Chapitre 12
Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 28 décembre 2077
— Meng ! grogna Hua. Il est tout juste huit heures du mat'...
Et là cessèrent ses paroles.
La sombre humeur de l'enfant engloutissait toute la pièce ; Boudin même se hérissait peu à peu, ses yeux ronds braqués sur la cyborg. Celle-ci avait déjà déjeuné, s'était déjà toilettée et attendait désormais le jeune homme manteau sur le dos. Tout cela, en dix minutes chrono – sa détermination était telle qu'elle laissait Hua sans voix.
Que quelqu'un m'aide. Si je ne trouve pas un compromis, Meng va me fusiller !
Comment expliquer à une enfant que, là-dehors, quelqu'un traquait et abattait des cyborgs ? Comment formuler un tel avertissement sans trahir la vraie nature de Meng ? Léa lui avait rapporté qu'elle semblait douter de son identité, mais rien n'était perdu, il pouvait toujours lui prouver qu'elle était humaine avant tout. Il y croyait dur comme fer, la partie n'était pas finie et ses mensonges n'allaient pas être exposés avant leur date limite.
J'ai juste à tenir trois ans..., pensa-t-il, sous pression. C'est quand même pas si dur, face à une enfant ! Ou bien je la sous-estime ? Sa génération, est-ce qu'elle est dotée d'une intelligence supérieure ? La panique le rongea peu à peu.
Mais alors que Boudin feulait et que Harriet grognait face à son café, Gustave se releva de ses couvertures. Gustave mit son pied valide par terre. Gustave se leva.
Envolée, la profonde peur de Hua ; ne restait plus qu'une stupéfaction sans nom.
— Ouah, laissa tomber Harriet. Ça va, Gugu ?
— Je voudrais me reposer – c'est impossible si une dispute éclate ici. Donc, je vais faire l'effort de me redresser et de te parler, Meng.
Cette dernière se tourna vers lui, peu rassurée. Le père de famille semblait aussi fin qu'un ours tiré de force de sa tanière, là où il avait toujours ressemblé à un vrai clochard. Bordel, il doit être sacrément irrité ! s'affola Hua.
— Si un chien errant te sautait dessus de nulle-part, posa Gustave, est-ce que tu saurais t'enfuir à temps ?
— Qu'est-ce que tu dis ? chevrota Meng.
— Je prends ça pour un non. Alors, si un ou une adulte braquait un fusil sur toi, tu pourrais esquiver son tir ?
— Gustave ! siffla Hua.
— Je parle à Meng, pas à toi.
Il se tut ensuite un instant, à scruter la cyborg de ses yeux cernés ; puisqu'elle se murait dans un mutisme glacial, il rouvrit la bouche.
— C'est aussi un non. Tu ne peux fuir ni les chiens errants, ni les meurtriers. Et là-dehors, il y a des meurtriers.
— Mais ils ne viendront pas vers moi...
— Et si ton frère se fait abattre ? balança-t-il de but en blanc.
Cette fois-ci, il lui cloua pour de bon le bec – non sans glacer Hua jusqu'au sang. Harriet même béa à s'en décrocher la mâchoire.
— Hua a dit qu'on t'a poursuivie à Paris. Et à Rennes, alors ? Donc, tu ne peux pas jouer dehors. Tu comprends, maintenant. Cesse tes caprices...
Mais Meng jeta rageusement sa peluche sur le plancher. Hua se releva sans attendre et se saisit de son bras ; elle se dégagea sèchement, sans détacher une seule fois de Gustave son regard mi-apeuré, mi-colérique.
— Et tu veux que je fasse quoi, alors ? tremblota-t-elle. Si je peux pas aller dehors, je fais quoi ?!
— Tu joues à l'intérieur.
— Tu risques pas d'être crevé, Gustave ? intervint Harriet, méfiante.
— Elle sera fatiguée. Va donc jouer avec Hua...
— Je veux pas jouer avec Hua, siffla-t-elle, car il veut rien faire non plus.
Ces mots le heurtèrent de plein fouet. Pris au dépourvu, il étudia d'abord Meng, puis lança une œillade désespérée à Harriet. Celle-ci montra son talkie-walkie et ses tableaux : elle ne pouvait pas quitter sa table. Elle avait trop de travail sur le dos.
Léa... ? Non, c'est une Humanoïde. C'est trop dangereux, Meng pourrait dénicher des similitudes entre elles deux ! Mille idées se déchaînèrent dans son crâne : donner des jouets à Meng, la laisser tenter de faire la cuisine, lui confier Boudin. Mais Meng ne voulait pas jouer seule et Boudin semblait effrayé, à se terrer derrière Harriet, la queue battante ; et la laisser manipuler des ustensiles de cuisine était dangereux.
