Chapitre 1

Rennes, Ancienne Nation de Bretagne, 25 septembre 2077

Comme tous les jours, Harriet ne savait quoi faire. Comme tous les jours, elle déambulait sans but dans son pauvre appartement de rien, l'un des seuls survivants de la place Sainte-Anne. Et comme tous les jours, d'anciennes feuilles imprimées de journaux en ligne happèrent ses petits yeux.

Harriet n'avait pas d'histoire. C'était un conte sans nom, plat et monotone. Alors, elle se contentait de contempler celle des Hommes. Et, comme tous les jours, elle la trouva si accablante qu'elle s'affala sur son lit grinçant et tout dur en lui riant au nez.

« 12 janvier 2038 : Science-fiction devenue réalité ? La légalisation de cyborgs soldats divise l'Assemblée Générale Française. »

« 31 décembre 2047 : Les Humanoïdes d'Europe libèrent leurs camarades humains – levez vos armes à la République Européenne ! »

« 14 février 2064 : Après quatre ans de bataille acharnée, les Humanoïdes de Bretagne gagnent l'Indépendance de notre Nation ! »

« 26 mars 2064 : Une Europe en chute libre ? Les citoyens prennent les armes suite aux Feux d'Artifices des Humanoïdes Périmés. »

« 17 juillet 2066 : Aux armes : la Gaule ouvre le feu sur notre Nation ! »

« 20 septembre 2066 : Bombe nucléaire sur Bruxelles, les USA et la Russie s'affrontent en plein air. »

« 1er janvier 2067 : Ici Humanoïdes. Prenez refuge. Monde rasé, article éphémère. Imprimez et diffusez. »

« 12/12/67 : fuyez »

« Fuyez ». Tous avaient fui. Quoi d'autre, après quarante ans de bras-de-fer politique ? Le pauvre monde que Harriet avait connu, il était passé de la France à l'Europe à la Bretagne à rien du tout. « Fuyez » avait été le dernier article jamais publié, rafistolé par ces robots – ces « Humanoïdes » – créés bien avant sa naissance. Depuis, les informations ne circulaient plus que de bouche à oreille.

Paraissait qu'au-delà des frontières de Rennes, le monde n'était plus qu'un désert. Paraissait aussi que Harriet était seule, ici. On semblait toujours se chamailler, poussé par une profonde soif de pouvoir et de vengeance, à tenter de reconstruire de pauvres Nations ou Royautés ou Empires. Mais Harriet, elle ne connaissait qu'un habitat bancal aux briques à découvert, et une cité en ruines délaissée depuis bien longtemps déjà.

Du haut de ses vingt-huit ans, sa solitude la brûlait à petit feu. Elle n'avait croisé qu'une poignée d'humains de passage et des groupes libres d'Humanoïdes fuyant d'un territoire à l'autre. La dernière fois qu'elle en avait hébergés remontait à deux bonnes années. Elle qui avait connu des parents si sociables, avec des oncles, tantes, frères et sœurs si sociables, allait donc vivre seule avec son chat jusqu'à...

— Eh ! Vous êtes là ? Vous êtes vivants ?!

Harriet bondit derechef de son matelas et se rua vers sa fenêtre ; ses pieds s'emmêlèrent dans les tas de conserves empilés sur le plancher bancal. Elle s'écrasa le nez contre la vitre, laquelle vibra un long moment. Mais même si elle lui brûla la peau, même si le soleil de plomb de septembre crama ses rétines, elle ouvrit sa fenêtre avec précipitation. Une amère odeur de poussière et de goudron fondu assaillirent ses narines ; ses yeux scrutèrent feu la place Sainte-Anne.

Pierres écroulées, barrières métalliques tordues, lierre sauvage qui grignotait les quelques façades toujours debout. La station de métro ne se résumait plus qu'à un trou béant et ses trains s'étaient depuis longtemps écrasés sur le côté, toujours blessés de centaines d'impacts de balles.

D'où, d'où venait la voix l'ayant hélée ? Elle chercha dans un espoir ayant violemment ressurgi, pour ne croiser qu'un chien aux côtes saillantes. Oh, j'ai halluciné ? Sa déception était telle qu'elle se laissa glisser contre la cloison fripée de son excuse de salon.

