Chapitre 6

Nantes, quelques instants plus tôt, 20 mars 2027

Un lourd choc réveilla Charlie. Il ouvrit les paupières, plus blasé que jamais. Les voisins, encore, mais à dix heures du mat' ?

Ils ne lui avaient laissé que quelques heures de sommeil.

Il se recourba dans ses couvertures en grognant, ses longs cheveux devant sa face ; au même instant, un second bruit le secoua. Sérieusement agacé, il se leva d'un bond, enfila ses chaussons et un t-shirt et s'apprêta à débouler hors de son trois pièces...

... avant de se figer sèchement.

Non, les voisins n'avaient rien à voir là-dedans. Des coups, puis un petit cliquetis, puis des chuchotis s'élevaient de sa cuisine. Ses entrailles se tordirent aussitôt : des intrus dans sa maison, vraiment ?

Si c'est l'un des Quatre... Théorie vérifiée dès qu'on mentionna « piratage » et « hacker ». Qui est-ce qu'il venait d'espionner ? Joseph Jordan, bien entendu !

D'innombrables frissons malmenèrent son échine. Il courut en silence jusqu'à son armoire, se fit un chignon à la va-vite, enfila un casque de moto et autre manteau puis se tourna vers ses téléphones.

S'ils fouillaient son smartphone, ils allaient tracer Akane.

De même pour son Nokia.

Mais s'il les prenait avec lui, ils allaient le retrouver lui, le choper et peut-être remonter jusqu'à elle.

Un sourire tremblotant se dessina sur ses maigres lèvres. Il ôta la batterie de son Nokia actuel pour se servir de son second, celui de secours qu'il s'était procuré ; et son portable, il le cassa en deux puis le glissa avec précaution dans ses toilettes.

Son PC avait enregistré l'activité de Joseph et ces gars peinaient toujours à naviguer dans le bordel qu'était sa cuisine ? Il récupéra son disque dur externe. Cependant, le temps lui était compté : ces intrus venaient d'ouvrir son débarras. Sa chambre avait beau être protégée d'une interface tactile...

Pas envie qu'ils me trouvent, paniqua-t-il. Ses gestes se firent de plus en plus frénétiques. Faire son lit, ranger ses affaires, faire mine qu'il n'avait pas dormi là cette nuit-ci. Réduire en miettes les composants de son PC et les mettre également dans ses toilettes.

— Je crois que j'ai trouvé le code..., souffla une voix féminine.

Un bip la contra dans la seconde. Charlie se figea, le sang glacé dans ses veines. Le monde commença à tourner autour de lui, il étouffa dans son casque opaque.

— Cette personne n'y est pas allée de main morte niveau sécurité.

— Si c'est un ou une pirate...

— De l'activité dans sa chambre ?

Court silence. Charlie prit avec lenteur ses papiers et ses clés.

— « Cassé » dit que c'est une femme, reprit cette nana.

Brice Nice est derrière cette connerie.

— Qu'est-ce qu'on en a à faire ? On défonce cette porte.

— Non, il ne faut pas attirer l'attention des voisins...

Et si Charlie l'attirait à leur place ? Il y songea un court instant. Il lui restait une minute peut-être avant qu'ils parviennent à entrer dans sa chambre.

Il ouvrit sa fenêtre avec soin et composa le numéro de la police. Dès qu'ils décrochèrent, il débita toutes les informations nécessaires puis hoqueta faussement dans un « ils sont entrés, mon dieu ils sont entrés ! » terrifié.

Une brigade se mit derechef en route. Dans un dernier élan de courage, Charlie tira sa chasse d'eau, prit sa tringle à rideau et heurta le plafond dans un puissant « à l'aide ! » déchiré. Dès que ses voisins bruyants s'affolèrent à leur tour, il mit la sécurité maximale sur sa porte d'entrée et se barra fissa par sa fenêtre, qui subit la même sécurité blindée comme pas deux.

Il préférait largement s'écrabouiller par terre que se faire kidnapper par ces tarés. Et vous, bon courage pour sortir de ma maison.

Il dut s'accrocher à un premier balcon plus bas ; une petite fille, au travers d'une baie vitrée, le regarda avec des yeux ronds pendouiller à la barrière de la terrasse. Charlie souffla un coup, se laissa tomber une seconde fois et arriva enfin à deux mètres du sol.

