Chapitre 13
Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 1er janvier 2078
— Bonne année, John, songea Harriet.
Les doux rayons de l'aube pénétraient tout juste les vitres brisées de l'ancienne station Henri Fréville. John, terré au fond de son placard à balais, scruta la jeune femme de ses yeux tombants de fatigue ; ils s'écarquillèrent bien vite lorsqu'elle sortit un petit canif de sa poche.
Derrière, elle entendit Mémé reculer de quelques pas. Puisque la scène ne s'offrait plus qu'à Harriet, celle-ci prit les devants. Elle mit pour de bon les pieds dans l'étroite et sombre prison de John, dont la face pâlissait désormais à vue d'œil. Après l'avoir étudié un instant, sourcil haussé, Harriet afficha une mine pseudo-peinée.
— Tu ne me souhaites pas une bonne année, John ? Quelle impolitesse. Je fais des efforts pour communiquer – pire encore, sympathiser ! Et voici comment on me remercie... Ah, John, ton attitude me déçoit.
Un rat glapit dans un coin de la pièce. John sursauta dans l'instant, les prunelles engluées sur la lame que tenait Harriet, mais aucun mot ne franchit ses lèvres gercées.
Devait-elle user de son arme ? Elle avait tenté de peser le pour et le contre tout le Réveillon durant. Des robots mouraient dans sa ville, probablement de la main des Officiels ; et l'un de ces derniers croupissait juste à ses pieds. Peut-être que répéter son prénom jusqu'à le rendre fou et l'enfermer dans l'obscurité ne suffisaient pas, s'était-elle dit entre deux bières. Peut-être devait-elle balayer ses principes et recourir à la violence. Là-dehors, la Mort collait à la peau des cyborgs...
Et de Léa et Meng en prime, pensa-t-elle avec labeur. Son couteau, elle le dressa juste devant ses yeux, pour en étudier la lame lisse et brillante dans les moindres détails. La seule idée de la salir du sang d'un esclave des Officiels la dégoûtait. Rien qu'imaginer lui taillader la peau lui flanquait la nausée.
— Je ne dois pas être faite pour ça, soupira-t-elle.
Elle jeta son arme au loin et s'adossa contre une étagère.
— D'autres morts dans le centre. Un Humanoïde déchiqueté par les chiens. La poussière de robots est précieuse ?
John ne répondit pas.
— Là-haut, reformula-t-elle donc, vous avez plusieurs méthodes ?
On ne lui rendit qu'un air déboussolé.
— Tes collègues doivent traîner par-ci par-là ; je parie que tu m'as caché de précieux secrets. Tu es au courant de tout ça, John ? Tu comptais laisser des cyborgs se faire dévorer, les étudier en train d'hurler à la mort puis exploser en cendres, et tuer les clébards alentours pour ramasser de la poussière ? Dis, John, tu planifiais ça ? Dis ?
Rien, rien de rien. Et plus elle parlait, plus sa gorge se serrait, plus ses tympans bourdonnaient, plus son ton dégénérait. Ces paroles ancrèrent dans le crâne de Harriet la pire des scènes possibles : Léa, les yeux exorbités et les membres déchirés. Cette idée seule la foudroya sur place.
— Tu es un salopard, John ? murmura-t-elle d'une voix sourde.
Assise sur la dernière marche des escaliers de son immeuble, Harriet étudia ses phalanges rougies avec consternation. Déferler sa haine sur un pauvre clébard des Officiels ? Un acte bien bas. Elle avait déjà tabassé auparavant, elle avait hurlé aussi ; mais allier les deux, aveuglée par la furie, était une première.
Il avait suffi qu'elle imagine le pire scénario pour Léa pour se transformer en boule de hargne.
À défaut d'avoir pu parler, John avait écrit. Sa calligraphie était quasiment illisible, tant ses mains avaient tremblé. Au début, il lui avait confié des broutilles. Ensuite, il avait dévié sur des sujets bien loin de ces morts d'Humanoïdes. Et enfin, il avait avoué que oui, il existait une seconde méthode ; que non, il était incapable d'exécuter de tels plans.
« Je ne peux pas déchiqueter des vivants », avait-il inscrit sur le papier froissé que Harriet tenait entre ses mains. Une belle information avait découlé de cette affirmation : John aussi était humain. John aussi n'a pas de famille...
