Chapitre 15

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 5 janvier 2078

Dans les ruelles glacées de Rennes, Meng courait à plein régime. Elle avait peur, elle voulait rentrer à la maison, elle ne retrouvait plus son chemin, et les chiens affamés qui la suivaient n'en démordaient pas.

Elle sentait leur haleine pestilentielle et leur souffle chaud contre ses talons. Ils allaient l'attraper et la dévorer. On lui avait interdit de sortir, et elle payait le prix de sa fugue.

Sainte-Anne ! repéra-t-elle alors. L'espoir la tira brutalement en avant ; mais à la seconde où elle mit le pied sur la place, un animal surgit d'une ruine et se jeta sur elle. Un long cri déchira ses cordes vocales, ses genoux cédèrent sous son poids, aucune douleur ne vint.

Léa venait de se jeter entre elle et les animaux, regarda-t-elle, stupéfaite.

La cyborg en jeta un au loin et en égorgea un second ; le troisième recula en couinant, la tête basse et les babines tremblotantes. Il décampa dès qu'elle fit un pas vers lui. Ne resta plus que la carcasse de l'un de ses amis, et son second camarade affalé dans la neige, glacé par la terreur.

— Léa..., commença Meng.

Mais elle hoqueta avec horreur sur ce pauvre appel. Léa, elle la fixait de deux yeux clignotants, sa tête convulsait à des angles mortels et ses poings se contractaient nerveusement. Seul un grésillement franchit ses lèvres avant que sa bouche ne se décroche dans un cliquetis affolant. Suivirent ses coudes qui se ployèrent, hors de son contrôle, puis ses jambes, et sa nuque, et son dos. Léa, elle finit par s'affaler juste devant Meng et tressaillir dans le névé.

Le dernier regard qu'elle lui lança la perça en plein cœur. Du désespoir à son état pur avant que la cyborg n'éclate en poussières.

— Léa ! hurla-t-elle.

Elle se redressa d'un coup, le cœur battant à tout rompre ; mais autour d'elle, aucun cadavre de chien ni de poussière de robot. Elle venait de se réveiller dans l'appartement d'Harriet. Hua se précipita jusqu'à elle, mais elle recula d'un bond, tremblante de terreur.

— Un cauchemar, gémit-elle. Juste un cauchemar. Lâche-moi !

Il reprit derechef la main qu'il avait posée sur son bras. L'avait-elle brûlé ? Il semblait effrayé. Une Humanoïde, est-ce que ça faisait mal aux autres ? Elle posa ses yeux sur son bras, la tête tournante. Son poignet était à découvert. Elle n'avait jamais compris pourquoi, dessus, on avait tatoué « 13/12/2069 ».

Désormais, elle savait qu'elle allait mourir en deux mille quatre-vingt-dix-neuf ; qu'elle n'avait plus que vingt-deux ans devant elle, alors que Hua pouvait vivre une éternité. Et lorsqu'elle y pensait, lorsqu'elle cauchemardait que Léa éclatait en poussières ou qu'elle s'imaginait s'effondrer en mille morceaux, mille sentiments s'acharnaient sur elle.

Colère. Incompréhension. Frustration. Rien n'allait changer sa fin – pourquoi attendre sa péremption, alors que celle-ci ôtait à son existence toute valeur ? Les Humanoïdes, peut-être qu'ils n'auraient jamais dû exister. Ils n'étaient que des humains programmés de A à Z.

Mais avant, je pensais pas ça. Où est Boudin... ? Et j'ai faim. Mais les robots, ils ont besoin de manger ? J'ai besoin de manger, moi ?

— Allons petit-déjeuner, murmura d'ailleurs Hua.

— J'ai besoin ? répondit-elle d'un timbre plat.

Il écarquilla aussitôt les paupières, et la scruta de deux yeux tremblotants ; Meng ne sut quoi faire. Auparavant, il la traitait normalement, comme une humaine. Désormais, ne la considérait-il que comme une cyborg ?

J'ai mal à la tête. C'est normal, si je suis un robot... ?

— Meng, lança soudain Harriet.

