Chapitre 2

Est de l'Ille-et-Vilaine, 27 septembre 2077

Il n'y a aucun panneau menant à Rennes, ragea Hua. Et Paris est devenue un enfer – on ne va quand même pas devoir aller à Caen ? Il blottit un peu plus sa petite sœur contre lui. Ils s'étaient terrés dans le sous-sol grinçant d'une maison au toit à découvert. Ici, rats et araignées dansaient entre les murs gris et écaillés et les cartons pourris. Leur odeur acide agressait toujours le nez du jeune garçon ; il ne parvenait pas à savourer la moindre goutte de sommeil.

Alors, ses yeux se posaient sans grande conviction sur la porte métallique et blindée les protégeant de l'extérieur. Derrière grognaient des renards, piaillaient des souris, fouillaient et miaulaient des chats de gouttière. Seule Meng le tirait de cet univers « post-apocalyptique » qui n'avait pourtant jamais souffert de la moindre « apocalypse ».

Seule une lente nécrose l'avait peu à peu dévoré, pour ne laisser dans son sillage que des miettes.

Pollution, montée des eaux, réchauffement climatique et bombe nucléaire avaient fermé les cieux nocturnes et divisé les mondes. Les Hommes n'avaient plus qu'à survivre ; les Humanoïdes même, pourtant construits de squelette métallique et de fausse chair grouillante de capteurs, regrettaient les « générations d'avant ». Eux n'ayant servi qu'à guerroyer, qu'on avait longtemps réduits au stade d'intelligences artificielles ou de robots à la mort programmée, avaient sauvé le peu qui restait sur Terre.

Et ces cons d'Officiels veulent les regrouper et leur arracher leurs matériaux ? Bande d'imbéciles.

Il poussa un court soupir, à mi-chemin entre l'irritation et la lassitude. Depuis qu'il avait quitté les Officiels, il se sentait de nouveau chanceux d'être un humain, car il n'avait pas de date de péremption. Mais Meng, elle, allait vivre une autre histoire. Du haut de ses huit ans, elle ne savait ni qu'elle était une cyborg à la croissance codée de A à Z, ni qu'elle allait mourir en 2099. Hua lui avait même donné des lunettes afin qu'elle semble moins robotique, plus imparfaite.

Il souhaitait juste la préserver quelques années avant qu'elle ne sache qu'elle allait « périmer » à trente ans. Attendre un peu, avant de lui avouer que lorsqu'elle allait périr, son corps allait immédiatement se réduire en miettes. Lui offrir un peu de place, la laisser grandir en paix telle une humaine.

Sa gentillesse et son innocence, personne n'allait jamais y toucher, car Hua comptait se mettre sur la route de quiconque tenterait de les tacher.

— Hua..., marmonna-t-elle soudain.

La voix fluette de Meng l'extirpa de ses ruminations. Il détourna sans attendre son attention vers elle ; elle frottait ses yeux rougis par une fatigue artificielle.

— Il est quelle heure... ? Y a du soleil, sous la porte, non ? Et tu sais où c'est, la ville que tu as dite ? Re... « Rennes » ?

Ce « soleil », Hua était incapable de le percevoir – seule Meng, avec ses iris acérés, était capable de le détecter. L'aube se levait donc déjà. Il était enfin temps pour eux de reprendre leur chemin. Il offrit donc la moitié de son petit-déjeuner à la jeune Humanoïde ; il lui remit ses lunettes rondes en place. Il se chargea ensuite de leurs deux sacs à dos et enfila leurs masques pour affronter l'air extérieur.

Les renards, les chiens, les chats, avaient décampé avec la nuit : ne restait plus qu'un long chemin sinueux. Mais si toutes les routes menaient à Rome, peut-être que l'une d'entre elles conduisait à Rennes. Là résidait l'ultime vœu de Hua, car seule la Bretagne restait épargnée des rigolos croyant toujours à « la France », « la Gaule ».

Seule cette région abandonnée depuis longtemps lui apparaissait comme un bout de paradis ; et il n'allait pas s'en priver.