« Parents enlevés pour discipline ; donc faire orphelins = volontaire ». Les parents de Hua avaient été kidnappés par les Officiels. Le jeune asiatique s'était plié aux règles de ceux-ci car il n'avait eu personne pour lui apprendre à penser. Et les créateurs des Humanoïdes visaient à la même chose depuis les premières générations de robots.
« Trente ans car pas temps rebeller », « poussière précieuse car petits bouts capteurs », « poussière car déshumanisés ». Les cyborgs périmaient avant d'avoir le loisir de se rebeller. Trente ans, c'était juste assez jeune pour encore les contenir, et juste assez vieux afin qu'ils obéissent en réfléchissant. Néanmoins, les ingénieurs derrière ce coup marchaient sur la tête.
Les Humanoïdes avaient prouvé leur humanité maintes et maintes fois. Bien qu'étant des produits tout droit sortis d'usine, ils restaient un élégant mélange d'organismes et de pièces montées. En bref, ils possédaient un cerveau et savaient en user. Si un humain pouvait se rebeller avant ses trente ans, les robots ne faisaient pas exception.
Bande d'imbéciles... Harriet se recroquevilla sur elle-même, les poings rageusement serrés sur sa feuille. Votre date de péremption sert à rien. Les réduire en poussières, pour qu'on ne puisse pas ramasser de vrais cadavres ? Pour que les robots perdent leur humanité à leur mort ? Pour qu'on s'en détache comme par magie, car leur putain de péremption nous rappelle qu'au final, ce ne sont que des machines faites de bidules et que les vrais humains de chair et d'os n'explosent pas ?!
— Bordel de merde ! cracha-t-elle.
Elle bondit sur ses pieds, pour éclater violemment un tabouret contre un mur. De la poussière et des débris volèrent sous son nez ; ni la brutalité de son acte, ni la vue de cette chaise désormais détruite n'apaisèrent sa frustration.
Car le pire était qu'elle ne parvenait pas à haïr John. Il était un Hua n'ayant pas pu se rebeller, à qui personne n'avait offert l'occasion de réfléchir par lui-même. John n'avait aucune jugeote, John n'était qu'un gamin. J'ai fracassé un môme.
« Tu n'es plus qu'une délinquante », ragea dans son crâne la voix de sa mère. « Qu'est-ce que j'ai fait pour avoir une fille comme ça ? C'est quoi la prochaine étape, casser la gueule à des enfants ?! »
Harriet agrippa d'un coup ses cheveux. Ses souvenirs tourbillonnaient follement dans son crâne. Elle n'en pouvait plus. Elle ne souhaitait pas se remémorer la suite. Sa mère était partie à raison avec sa sœur, car Harriet n'avait été qu'un exemple d'arnaque, d'arrogance et de vandalisme. Quel était le dernier reproche qu'on lui avait fait ? Elle se remémorait tant de choses, et les paroles sur lesquelles on l'avait laissée lui échappaient ? Elle savait tout juste que cela touchait à la nourriture... Des spaghettis bolognaise ? De la vaisselle empilée dans l'évier ? Des plats gaspillés ?
« Repose ce beurre doux, ou tu passes par la fenêtre ! »
Ah, non, pensa-t-elle lentement. Elle est partie pour du beurre. Elle en a vraiment fait tout un fromage...
Harriet rit seule dans son coin, sa main plaquée sur son front avec désespoir. Elle s'était trop déchaînée sur John. Ses muscles cramaient sous sa peau. Les articulations de ses mains soubresautaient à chaque mouvement. Sa mémoire lui faisait défaut.
Mais au moins savait-elle que « repose ce beurre doux » ne rimait pas avec « casse-toi de notre vie ». Au moins, je sais que la daronne pourrait revenir... Si elle est encore vivante.
— Peu importe, souffla-t-elle. On passe au business, aux choses sérieuses, en attendant que la madre se rameute avec la sista. 'faut leur monter une ville sympa, éventuellement exemptée de meurtres quotidiens. John, merci pour tes précieuses données ; et désolée, on n'a pas de chirurgien esthétique pour réparer ton beau visage.
Elle s'étira un long moment ; les petits cracs de sa colonne vertébrale résonnèrent dans la cage d'escalier.
Lors de sa descente vers son appartement, elle posa une énième fois son regard sur la dernière phrase qu'avait écrit John. Elle la relut une, deux, trois, dix fois, avant de la déchirer avec précaution et la fourrer dans sa poche, loin des yeux de ses camarades l'attendant de l'autre côté de sa porte.