Puis, une démarche boiteuse résonna dans la cage d'escalier de son immeuble. Son cœur remonta dans sa trachée : elle se saisit de son court fusil en haletant d'avance. Néanmoins, on ne défonça pas sa porte au métal tordu. Non, on frappa dans la plus grande gentillesse.

Ce simple geste la cloua sur place.

— Je m'excuse platement si je vous dérange..., hésita une voix rocailleuse. Mais votre fenêtre était la seule lavée... Peut-être que je ne parle qu'à moi-même, et que j'ai halluciné. Peu importe. Passez une bonne journée, alors.

Cette fois-ci, on s'éloigna d'un pas traînant et empestant la désillusion. Ce sentiment heurta Harriet de plein fouet. Elle enfila en vitesse son gilet pare-balles, pour frapper contre son battant de fer, les tripes nouées.

— Il y a quelqu'un ?! s'émerveilla de nouveau cette personne.

— Votre nom. Votre âge. Votre statut.

— Pardon ! Pardon, vraiment, navré. Gustave, quarante-six ans, juste un fuyard. Ma fille est normalement à Brest, se mit-il à raconter, et je dois passer par Rennes – mais quel désert, si vous saviez. Je n'ai croisé qu'une antenne radio !

Harriet ravala sa furieuse envie d'interagir et d'ouvrir son entrée et de laisser ce père de famille squatter son studio.

— Prouvez votre engagement, trancha-t-elle à la place.

— Tagada Juice Super Frigadan !

Le code actuel de Rennes, réalisa-t-elle. Son soulagement fut tel que ses poumons décompressèrent d'un coup. Elle abaissa sa poignée et ouvrit à ce bougre, car elle n'avait plus rien à perdre. Et puis, il avait sorti le mot de passe qu'elle avait créé deux semaines plus tôt. Enfin quoi, c'était les paroles qu'il fallait prononcer pour assurer son honnêteté ; elle les avait gravées sur quelques panneaux, dans l'alphabet propre aux « fuyards », aux « abandonnés ».

Des Officiels étaient incapables de le décrypter, car Harriet était tout de même sacrément douée, et ses confrères et consœurs aussi.

Sa porte lui découvrit un petit gugusse bronzé, au chignon poivre-et-sel gras et hasardeux. Sa face boudinée refléta une fascination sans nom ; un peu plus, et la jeune femme aurait cru qu'il voyait un humain pour la première fois de sa vie.

La vraie question est plutôt : depuis combien de temps est-il seul ?

Il la remercia un nombre incalculable de fois malgré la fouille qu'il subit et n'osa pas même s'asseoir sur l'un des coussins déchirés de Harriet. Naturellement, il refusa toute boisson ou nourriture, car on ne savait jamais quelle drogue ou quel poison tout un chacun pouvait y glisser. Dans un tel monde, on n'échangeait des services qu'au bout d'années de fréquentation.

Harriet puisait ses réserves grâce à une autre femme coincée dans l'ancienne bibliothèque de Charles de Gaulle. Elles se retrouvaient tous les vendredis, encapuchonnées, vivres et argent en mains ; et c'était tout. Elles ne s'offraient pas la moindre parole, ne dévoilaient pas la moindre parcelle de peau. Que l'une rate leur rendez-vous et l'autre allait la considérer comme morte et enterrée.

Elle ne dévoila pas l'existence de sa camarade à ce petit Gustave tout ramassé sur lui-même. Toutefois, lui bavassa comme jamais on avait bavassé dans la plate vie de Harriet. « Je viens de la Corse Indépendante » ; « ma famille a fui car la République du Sichuan est venue » ; « ma fille, elle est toujours à Brest, je le sais ».

Il le savait. Comment ? Plus rien n'était sûr, dans ce monde ravagé. Alors, l'espoir aveuglait-il ce bonhomme ? Avançait-il à tâtons, souffrait-il de stress post-traumatique, suivait-il une route sans sens aucun en se persuadant qu'elle avait une fin ? Pire, était-il con comme un balai ?