Elle releva la tête, pour découvrir leur hôtesse adossée contre le battant de la porte.

— Y a du pain.

— J'aime pas ça.

— Tu en mangeais, jusque-là, grogna Harriet.

— J'aime plus ça.

— Bon sang...

Elle leva mollement une main en signe d'abandon, puis quitta la pièce sans un mot de plus. Son départ heurta Meng : pourquoi s'en aller alors qu'elle ne voulait pas manger ? Harriet ne tenait-elle pas à elle ? Peut-être pas, car elle n'avait rien dit, lorsque la cyborg lui avait demandé si elle allait vraiment mourir en deux mille quatre-vingt-dix-neuf. Harriet était une « enfoirée de première classe » ; nul doute qu'elle traitait désormais Meng comme un outil.

Elle posa de nouveau son regard sur Hua. Ce dernier détournait le sien, les dents serrées. Un long silence les assomma ; dans l'immeuble, Meng ne perçut que les lointains pas d'Harriet et les craquements des poutres du grenier. Un humain n'était pas censé reconnaître ces bruits. Là où elle avait pensé être spéciale, à les repérer sans difficulté aucune, ils lui martelaient désormais qu'elle n'était qu'une machine.

Et que je vais mourir à trente ans, pensa-t-elle avec frénésie, et que je n'ai pas de vrais os, et que je ne suis pas fatiguée, et que je n'ai pas vraiment faim. Tic tac, chantonnait l'horloge ; miaou, baillait Boudin ; « quarante-huit onze trente-neuf dix-huit », murmurait Léa sous ses pieds ; « quarante-huit zéro huit soixante-seize quatre-vingt-huit », récitait tout bas Gustave au-dessus de sa tête.

Tous deux répétèrent les deux mêmes suites de chiffres en boucle. Dans la tête de Meng, leurs lettres se métamorphosèrent en chiffres : « 48113918 », « 48087698 », « -1681445 », « -1674726 », « 48113918 », « 48113918 ». « Quarante-huit onze trente-neuf dix-huit », « quarante-huit zéro huit soixante-seize quatre-vingt-huit », c'est quoi ? réfléchit-elle à plein régime.

Une affreuse douleur compressa soudain son front ; une tempête infernale de cracs et de huit et de moins un et de cui-cui bousculèrent sa cervelle dans tous les sens. Avant, elle entendait juste. Désormais, elle écoutait malgré elle. Avant, elle ne faisait pas attention. Désormais, le moindre parasite la happait.

Laissez-moi ! ragea-t-elle.

Elle plaqua avec violence ses paumes contre ses oreilles, à bout de souffle. Mais elles n'étouffèrent qu'une pauvre poignée de bruit. Boudin et les voix diaboliques de Léa et Gustave continuaient de la harceler sans merci. Dehors. Dehors, je ne les entendrai pas ! Elle se leva donc d'un bond ; ses pupilles cherchèrent follement la sortie. Elles analysèrent l'infinité de poussières qui flottait au travers de la lumière du jour, les fissures des murs et les pliures des draps.

Lorsque son ouïe ne l'agressait pas, sa vision prenait le relai. Comment sortir de cet enfer ? Courir dehors ? Mais dehors, des chiens pouvaient la dévorer et Léa allait mourir. Alors, sauter par la fenêtre ? Elle fit volte-face vers celle-ci ; mais au premier pas qu'elle franchit, on se saisit avec fermeté de son bras.

— Meng ! s'écria Hua.

Elle bondit en arrière, pour glisser sur une boîte de conserves : il la rattrapa de justesse, les bras tremblants.

— Écoute-moi..., commença-t-il.

Ce verbe l'exécra à en mourir. Elle se dégagea avec furie, les yeux brouillés de larmes. Voici qu'elle ne distinguait que des silhouettes floues.

Que des silhouettes floues.

Les détails n'existaient plus.

Si elle pleurait, saisit-elle, sa vision allait brouiller et ses tympans allaient siffler.

Alors, Meng pleura le plus fort possible.

Une heure et bien des cris plus tard, on la força à se plonger de nouveau dans ses couvertures.