« Des espions Officiels proches de vous. »
— Où est Meng ? demanda-t-elle dès son entrée.
Gustave se tourna vers elle d'un air renfrogné, balai en main ; Léa reposa derechef son verre d'eau, Hua remit avec nervosité son carré en place.
— Grenier, lui apprit ce dernier.
Harriet les scruta un par un de son air éternellement narquois, mais au fond d'elle ne la démangeait plus qu'une douloureuse méfiance.
Qu'avait voulu dire John ? L'un d'eux allait-il lui planter un couteau dans le dos ? Hua et Gustave avaient été en contact avec des Officiels, et elle n'avait pas la moindre idée de ce que Léa avait manigancé deux années durant.
Le danger était toujours plus proche que ce qu'on pensait. Si parfois, il fallait étudier son monde dans son entièreté afin d'en dénicher tous les secrets, la situation dans laquelle elle se retrouvait la forçait à ne regarder que le bout de son nez. Et aussi égoïste était-elle, à ne regarder qu'elle et elle seule, elle haïssait cela. Les tableaux, elle avait toujours aimé les scruter dans leur entièreté – quel sacrilège, que de les inspecter à la loupe. Et puis merde, ça picote, de suspecter mes locataires chéris.
Elle se laissa tomber sur une chaise et croisa les jambes avec négligence.
— Le John a causé, dit-elle tranquillement en sortant sa feuille.
Hua fit les yeux ronds en voyant l'état de ses poings et du papier qu'elle tenait ; elle secoua une main, coupant la moindre de ses remarques.
— Du coup, du coup... Les Humanoïdes meurent à trente ans car les ingénieurs ont jugé que c'était un « âge pilote ». C'est-à-dire qu'avant la trentaine, ils n'ont pas assez de jugeote pour se rebeller, mais sont capables d'obéir à des ordres complexes. Oui, c'est idiot, soupira-t-elle.
Sa gorge se serra lorsqu'elle croisa le regard sombre de Léa. Néanmoins, elle se fit violence pour ne rien en montrer ; pas l'once d'une peine ne devait perturber son expression. Celle de Hua, elle, se décomposa à vue d'œil ; Gustave, lui, resta coi. Ni l'un, ni l'autre ne semblait feindre son horreur ou son détachement.
— Après ça, Jo-John m'a dit pourquoi les robots explosent en poussièresà leur mort. Elon Musk et ses clébards se sont dit qu'en l'absence d'un cadavre physique et solide – à l'image de ceux de tout être vivant –, les humains n'allaient plus s'identifier aux Humanoïdes après le trépas de ceux-ci. Notre réaction devrait être « Oh bah mince, mon pote robot est mort ! Mais ça va, c'est juste un tas de poussières, haha ! » Un abruti jusqu'au bout, ricana-t-elle amèrement.
Et son rire de cesser d'un coup. Cacher son dégoût lui était hors de portée. Hua continuait de pâlir ; et cette fois-ci, Gustave s'adossa contre un mur, le visage tourné vers la fenêtre. Ses mains se crispent sur le balai...
Cependant, cette molle réflexion lui passa au-dessus de la tête. Elle se contentait de noter les réactions de ces deux bougres dans un coin de son crâne. Et puis, qu'y avait-il à creuser ? Pour le moment, aucun d'eux ne lui apparaissait suspect. Hua restait Hua, Gustave restait Gustave.
Ce dernier semblait certes enfin touché par le destin des cyborgs, sans pour autant en pleurer – toutefois, ce changement coulait de source. Il côtoyait Meng, comment diable pouvait-il rester indifférent aux robots ? Il fallait être une vraie enflure pour ne rien ressentir pour eux. Un peu comme ce bon vieux Musk... Ah, s'il était vivant, il danserait sous mes balles !
— Jo-John a... écrit que leur poussière est précieuse. Ceux qui ont laissé cet Humanoïde se faire dévorer par des chiens peuvent être des Officiels.
Elle referma son papier en soupirant.
— John n'a mentionné aucune autre alternative à l'extraction de capteur qu'ils comptent exécuter, mentit-elle, mais il n'est peut-être pas au courant de tout.
— Ce n'est probablement pas un haut responsable..., théorisa alors Léa.
Sa voix hésitante secoua Harriet. Elle se tourna vers la cyborg, laquelle se frottait le front, les sourcils froncés.
— Donc, s'il existe d'autres moyens de gagner de l'argent en nous démantelant, il n'est peut-être pas au courant.
