se leva au prix d'un effort colossal. Au lieu de rester plantée sur son lit à effleurer des pulsions dangereuses, autant enquêter avec froideur. Le revers d'un masque aussi détaché allait peut-être être douloureux – mais pour le moment, elle n'avait que son professionnalisme en carton pour éviter de se noyer.
Elle s'accroupit, robotique, aux côtés des poussières de Meng. Sa main faiblarde tira avec soin le mot que la jeune fille avait porté ; elle l'étudia ensuite, assise à même le sol.
« Fuis », « ne va pas sur les lignes de métro », « reste à découvert », et une carte de Sainte-Anne à Henri Fréville. Ces deux derniers conseils étaient pertinents : il relevait du suicide de se balader sur les rails, menacée par des clébards ou des guet-apens invisibles aux yeux des habitants. Si Meng s'était fait agresser sous-terre, personne ne serait venu...
Et c'est exactement ce qu'il s'est passé. Qui a écrit ça ? Gustave ? Seul lui avait les clés et il semble être parti bien vite après Meng. Il s'était même équipé d'un fusil. Désormais, il se dirige peut-être vers Henri Fréville. Sinon, il est probablement en train de se perdre à Rennes.
— Léa..., commença-t-elle, le ton pauvre.
— Cheffe !
Elle regarda son talkie-walkie à même le sol, les paupières lourdes. Mémé la recontactait. En savait-elle plus ? Avait-elle retrouvé Gustave ?
— Quelqu'un vient de se rendre à Henri Fréville et clame être coupable !
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