— Hua, articula Meng d'une voix rauque. Va-t-en.

L'intéressé resta simplement assis sur sa chaise, les coudes plantés dans les genoux et la tête dans les mains.

— Je veux pas te voir. Où est Léa... ?

Il ne répondit pas.

— Harriet a dit qu'il y avait du pain.

Il esquissa un geste ; cependant, son bras retomba avant qu'il ne le finisse.

— Désolé, souffla-t-il.

— Je m'en fiche. Je veux du pain.

— Je ne sais pas où il est...

Une vive marche s'éleva soudain dans les escaliers ; Meng se redressa d'un coup, pour placarder sa paume sur sa tempe. Elle avait trop hurlé, le monde dansait autour d'elle. Et pourtant, elle parvint à reconnaître Léa et ses longs cheveux et sa peau pâle.

— Hua, va faire un tour dehors, proposa-t-elle avec douceur.

Court mutisme. Hua, il bougea centimètre par centimètre sur son siège grinçant.

— Pourquoi ? laissa-t-il enfin tomber.

— Je vais parler avec Meng.

Ces mots sonnèrent comme une formule magique : Hua obtempéra sans discuter, et Meng et Léa se retrouvèrent seules dans le studio. La première étudia la seconde sans bouger, les yeux toujours brûlants. Son aînée poussa un court soupir, avant de s'installer sur la chaise que Hua avait quittée.

— Je t'ai entendue pleurer, expliqua-t-elle. Mais tu n'as pas encore vidé ton sac, n'est-ce pas ? Je suis une Humanoïde aussi. Alors...

— Ça fait quoi, de mourir ?

La voix de Léa s'éteignit abruptement, mais Meng n'eut pas la force de le noter. À la place, elle montra son tatouage.

— C'est ma date de naissance. Pourquoi ils ont pas mis la date de ma mort ?

— Ça varie d'une génération à l'autre, déglutit son interlocutrice.

— Mais je veux pas mourir.

Léa la gratifia cette fois-ci d'un regard encourageant. Là où Hua aurait aussitôt changé de sujet, elle attendait la suite.

— Je comprends pas pourquoi Hua l'a pas dit, continua-t-elle donc platement. Et pourquoi je me souvenais plus que j'étais un robot. Et pourquoi je ne l'ai pas remarqué. Et pourquoi je me sens nulle d'un coup. Et pourquoi je suis obligée d'entendre tous les sons et de voir toutes les images et de sentir toutes les températures et...

« Et de mourir à trente ans », s'apprêta-t-elle à dire ; ses mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle fourra sa tête dans ses mains, les dents serrées à s'en casser une molaire.

— Mes articulations grincent, gémit-elle. J'ai l'impression de pas avoir besoin de manger et dormir. Dis... comment tu as fait, toi ? Tu savais pas non plus que t'étais une Humanoïde ?

— Est-ce que tu te souviens du docteur qui est venu, il y a deux jours ?

Meng hocha la tête, tremblante de la tête aux pieds.

— Il a dit que ton amnésie venait d'un choc psychologique. C'est-à-dire, que tu as vécu quelque chose de trop dur, et que ton cerveau a décidé de l'effacer de ta tête.

— C'est pas Hua qui m'a effacée la mémoire... ? Il disait que c'était traficoté dans ma tête.

— Hua n'est pas médecin. Tu te souviens de ce qu'il a raconté ? Ta fuite, la façon dont il t'a sauvée des Officiels...

— Ça, c'est pas vrai, laissa-t-elle tomber. J'étais en prison pour qu'on m'arrache mes capteurs. Y avait d'autres adultes. Ils voulaient pas jouer. Après, y a des gens qui nous ont libérés. Hua gardait la prison. Il nous a aidés à sortir et il m'a dit de courir. Il m'a suivie mais les Officiels m'ont rattrapée. Il leur a tiré dessus et on est partis. Il a dit que j'étais maintenant sa petite sœur, qu'on allait vivre tranquillement. Que j'étais spéciale mais que j'avais besoin de lunettes.