— D'autres moyens ? répéta Harriet, l'œil plissé.
— Comme ramasser notre poussière à défaut de nous capturer, rit nerveusement Léa. C'est dur de nous laisser en vie, avec nos sens aiguisés... Ils n'ont probablement pas le temps d'organiser des kidnappings à tout va.
... Tu parles beaucoup, pensa douloureusement son amie. Et comme pour suivre, Gustave soupira un coup. Après avoir dévisagé Léa, il braqua deux yeux acérés sur Harriet. Celle-ci haussa un sourcil, pour retrouver sa gravité en voyant son sérieux tombal.
— Comment tu comptes régler ça ? demanda-t-il.
— Les portes de Rennes sont fermées : on coince les Officiels comme des rats. Il n'y a plus qu'à les faire tomber comme des mouches...
— Au prix de combien de vies ? lâcha-t-il, dubitatif. On va en arriver à un meurtre par jour, à ce stade. Je n'ai pas envie de vivre dans un cimetière. J'aurai assez d'une tombe, avec Brest.
— Mémé peut s'en occuper ? énonça Hua d'une voix blanche. Avec cette situation... des Humanoïdes tombant en chaîne... Meng n'est plus en sûreté.
Harriet se pinça l'arête du nez. Aucun d'entre eux ne montrait l'once d'un mensonge ; analyser tout de leur posture, de leur geste, de leur timbre de voix, lui refilait déjà un méchant mal de crâne.
— Mémé est à Henri Fréville – et elle a beau être super forte, elle peut pas jongler entre Jo-John et le centre. J'ai d'autres pions sur mon échiquier.
— Tes pions n'ont pas l'air bien compétents, rabâcha Gustave. Attaque, ou défense ? Tu ne peux pas faire les deux...
Et Harriet de laisser échapper un long « oh ».
— Les deux, c'est une excellente idée ! Quel génie tu es, Gustave !
Les deux hommes l'étudièrent comme une démente ; Léa, elle, se frotta le front dans un petit sourire.
— Sérieusement..., murmura-t-elle.
— On est d'accord, elle est tarée ! s'insurgea Hua.
Mais elle secoua doucement la tête, le muselant au passage. Il ne put que la gratifier d'un regard interloqué, là où Gustave plissa les paupières.
— Non, elle n'est pas tarée, soutint-elle. Vous ne l'avez pas écoutée ? C'est une enfoirée de première classe. Que demander de plus pour protéger une ville ? Elle va vous montrer ses meilleurs coups bas, sa lâcheté la plus fine. Elle perdrait trop de bénéfices si Meng explosait en poussières ; elle a besoin de la foi de ses subalternes afin de faire marcher Rennes au pas, et jouera ses meilleures cartes pour les garder à sa botte. En bref, Gustave, elle les soutiendra toutes les deux, son attaque et sa défense...
Elle posa sa main sur l'épaule de la gérante ; celle-ci resta bouche bée.
— N'est-ce pas, Harriet ?
***
Gustave s'adossa contre la façade de leur immeuble. À ses pieds s'étalaient les ombres des bâtiments de Sainte-Anne, baignés dans la lumière du crépuscule. Pour la première fois depuis trois mois, il marchait sans canne ; il pouvait se promener librement dans le centre de Rennes et visiter ses rues détruites.
Quelles mesures va prendre Harriet ? Déployer ses pions ? Elle nous a dit de déguerpir pour qu'elle puisse parler à ses subalternes. Et même d'ici, j'entends une radio... Il leva la tête vers le premier étage.
Mais elle vient de la chambre de Léa.
Il était certes bien sage de posséder un ou deux moyens de communication. Néanmoins, cela nécessitait d'être discret – d'autant plus aux côtés d'Harriet, qui semblait prête à leur démonter la mâchoire au moindre geste suspicieux. Alors, pourquoi Léa manquait-elle de discrétion, ce soir-ci ? Était-elle distraite, oubliait-elle la vigilance accrue de leur hôtesse, quelque chose la perturbait-elle au point de mettre à mal sa prudence ?
La porte d'entrée s'ouvrit soudain, à sa gauche ; il se tourna vers rien de moins que l'Humanoïde. Lorsqu'il vit qu'elle braquait un revolver sur lui, les yeux plissés, il sortit derechef le sien.