— On joue à cache-cache, grogna alors Gustave.
Ses paroles muselèrent tout le monde ; même Boudin cessa de cracher. Gustave s'était extirpé de ses couvertures, levé et confronté à l'insupportable crise de Meng. Et voici qu'il lui proposait un « cache-cache » ?
Hua, du coin de l'œil, vit Harriet sortir un petit papier de sa feuille et inscrire quelque chose. Elle servit ensuite au jeune homme un sourire assuré, bien que toujours teinté par son épatement. Il laissa donc tomber la partie. Aussi insolite la proposition de Gustave était-elle, il leur offrait là une occasion en or.
Il savait ce que c'était, d'être père ; et aussi lent allait-il être durant ce cache-cache, il allait pour sûr balayer l'ennui et les colères de Meng. Alors, ils le laissèrent compter jusqu'à cent puis partir à la recherche de la jeune cyborg. Il n'en semblait pas enchanté ; cependant, le jeu semblait en valoir la chandelle.
Une fois Meng calmée, sa tranquillité, il allait pouvoir la savourer toute la journée durant.
— Ce vioque me fait flipper, marmonnait Harriet deux heures plus tard. Je savais que c'était un flemmard, mais de là à ce qu'il élabore des stratégies pour mieux se tourner les pouces ensuite...
— On a au moins la preuve qu'il n'est pas un enfoiré, songea Léa. Hua, ça va ? Tu es pâle.
L'intéressé but une seconde gorgée de son thé désormais froid. Depuis que Harriet lui avait proposé une boisson chaude, il n'avait plus quitté sa chaise. Parfois, il entendait Meng rire et Gustave marcher en boitant. Au début, il s'était demandé quelle mouche l'avait piqué ; désormais, il ne réfléchissait même plus.
— Je l'ai élevé au grade de connard tout court, annonça alors Harriet.
— C'était donc ce que tu écrivais sur ton papier, énonça-t-il d'une voix blanche.
— Exact !
— Attends, Harriet, laissa tomber Léa. Tu as créé des grades de saloperie ?
L'intéressée la gratifia d'un air mesquin.
— J'étais une vraie enflure ; maintenant, une enfoirée de première classe. Hua est un connard de troisième rang, et j'hésite à rétrograder Meng.
— Elle n'a rien fait, protesta aussitôt Hua.
— Mis à part péter un boulon trois fois par jour et entraver mon travail ? Hua, je t'apprécie beaucoup, mais tu me désespères lorsque tu adules Meng...
Elle s'arrêta au beau milieu de sa phrase d'un air étonné. Hua détourna la tête, les dents serrées.
— Yo, Hua, pourquoi tu rougis ?
— Je ne rougis pas, cracha-t-il.
— Ah, bon. Léa, pourquoi il rougit ?
— Tu as dû le flatter.
— Les jeunes, de nos jours..., soupira-t-elle.
Elle leva mollement une main, l'air de dire « oublie mon compliment, concentre-toi sur mon reproche ». Léa, à côté, cacha son léger sourire derrière son verre d'eau. Puisque leurs yeux se détachaient de Hua, il parvint enfin à expirer dans l'espoir de se calmer. Chez les Officiels, jamais ne lui avait-t-on sorti « je t'apprécie beaucoup » ou une quelconque variante. Pourquoi créer une organisation aussi froide ? Pour mieux nous soumettre ? Mais le bas-monde gronde, à Paris. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'on se retrouve de nouveau sans gouvernement.
Plus il côtoyait Harriet et Gustave, plus il réalisait que le monde des Officiels l'avait étouffé. Il goûtait désormais à la liberté de penser, de parler, d'agir. Cela était peu cher payé, contre quelque travaux dans un métro.
Passer de gardien de prison d'Humanoïdes à constructeurs d'abris pour fuyards et « oubliés » semblait changer sa vie du tout au tout – et cela, grâce à Harriet. Car sans elle, il serait resté coincé dans sa rigueur excessive et la méfiance l'ayant tant étranglé après sa fuite. Même si des crimes bousculaient Rennes, Harriet et Gustave gardaient Meng en sécurité sans dévoiler sa nature de cyborg.
Jusque-là, il n'avait pas osé sortir un quelconque « merci ». Il continuait de grommeler sur ceci et cela. Mais un jour, et puisqu'il se sentait si reconnaissant pour la sûreté qu'elle lui offrait...
— Cheffe, s'éleva soudain une voix parasitée.
Tous trois se raidirent aussitôt ; Hua, lui, ne cacha pas son horreur. Il savait ce qui allait suivre. il ne souhaitait pas l'entendre. Toutefois, il n'y échappa pas, car la vérité allait toujours lui revenir en pleine tête.