Lourd silence. Léa la scruta avec stupéfaction ; un peu plus, et Meng aurait cru qu'elle s'était transformée en mort-vivant. Pourquoi la regarder avec tant d'horreur ?

— Tu ne nous as pas dit que tu avais retrouvé tes souvenirs, souffla-t-elle enfin.

— Pas envie.

Et l'enfant d'attendre qu'on la dispute ; et pourtant, jamais Léa ne leva-t-elle le ton. Au contraire, son air s'attendrit de nouveau.

— Je comprends. Mais tu sais, tu n'es pas obligée d'entendre tous les sons, ou de voir toutes les images. Quand tu mets tes lunettes, tu vois moins bien, n'est-ce pas ?

... C'est vrai, réalisa-t-elle.

— Alors, mets tes lunettes, lui conseilla la jeune femme. Et quand mes capteurs dans mes tympans m'énervaient, j'écoutais de la musique.

Elle se pencha vers son sac en bandoulière, et en sortit un casque et un MP3.

— Je n'en aurai plus besoin : tu les veux ? dit-elle en lui tendant les appareils.

À peine Meng les effleurait-elle qu'un sanglot naissait dans sa gorge. Elle n'allait plus entendre. Elle pouvait moins voir. Léa, elle comprenait – pas comme Gustave, Harriet ou Hua, car eux n'étaient que des humains.

— Tu n'en as pas besoin... ? chevrota-t-elle.

— Pas vraiment, rit nerveusement l'autre. Puisque ma date de péremption approche, mes capteurs sont défaillants...

— Approche... ? Tu meurs quand ?

Son air vira d'un coup de compréhensif à sombre ; Meng recula de quelques centimètres, le cœur battant. Elle touchait à un sujet bien trop sensible, réalisa-t-elle, affolée. Léa allait peut-être se mettre en colère. La seule autre Humanoïde vivant ici allait lui tourner le dos...

— Si je te le dis, murmura soudain Léa, tu le gardes pour toi ?

— Oui ! se précipita-t-elle.

— Car je souhaite le dire de moi-même à Harriet.

— Promis...

De lourdes secondes sonnèrent ensuite dans son crâne embrumé. Une profonde angoisse ceinturait son coffre : quand Léa allait-elle disparaître ? Y avait-il un moyen d'empêcher sa péremption ? Elle semblait peser le pour et le contre ; un sérieux lugubre, tombal, modelait désormais ses traits.

— Comprends qu'entre robots, énonça-t-elle avec lenteur, on doit s'entraider. Si on se dit un secret, on le garde pour nous.

— Je sais..., s'étrangla Meng.

Mais je veux savoir. Promis juré craché, je dirai rien, mais je veux savoir ! Deux mois ? Trois ?

— Soit.

Là-dessus Léa commença-t-elle à remonter sa manche.

Le temps tourna au ralenti ; chaque centimètre de peau que dévoilait Léa hypnotisait l'enfant. Quand allait apparaître son tatouage ? Était-il différent du sien ? Elle voulait savoir, mais elle avait peur. Léa paraissait si triste. Ses capteurs défaillaient et la mort la suivait à la trace. J'ai même rêvé qu'elle explosait en poussières, se rappela-t-elle, l'estomac noué à en vomir.

Un premier chiffre, « 1 », apparut enfin sur la peau pâle de la cyborg ; celle-ci s'immobilisa un moment, comme pour reprendre sa respiration après une longue course. Puis, elle serra les dents, et dévoila le reste d'un coup.

Ses tremblements, la vitesse de son geste, ressemblaient à la crainte qu'on ressentait quand on devait arracher un pansement. Il fallait être rapide pour dévoiler sa blessure à l'air libre ; car si on hésitait, la souffrance que procurait l'adhésif du bandage n'allait que perdurer. Il allait tirer sur les poils et coller sur la croûte plus longtemps. Mais si on l'arrachait d'un coup, cette douleur ne durait qu'une fraction de seconde. Après cela, sa plaie allait enfin respirer, aussi laide était-elle.

« 15/01/2078 ».