Un petit silence coula entre eux. Léa gardait son index sur la détente, repéra Gustave ; elle ne clignait pas même de l'œil, prête à le tuer à tout instant. Durant une brève seconde, il s'imagina au sol, le crâne explosé. Si elle tirait, les chances qu'il revoit sa fille étaient bien minces. Mais si elle fait ça, Harriet va la haïr.
Il finit par laisser échapper un court soupir.
— Tu n'as pas peur d'exploser en poussières ? posa Léa.
— En quoi ?
— Tu es un Humanoïde.
Il haussa les sourcils, surpris.
— Non. Je suis un humain.
— Dans ce cas, pourquoi te détacher autant des robots ?
— Tu es aveugle ? lâcha-t-il. Avec tous les défauts de mon visage, comment je pourrais sortir d'une usine ? De plus, j'ai plus de quarante ans.
Léa serra les dents, pour raffermir sa prise sur son fusil. Là seulement remarqua-t-il qu'elle ne le fixait pas : elle regardait derrière lui... pourtant persuadée qu'elle le dévisageait. Ses prunelles ne tremblaient pas. Elles restaient engluées sur un point aléatoire, avec tant de conviction qu'il se demanda si une autre personne se tenait plus loin.
Mais ici, ils n'étaient que deux.
— Léa, souffla-t-il. Quel âge tu as ?
— Ce n'est pas le sujet, répliqua-t-elle. Qu'est-ce que tu cherches, à squatter chez Harriet ?
— Tu regardes dans le vide.
Ces mots parurent la heurter de plein fouet. Elle bougea aussitôt ses iris ; cependant, jamais ne trouvèrent-ils Gustave. Et plus elle tentait, plus ses dents se serraient, plus son regard s'enflammait. Il avait touché une corde sensible, comprit-il dans l'instant, et risquait d'en payer le prix cher.
— Réponds à ma question, siffla-t-elle.
— J'attends que ma blessure guérisse.
Ses capteurs sont usés. Elle ne peut pas me tuer à cette distance. Mais si je me prends une balle, ma blessure mettra des mois et des mois pour se refermer. Je ne pourrai pas me rendre à Brest avant longtemps... mais ça importe peu, réalisa-t-il. Cela importait peu, car il avait tout le temps du monde pour visiter la tombe de sa fille.
— Tu y passes dans quelques semaines, c'est ça ?
— Merci de t'inquiéter...
— Si tu trahis Harriet, la coupa-t-il, tu mourras avant ta date de péremption.
Léa fronça les sourcils, peu ravie.
— C'est à moi de dire ça, murmura-t-elle.
— J'ai l'air d'un meurtrier ?
— Je ne te fais pas confiance.
— Dans ce cas, nous sommes tous les deux suspicieux.
Court silence. Il la dévisagea encore un instant ; puis, ils baissèrent leur arme en chœur.
— J'ai entendu ta radio, fit-il remarquer.
— Tu comptes le reporter à Harriet ?
— Elle te haïrait. Ça lui ferait mal. Je n'ai pas envie de vivre avec une endeuillée.
Léa haussa les épaules, les paupières closes.
— Je suis fatiguée, souffla-t-elle. Être une Humanoïde, c'est dur, tu sais.
— Non, je ne sais pas.
— J'aurais préféré ne jamais être fabriquée, lança-t-elle de but en blanc.
Cette fois-ci, elle lui cloua le bec pour de bon.
— Je pense qu'on n'aurait jamais dû être inventés. On est des crève-cœurs. Pas facile tous les jours.
D'accord, mais est-ce que tu es une meurtrière ?
— Dis, Gustave, est-ce que tu penses qu'on est une nuisance ?
Il y réfléchit un instant, l'œil fixé sur l'ancienne église Sainte-Anne.
— Je ne sais pas.
Et pour une fois, ma réponse est honnête. Mais pouvait-il se contenter de tels mots envers une cyborg en fin de vie ? Léa, en photo, avait toujours semblé joviale et sûre d'elle. Il en était venu à penser que son départ avait dû être la source de l'imprudence mortelle d'Harriet. Celle-ci gérait Rennes ; et pourtant, elle avait laissé ses serrures ouvertes, s'était contentée d'un mot de passe pour accepter de l'héberger, et avait oublié de fouiller ses bottes à son arrivée. En aurait-il sorti son revolver qu'elle serait morte et enterrée depuis trois mois déjà.
Au début, il l'avait crue dérangée ; ensuite, sacrément conne. Néanmoins, au bout de quelques semaines, il avait déniché dans sa saloperie une méchante terreur. Elle préférerait mourir qu'être de nouveau seule.