***

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 1er octobre 2077

— Toujours en train de remonter les courses ?! s'écria Gustave.

Harriet leva un regard ennuyé sur son vieux bâtiment à colombages : à sa fenêtre noircie se penchait le quadragénaire. Cela faisait plus d'une semaine qu'il résidait dans une pièce juste sous son propre appartement, et aucun d'entre eux n'était parvenu à cacher leur vraie personnalité.

Gustave était un flemmard ; Harriet, une enfoirée respectable. Elle lui montra donc son majeur, et il haussa les épaules d'un air bien peu concerné.

— Si t'es pas content, gronda-t-elle derrière son masque à gaz, traîne tes jambes pouilleuses jusqu'en bas !

— On attaque pas les blessés, se plaignit-il.

— Dans ce cas, la ferme !

Il battit donc en retraite ; Harriet pénétra enfin en paix l'étroite entrée du bâtiment. Les marches de pierre, les murs ridés, elle les dépoussiérait jusqu'à ce qu'ils brillent. Même la rampe à laquelle elle se tenait luisait sous ses doigts. Elle gravit l'escalier en escargot en sifflotant un air que Léa fredonnait souvent avant son départ.

Son sac « de courses » plombait ses épaules, le soleil avait cramé ses avant-bras ; néanmoins, ces douleurs-ci, elle s'y était tant habituée qu'elles la picotaient tout juste. Cinq ans plus tôt, elle se serait écroulée de fatigue sur son perron. Mais désormais, elle déverrouillait sa porte dans le plus grand des flegmes, et son entrée s'avéra tout aussi fluide et classe.

Gustave était assis face à sa table de bois, juste à côté d'un frigidaire en panne et d'un évier fuyant. Cette fois-ci, il ne se tournait pas les pouces à lire et relire de vieux articles ou autres romans jaunis, mais s'appliquait à désinfecter sa jambe poilue. Harriet n'accueillait chez elle que des passants hygiéniques, et au moins remplissait-il ce critère là.

Lorsqu'elle se dirigea vers ses bas placards et y rangea ses provisions, son regard s'attarda sur les cloisons en miettes de l'unique pièce de sa maison. Entre les Unes de journaux datés et autres photos de famille se glissait un cliché : elle et cette ô chère Léa, dont un brillant rictus fendait ses traits tout délicats. Parfois, elle espérait la voir revenir et beugler sur la place Sainte-Anne : « Ma chère Harriet, je suis de retour ! Tu peux me prêter ton lit et deux-trois conserves, dis ?! »

Mais cela n'arrivait jamais, car Léa avait fichu le camp.

— Qu'est-ce qu'il y a au goûter, ce soir ? songea alors Gustave.

— Quatre pièces.

— Quatre pièces..., regretta-t-il.

Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais un bruissement extérieur la glaça avant qu'un seul son ne franchisse ses lèvres. Des personnes, là-dehors, sur la place, étaient en train d'avancer le plus discrètement possible.

Cependant, le crissement de leurs bottes sur les gravats, leur respiration hachée, elle les entendait avec brio du haut de son étage. Et discrétion rimait avec menace : alors, elle posa avec lenteur sa main sur son pistolet, à fleur de peau. Gustave même ne sortit pas le moindre mot, et sa face passa de tristounette à pâle comme un linge.

Lui ne pouvait pas se battre au besoin. Si on les attaquait, il mourait – et cela allait sonner la fin de son histoire à lui.

Un bruit l'alerta soudain : elle braqua derechef son fusil vers sa porte, et se tapit un peu plus derrière sa table. Sa respiration brûla ses narines, tant l'urgence la hachait. Sa vision jongla rapidement de sa fenêtre à son battant de fer ; là-dehors, plus personne ne marchait. Seul un silence de mort régnait sur la place Sainte-Anne.