Dix jours.

Cette inscription la glaça jusqu'au sang. Dans dix jours, son aînée allait s'envoler sans rien pouvoir y faire. De quoi Meng se plaignait-elle ? « Tu as de la chance, tu es toute jeune », la secoua l'une des premières phrases de Léa.

J'ai vingt-deux ans devant moi. Et pourtant, je crie et je pleure. Mais je n'ai pas le droit. Léa réajusta sa manche d'une main tremblotante, puis prit une longue inspiration. Elle lui tendit ensuite son auriculaire ; ce geste, Meng le connaissait. Il signait une promesse.

— Tu ne le dis à personne, chuchota Léa d'une voix rauque.

L'esprit toujours figé par la terreur et le choc, la jeune fille noua son petit doigt autour de celui de Léa. C'était une promesse, elle allait garder cette information pour elle ; toutefois, la culpabilité ne cessa de labourer ses tripes.

Léa l'avait vue crier car il lui restait « si peu de temps » devant elle, sans jamais montrer qu'elle allait mourir dans dix jours. Dix jours. Je joue à Caliméro. Peut-être que j'aurai le temps de trouver un remède, moi. Mais Léa va mourir. Elle peut rien y faire.

Elle posa deux yeux ronds et vides sur la fenêtre. Les gens souffraient autour d'elle à cause de sa simple nature d'Humanoïde. Elle ne comprenait qu'à cet instant les paroles de Gustave : les robots étaient des crève-cœur. Les robots devaient peut-être juste rester entre eux, tout comme elle et Léa partageaient des paroles et des serments qu'elles seules comprenaient.

— ... Au fait, Léa, se força-t-elle à dire. Tu le dis quand à Harriet ?

— Bientôt. Ne t'inquiète pas, je ferai en sorte qu'elle me laisse partir sans souffrir, lui assura-t-elle dans un faible sourire.

Mais c'est pas possible, de faire ça. Les robots... nous, on fait du mal. Meng imagina malgré elle Hua penché sur ses cendres, secoué de pleurs incontrôlables ; cette scène seule lui mordit le cœur.

Je veux pas. Donc avant que ça arrive... peut-être que je devrais m'en aller loin.

***

Vingt-deux heures étaient passées, et Hua n'avait toujours pas quitté le dernier étage. Lui ne possédait pas une ouïe fine, il ne pouvait qu'accorder une confiance aveugle à Léa pour garder Meng en sécurité. Elle l'avait pour sûr rassurée ; car Léa, en tant qu'Humanoïde, la comprenait. Alors, elle ne s'était pas enfuie, elle se trouvait toujours dans le studio à câliner Boudin ou regarder par la fenêtre.

Je ne la laisserai pas partir, se répéta-t-il. Même si elle doit me détester, je la forcerai à rester sur Rennes jusqu'à ce qu'elle intègre sa nature de cyborg. Mes sentiments n'ont rien à faire dans cette histoire. Tant pis si elle me fuit après. Tout ce qui importe, c'est sa sécurité...

— Tu n'as pas mangé le dîner, s'éleva alors la voix de Harriet.

Il releva d'un coup le menton ; elle montait les marches, son ombre grandissant contre les cloisons grises de la cage d'escalier. Lorsqu'elle arriva enfin en haut, elle se frotta les bras en grognant.

— On se les caille. Pourquoi tu restes là ?

— 'peux pas voir Meng.

— Tu culpabilises, conclut-elle.

Il lui lança un regard furibond.

— Quoi d'autre ? siffla-t-il. J'aurais dû lui dire depuis le début. Maintenant, elle a tout appris par accident – sa nature de robot, la vraie raison de ses capacités avancées... et sa péremption !

— Yo, doucement, c'était pas un reproche, rétorqua-t-elle.

Elle lui tendit une conserve chaude et une fourchette, puis s'adossa contre le mur, les bras croisés. Il en étudia les lentilles noires sans une once de conviction.

— Léa lui a parlé, raconta alors Harriet.

— Je sais.