Il ne pouvait pas se mentir : cela lui convenait bien. Il pouvait rester à Rennes et soigner sa blessure comme bon lui semblait, au prix de quelques tâches ménagères. Il manquait même de remercier Léa d'être partie un soir, sans prévenir.
Mais là, elle est revenue comme une fleur. Harriet n'aura peut-être plus besoin de moi ou Hua, ou même Meng, pour combler sa solitude. Avec sa date de péremption, réfléchit-il sombrement, je pourrais évaluer combien de temps il me reste ici avant de pouvoir partir pour Brest.
— Quand est-ce que tu comptes dévoiler ta date de péremption ? Comme ça, je te donnerais à peu près un mois à vivre.
— Elle m'a dit de ne pas lui annoncer la veille de ma mort, se contenta de répondre Léa. Pourquoi ?
Si j'insiste, elle va me prendre pour un meurtrier. Elle est un peu trop maligne à mon goût. Tant pis : je sais au moins que j'ai encore quelques semaines devant moi. Suffisant, pour gagner un voyage à l'Atlantide Éco-Plus ?
— Pour anticiper l'état d'Harriet, soupira-t-il.
— Tu t'inquiètes pour elle ? s'étonna Léa.
— Je t'ai dit que je ne voulais pas d'une endeuillée comme hôtesse.
Les paupières de l'Humanoïde papillonnèrent soudain ; elle étudia brièvement la place Sainte-Anne, puis se pinça l'arête du nez.
— Vision revenue. Un mot à Harriet, et je t'en voudrai jusqu'à ma mort.
— Être rancunière consomme trop d'énergie, glissa-t-il.
— Ah, du tout ! rit-elle. Je l'aime juste.
Oh. Ça aussi, je dois le garder pour moi ?
— Valable. Je te souhaite une bonne soirée, il fait froid.
Sur ce se dirigea-t-il vers la porte de leur habitat ; au même instant, une vive course s'éleva à sa gauche. Il se tourna derechef vers un bonhomme baraqué ; il sprintait au travers de la place, droit sur eux. Son visage s'illumina lorsqu'il croisa le regard du quadragénaire.
Non ! paniqua-t-il. Il sortit son revolver avec urgence ; un coup de feu éclata ses tympans la seconde d'après. Mais Gustave n'avait pas appuyé sur la détente. C'était Léa qui s'était avancée et avait abattu ce bonhomme d'une balle dans le cœur.
— Un fusil à sa ceinture, expliqua-t-elle, les dents serrées.
Ce tir est propre..., pensa-t-il, estomaqué. Pile là où il faut. Elle a vraiment retrouvé la vue. Quelques semaines, vraiment ? Ou plus d'un mois ? Quel délai il me reste ? Est-ce qu'Harriet aura préparé son deuil ? Elle aura toujours besoin de nous une fois Léa morte ?
— C'était moins une, exhala-t-elle d'ailleurs.
— Yo ! s'écria alors Harriet, deux étages plus haut. 'se passe quoi, là ?!
Son amie posa un regard perçant sur Gustave, puis leva la tête vers son amie.
— Un brigand, expliqua-t-elle.
— Alors rentre, imbécile ! Le vioque, toi aussi : tu traînes toujours de la patte ! Ces jeunes, de nos jours, ragea-t-elle.
Là-dessus claqua-t-elle sa fenêtre.
Un court silence s'abattit sur Léa et Gustave. Ils se scrutèrent avec la même méfiance, le même ressentiment. Si elle le suspectait de quelconques crimes, si elle avait braqué un fusil sur lui, pourquoi le sauver ? Elle avait tiré par automatisme, et ce n'était pas dû à ses caractéristiques de robot.
La moindre parole aurait été futile. Ils ne voulaient pas la mort de l'autre ; mais à partir de ce pauvre instant, tous deux surent que leurs doutes étaient réciproques.
***
Il a vu, pensa Léa, le cœur battant à tout rompre. Ça. Mes faiblesses. Il les a vues.
Là-dehors, il faisait nuit noire ; elle distinguait tout juste les ombres des meubles de sa chambre, et des acouphènes brisaient le silence enveloppant l'immeuble.
Ce gars est pas net, je le vois ! Pour Harriet, comment je vais faire ? Ses yeux se posèrent sur le petit bloc sombre que formait sa radio.
En deux putains de semaines, alors qu'il sait qu'il peut me tuer sans problème – comment je vais faire ?!
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top