Il tomba sur Harriet comme un roc. Son cerveau tourna à plein régime, ses mains raffermirent sa prise sur son arme tiède. Qu'on fasse un pas sur son perron, et on était mort. Que ce soit un enfant ou un vioque ; un vagabond, un fuyard ; une personne enceinte, ou même une petite famille : elle n'en avait cure, car sa vie passait avant tout le reste.

Mais j'ai recueilli Gustave..., saisit-elle avec lenteur. Elle lui jeta une brève œillade : lui ne bougeait pas d'un poil. Ses yeux plissés s'engluaient sur l'entrée, et son poing se serrait convulsivement. Un seul but régissait son voyage ; « voir sa fille à Brest », alors même qu'il n'en restait plus que des bâtiments noyés. Le monde l'avait-il rendu sénile ?

— Hua, bouda-t-on alors.

Cette petite voix enfantine résonna dans la cage d'escalier de l'immeuble ; mais les craquements du bâtiment et les petits bruissements des oiseaux la noyèrent aussitôt, tant elle était éloignée. Une enfant, dans l'entrée. Je n'ai même pas entendu la porte s'ouvrir.

— Hua ! répéta l'enfant de son timbre perché.

— Chut ! On ne sait pas qui est là.

Suivirent des murmures incompréhensibles – et chassés par de trop nombreux parasites. La tension de Harriet frôlait son paroxysme ; les pas gravissant les marches la heurtèrent ensuite de plein fouet. Enfants ou fuyards ou mémé ou je ne sais quoi, ils ont intérêt à se présenter et se désarmer, ou je leur troue le front !

— Harriet, souffla soudain Gustave. Tu n'as pas verrouillé ta porte.

Ses tripes se contractèrent avec violence. Elle se leva dans la plus grande des prudences, à esquiver tout geste futile ; ses rapides pas légers comme des plumes tapotèrent tout juste son plancher ondulé par le temps. Mais à la seconde où elle posa sa main sur sa poignée, celle-ci s'abaissa d'un coup.

Harriet sursauta avec horreur, pour donner un violent coup de pied dans son battant. Suivit un long cri et autre « Hua, ta main ! » terrifié.

— On se barre – y a quelqu'un là-dedans ! siffla un jeune homme.

Non. Non, si on sait que je suis ici, des Officiels peuvent débarquer ! Sa porte, Harriet l'ouvrit en grand ; elle chopa brutalement un jeune asiatique par le col, lui faucha les pieds et le placarda au sol dans une méchante clef-de-bras. On couina alors derrière ; elle tourna la tête vers une petite bigleuse, puis la visa de son court revolver.

— Mains en l'air, cracha-t-elle. Et pas un geste...

— Pas Meng ! rugit-on d'un coup.

Ce bougre se débattit comme un beau Diable ; Harriet retourna son poignet, et son coude au passage. Deux bons craquements plus tard, il se tordit sur le sol en étouffant cri sur cri. Je lui ai déboîté le bras, nickel ! Une pauvre seconde, et elle lui déroba poignard, fusil, munitions et autres grenades. Ils chutèrent l'un après l'autre dans sa pièce à vivre grande ouverte.

Était-ce assez ? Il tremblotait sous la douleur, son bras ballait ridiculement, ses yeux en amande luisaient de colère et de souffrance. Mais dès qu'elle attrapa « Meng », il trouva encore la force de tourner vers elle sa face ronde et plate et toute déformée par la fureur.

— Du bruit ? traînassa soudain Gustave.

Il se tenait dans l'entrée, sa propre arme rivée sur Meng. Harriet se reconcentra donc sur « Hua » ; mais ces deux gugusses ne résistèrent plus. La première s'était réduite au rôle de spectatrice, à voir son camarade se faire placarder sur les dalles, et le second avait tout tenté pour « la sauver ».

Harriet aurait préféré ne plus ressentir la moindre compassion. Toutefois, la solitude pouvait changer tout un chacun, et elle préféra les traîner inoffensifs dans sa maison plutôt que de les laisser se faire dévorer par des chiens errants et affamés. Adviendra ce qui adviendra, ils ne sortiront pas de ma ville sans autorisation, pensa-t-elle dans un rictus.

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