— De ce que j'en ai compris, l'ignora-t-elle, elle lui a expliqué deux-trois trucs et donné des conseils pour s'habituer à la sensibilité de ses capteurs. En bref, ça passera.

— « Ça passera » ? Elle a littéralement appris qu'elle avait une date de péremption – et tu me dis que ça passera ?!

— Oui, car elle n'a pas le choix.

Il ouvrit la bouche pour répondre ; aucune réplique n'en sortit. Harriet avait raison : Meng n'avait pas le choix. Les robots ne pouvaient pas changer leur destin. Combien d'ingénieurs avaient retroussé leurs manches afin de repousser l'obsolescence programmée des cyborgs ? Une seule conclusion était sortie de leurs recherches : une fois la mort d'un cyborg fixée, rien ne pouvait plus arrêter la dégradation de ses composants. La bombe à retardement qui dictait sa vie était inarrêtable.

Hua n'était qu'à demi préparé au décès de Meng. Même s'ils partaient chacun vivre de leur côté avant cela, le jour du treize décembre 2099 n'allait jamais quitter son esprit. Il en était persuadé : dans vingt-deux ans, alors même qu'il ne connaissait cette enfant que depuis une poignée de mois, il allait porter ses habits de deuil.

— Comment tu fais, avec Léa ? souffla-t-il.

— Je survis. Mange.

Ton abrupt, phrase brève. Elle ne veut pas en parler. Naturellement. Il se battit donc contre la nausée assaillant son ventre, et avala sa première cuillerée de lentilles. Leur goût fade réveilla son estomac ; un long gargouillement dérangea le silence enveloppant Hua et Harriet. Celle-ci renifla, à demi moqueuse.

Mais vraiment, comment elle fait, avec Léa ? Harriet n'a pas l'air de connaître sa date de péremption. Je ne suis vraiment pas à plaindre, à côté d'elles deux. Je ne suis pas légitime de me morfondre sur la future mort de Meng, ni sur le fait qu'elle ne veuille plus me parler. Je ne la connais que depuis cet été, alors qu'elles deux se sont rencontrées il y a sept ans. Meng meurt dans vingt-deux ans, alors que Léa y passe dans peut-être pas même un mois...

— Tu as fini ton dîner ? lâcha alors Harriet. On peut redescendre ? Meng ne mord pas.

— Je sais.

Elle poussa un court soupir.

— Autre chose à déblatérer ? demanda-t-elle de but en blanc. T'as l'air déprimé.

Si ces paroles lui passèrent d'abord au-dessus de la tête, son cerveau les enregistra ensuite avec difficulté. « T'as l'air déprimé », de la part de Harriet. Harriet, la femme la moins compatissante du monde. Il lui servit un regard estomaqué ; elle détourna le sien, les sourcils froncés.

— Je ne sais pas quoi dire d'autre..., hésita-t-il, pris de court.

— Ah, bon. Très bien. Je retourne en bas, et toi aussi.

Là-dessus clopina-t-elle jusqu'aux marches. Elle m'a vraiment demandé en sous-texte si j'allais bien... ? Non, je sur-analyse, se précipita-t-il. Harriet ne ferait jamais ça. Mes problèmes avec Meng me bouffent le cerveau. Et puis, elle est trop occupée à se gérer pour se pencher sur un gamin comme moi.

Il la suivit donc sans discuter. Comme il s'y attendait, lorsqu'il pénétra leur studio ramassé sur lui-même, Meng ne lui offrit pas une seule œillade. Elle m'en veut. À côté, il vit Harriet s'installer à côté de Léa en grognant, et nota à peine l'absence de Gustave.

Vingt-trois heures quinze, lut-il sur sa montre ; puisque personne ne lui adressait plus la parole, il rejoignit son lit en silence. Le « bonne nuit » qu'il souhaita lancer à Meng franchit tout juste ses lèvres – naturellement, elle lui tourna le dos sans le moindre mot.

Elle ne veut plus me parler, mais elle est là. Elle a appris sa nature de cyborg de la pire façon possible, mais elle s'y habituera. Je n'ai rien à craindre. Elle n'a rien à craindre...


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