Harriet ne le savait plus, car Harriet était restée seule tant de temps. Gustave, elle s'en méfia autant qu'elle s'en réjouit. Jamais son revolver ne quitta sa ceinture, mais elle lui offrit tout de même une couverture.

Puisque lui avait une destination propre, il n'allait probablement rester que quelques jours. Cela était si peu, comparé à deux ans ; mais au moins une source d'informations et de ressources avait trouvé Harriet. Et une source d'argent, aussi, car je ne peux pas balancer des conserves gratos.

Installée sur son lit face à des haricots rouges et froids, elle lâcha enfin la question qui la taraudait depuis l'arrivée de ce Gustave. Le soir était tombé, silences et discussions s'étaient enchaînés ; à la seule lumière frétillante de son néon portable, et puisque l'obscurité cachait sa face, elle pouvait bien se permettre de mettre les pieds dans le plat.

— Le monde, comment il se porte ?

Gustave se raidit aussitôt, le teint soudain crayeux. Des mauvaises nouvelles, c'est ça ? Allez, je m'y attendais – balance la sauce, mon grand.

Il déglutit enfin, souffla un coup et se jeta à l'eau.

— La Chine n'existe plus, raconta-t-il d'une voix basse. Ses régions aussi ont réclamé leur indépendance. Les USA et la Russie ont cessé le feu car aucun n'a plus les moyens de continuer leur guerre. Depuis combien de temps, madame, n'êtes-vous plus informée des aléas du monde extérieur ?

Elle tourna une face renfrognée vers sa fenêtre. Comme tous les soirs, d'épais nuages cachaient la Lune et les étoiles. Elle les avait vues, une fois, lorsqu'elle était enfant – depuis, la Voie Lactée n'existait plus que sur papier.

— Deux ans, grogna-t-elle, peu fière.

— Ça va, alors, s'étonna-t-il. Ils ont mis fin à leur guerre il y a un peu plus d'un an, et les avancées sur les Humanoïdes ont complètement cessé. Maintenant, tout le monde tente de réparer les pots cassés dans son coin. Les cyborgs, eux, ne connaîtront aucun congénère, car la production est à l'arrêt. Ils périmeront seuls...

— Je ne vous ai pas accueilli pour recevoir un discours pessimiste, l'arrêta-t-elle. Je ne veux que des faits.

Il leva une main.

— D'accord ! D'accord, pardon. Donc, plus de guerre géante, plus de robots, plus de bombes atomiques. Maintenant, chaque région se débrouille dans son coin – le Poitou, par exemple, connaît un sacré succès et beaucoup de fuyards s'y rendent. Mais peu, bien peu de personnes viennent en Bretagne.

— Oh, je l'ai constaté, railla-t-elle.

Gustave se frotta la nuque, peu à l'aise.

— Donc, toussota-t-il, il n'existe toujours pas de journal « officiel », Internet n'a pas été rétabli, les chaînes de distribution sont locales... Seul le Poitou a pu réinstaller des lignes téléphoniques. Le reste fonctionne par radio. Comme ici à Rennes, je suppose ?

Elle acquiesça simplement. Malgré son enthousiasme à voir enfin une entité en chair et en os, elle rongeait son frein, car on n'était jamais trop prudent dans ce monde.

— Oui. Radios, échanges de vivres, c'est tout. Les Officiels, détourna-t-elle, qu'est-ce qu'ils font ?

— Ils traquent les derniers Humanoïdes...

Son triste soupir alerta Harriet ; elle effleura son fusil, à fleur de peau. Toutefois, cet homme ne l'attaqua pas, ne cria pas, ne dégaina pas une arme qu'elle aurait manqué dans sa fouille. Vraiment, il raconte juste ce que je lui ai demandé. Ses muscles se détendirent donc ; sa vue bien réduite s'éclaircit de nouveau.

— Pourquoi les traquer ?

— Ils sont faits de capteurs, et de matériaux précieux. Les Officiels souhaitent les récupérer avant leur mort pour puiser dans leurs ressources...

Une profonde horreur frappa Harriet : l'urgence la tira d'un coup de son matelas.