— Un autre décès d'Humanoïde près de République !
***
Gustave gravit laborieusement une marche. Le rire clair de Meng résonna dans la cage d'escaliers, agressant ses oreilles au passage. D'une façon obscure, ce cache-cache s'était transformé en loup touche-touche, et l'ancien père de famille peinait déjà à suivre la cadence de la jeune Humanoïde.
— Meng, grogna-t-il, je ne peux pas courir.
— On a fait une heure de cache-cache ! Maintenant, chat perché !
— On fait un chat perché... ? Ça, c'est une nouvelle...
Il leva les yeux vers le haut de la cage d'escalier. La fine lueur de ce matin enneigé en striait les vieux murs gris, non sans mettre en lumière la poussière qui dansait plus haut. Trois étages au-dessus, il vit Meng baisser brièvement la tête par-dessus la rambarde, pour se cacher aussitôt plus loin.
Trois étages, bon sang. Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Cette cyborg semblait inépuisable. La jambe de Gustave avait beau guérir, il s'appuyait toujours ridiculement sur une canne. Je suis devenu un vieux papi, c'est ça ? Foutu virus...
Et ces pensées de le percer en plein cœur. Il leva d'un coup le menton, ignare de la douleur agressant son cou ; ses yeux piquants scrutèrent les moindres recoins du niveau où s'était trouvée Meng. Il entendait toujours sa petite course enjouée et ses exclamations joueuses.
Mais dans son crâne, le visage de sa propre fille assassinait celui de l'Humanoïde.
Quelle absurdité : lui, grand-père ? Il pouvait toujours rêver. Or, des rêves, il n'en pouvait plus. Brest était une tombe, et des tombes, seuls des asticots en naissaient. Au contraire de son propre enfant, Meng bougeait, riait, pleurait, rageait.
Gustave la suivait-il dans l'espoir de goûter de nouveau au rôle de père ?
Meng est une cyborg, se répéta-t-il difficilement. Elle ne peut pas changer son corps ; elle ne peut pas enfanter si elle le souhaite ; elle souffre d'une date de péremption qu'elle tente toujours d'ignorer. Programmée de la tête aux pieds, de sa naissance à sa mort... Qui voudrait d'un tel enfant ?
Depuis sa rencontre avec des Humanoïdes enchaînés aux Officiels, il s'était promis de ne jamais s'attacher au moindre robot. Meng n'allait pas faire exception. Ce jour-ci, il ne jouait avec elle que pour avoir la paix ; et il allait rester fidèle à ses principes, car Dieu seul savait quand elle allait se réduire en poussières.
Cependant..., pensa-t-il, le poing serré. Si elle y passe avant ses trente balais, je ne me le pardonnerai jamais.
— Donc ? posa-t-il platement le soir même.
Hua, Harriet et Léa s'étaient éclipsés tout le jour durant ; ils rentraient tout juste dans le studio que Gustave s'était attelé à balayer et dépoussiérer. Meng dormait sur son matelas, Boudin niché dans ses bras. Le calme olympien ayant envahi la pièce, Harriet le brisa sans le moindre égard pour Gustave.
— Autre mort vers Répu', lâcha-t-elle. Un Humanoïde, mais ses vêtements étaient déchirés. C'est un acolyte de Mémé qui l'a vu se faire déchiqueter par des chiens. Il y avait une personne qui attendait pas loin avec une bassine...
— Personne ne l'a attrapée, siffla soudain Hua.
Il tira sèchement une chaise à lui ; une sourde colère mêlée de peur tordait ses traits. Harriet même avait gratté le contour de son pouce, remarqua Gustave. Ces deux-là aimaient des Humanoïdes, et ils en payaient désormais le prix.
— Des Officiels ? supposa le père de famille.
— Ils veulent des capteurs, pas de la poussière, déglutit Léa.
— La poussière aussi doit valoir une fortune, alors. Peut-être que les Officiels ont changé de plan...
— Un troisième parti peut être impliqué, soupira Harriet. Les Officiels ne se comporteraient pas comme ça, n'est-ce pas ?
Court silence. Elle scruta d'abord ses trois autres locataires, avant de s'affaler sur un siège.
— N'importe quoi, ricana-t-elle. Je ne connais rien des Officiels, moi ! Si quelqu'un a des infos, je suis preneuse...
Mais Hua, Gustave et Léa se regardèrent un instant. Qui était la taupe ? Qui vendait la position des Humanoïdes et envoyait des animaux errants pour les assassiner ? Que l'un d'entre eux pointe qui que ce soit du doigt, et leur groupe allait éclater en mille morceaux. Et puisque cela restait leur dernier souhait, personne ne répondit.
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