— Mais ils vont les dépecer vivants ! siffla-t-elle. Ça a beau être des Intelligences Artificielles, ça reste des robots humains, ou des humains robots, je m'en fous, mais des Humanoïdes !

— Pourquoi vous mettre autant en colère ? hésita Gustave.

Elle s'arrêta derechef, pour se raidir de pied en cap. Non, elle ne devait pas se montrer impulsive et cynique dès sa première rencontre avec quelqu'un, ou elle allait encore rester seule des mois et des mois. La seule personne ayant accepté d'entendre ses railleries était une Humanoïde même – et de l'imaginer se faire retirer ses capteurs... Cette image la violentait trop.

Bon, ainsi va le monde..., se força-t-elle à penser. Et puis, je ne la reverrai plus jamais. Elle se rassit plus calmement et éradiqua peu à peu le reste de colère continuant de grignoter ses entrailles.

— Car c'est absolument honteux, posa-t-elle donc.

Le quadragénaire hocha la tête, peut-être de stupeur, peut-être d'approbation, ou des deux.

— Oui, ça l'est. Mais comme on dit, à la guerre comme à la guerre. Ils font ce qu'ils peuvent.

— L'éthique n'existe donc plus, sur Terre ? maugréa-t-elle.

Puis, elle se musela dans la seconde. Non, non, rien n'allait, elle devait mitiger son caractère et ses paroles.

— Je veux dire... C'est regrettable, se rattrapa-t-elle.

— Pour sûr aussi. Je ne sais quoi en penser – mon unique but est de retrouver ma fille à Brest..., répéta-t-il d'un timbre bien triste.

Les USA et la Russie ont arrêté de se chamailler, la Chine s'est divisée, le Poitou fait un tabac et les Humanoïdes vont passer leur retraite en Bretagne, résuma-t-elle. Son locataire continua de babiller que savait-elle ; elle ne lui tendit qu'une oreille bien distraite, car ne l'habitaient plus que d'amères réminiscences.

Léa, son amie aux os de métal et à la cervelle humaine qu'elle avait hébergée des mois durant... Où était-elle allée ? Allait-elle passer sous les mains pouilleuses des quelques péquenots tentant de régner sur le monde ? Elle est allée à Brest, elle aussi ? pensa-t-elle avec ironie. Gustave la croisera peut-être...

Non, réalisa-t-elle soudain. Se rendre à Brest relevait du fantasme, car Brest n'existait plus. Les eaux avaient submergé toute la ville ; on la surnommait désormais l'« Atlantide éco-plus ». Gustave le sait ?

— Gustave. Vous savez ce qui est arrivé à Brest ?

Il se figea bien vite ; avait-elle touché une corde sensible ? Lui qui était si renseigné sur le monde ne savait rien de la Bretagne ? Nous sommes donc une contrée oubliée, nous, les bretons ?

— Je sais, abrégea-t-il. Harriet, j'ai besoin de me reposer. Je vous souhaite une bonne nuit...

— Attendez, lança-t-elle spontanément. Combien de temps vous comptez rester ?

— Ah...

Il tendit sa jambe dans un sourire grimaçant ; là seulement remarqua-t-elle ses bandages.

— Je suis tombé dans les environs de Rennes, rit-il nerveusement. J'ai besoin d'un peu de temps pour que ma plaie se referme. Ne vous en faites pas, je partirai demain matin...

— Non, restez. Là-dehors, il y a des brigands. Je vous demanderai juste quelques pièces pour l'hébergement, vous ferai une réduction car vous êtes blessé, et voilà. En fait, je ne vous demande pas votre avis. Bonne nuit. Ah, et on peut se tutoyer ? Ça me met mal à l'aise. Il se peut que je sois un peu désagréable par moment...

Mais s'il-te-plaît, ne me laisse pas seule aussi vite. J'ai besoin de thunes, mon chat ne suffit pas pour me distraire, la solitude est mortelle, je n'ai rien à foutre de ma vie. À son plus grand soulagement, Gustave lui servit un sourire aux dents jaunâtres.

— Bien évidemment.

En ce vingt-cinq septembre 2077, la solitude de Harriet s'éclipsa enfin.

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