Il bondit là-dessus, grimaça quand ses semelles étouffèrent sa chute et étudia le parking de son immeuble. Quelqu'un attendait à la grille – heureusement, il ne l'avait pas remarqué.

Le jeune homme sortit donc tranquillement des fourrés, entra dans le parking sous-terrain, s'installa sur sa moto et sortit à une vitesse tout à fait légale. Cet autre intrus, ce surveillant, ce superviseur du kidnapping qu'il avait manqué de subir, ne lui jeta qu'un rapide coup d'œil sans intérêt aucun. « Oh, un lambda qui passe », qu'il se disait pour sûr.

Lorsque le hacker prit la route, une brigade arrivait déjà à pleine vitesse. Il les vit barrer tout un périmètre, arrêter le bonhomme au grillage et se déployer partout. Bon dieu, ils prennent la chose au sérieux !

Seuls le ronronnement de son moteur et le vent glacé qui s'infiltrait dans son manteau l'accompagnèrent ensuite. Post-action, un lourd poids malmenait son estomac. Il aurait pu crever. Souffrir. Trahir la position et les actions d'Akane.

Mais je me suis extirpé de là.

Un périphérique plus tard, il s'engagea sur l'autoroute vers Niort. Il allait peut-être remonter en Bretagne plus tard, et ce si sa camarade au visage inconnu le jugeait nécessaire. Même s'il ne voyait pas où aller du reste, c'était au moins ça.

Sa chère moto avala bien des kilomètres avant que Charlie se juge hors de danger. Il s'arrêta sur l'aire d'autoroute la plus utilisée du monde, au milieu d'un très vaste parking ultra fréquenté, puis retira son casque et composa le numéro d'Akane.

Je vous en supplie, faite que je n'aie pas foutu la merde.

***

Bruz, périphérie de Rennes

Et merde ! Akane fonça droit dans sa chambre.

— Où et quand ? trancha-t-elle en enfilant des bottes.

Chez moi il y a une heure.

— Tu as fait quoi ?

Je suis sorti et je me suis taillé loin de Nantes.

— Situation actuelle ?

J'ai pris mon Nokia de réserve et les données, défoncé mon smartphone et mon PC, pris deux-trois affaires et foncé en direction de Niort. Là, je suis sur une aire bondée.

Elle frappa un mur, la poitrine écrasée sous la pression et l'empressement.

— Caméras de surveillance sur ton parking d'immeuble ?

Oui. Il va falloir que je change de tenue et probablement de véhicule.

— Donne-moi ton numéro de compte, trancha-t-elle. Je te fais un virement immédiat.

Quoi ?! J'ai de l'argent sur mon second compte !

— File le numéro qui t'arrange le plus et ne discute pas !

Elle l'entendit prendre une inspiration saccadée avant de débiter toutes les informations nécessaires. Akane les entra en vitesse dans sa section « bénéficiaires ». Qu'il achète une voiture ou une bécane, une nouvelle combinaison ou pas, peu lui importait.

Tu es une tarée, rit alors Big Bro avec nervosité.

— Cool. Virement fait.

Merci... attends, trente mille balles ?! s'étrangla-t-il. T'es vraiment tarée !

— Mes chevilles vont enfler. Achète ce que tu veux, tu me rembourseras la différence. Tiens-moi au courant. Je peux partir de chez moi à tout instant.

Il raccrocha dans un bref « oui ». Akane resta un instant immobile devant son lit.

Ce gars s'était extirpé des doigts de plusieurs personnes sans se battre ? Elle avait affaire à un crack. Elle s'affala sur son lit et se prit la tête dans ses mains.

Un crack, oui, mais désormais en danger de mort.

— Akane... ? hésita la voix de Katsumi.

Elle posa son regard sur elle. Elle avait coiffé son éternelle mèche d'une épingle ; ses yeux bridés reflétaient tout de son souci.

— Big Bro a failli se faire enlever, soupira la française.

— Tu vas bien ?

Elle fronça les sourcils lorsque sa camarade s'avança et s'accroupit face à elle.

— C'est quoi, cette question ? Bien sûr que je vais bien. Faudrait plutôt se soucier de cet abruti.

— Tu...

Katsumi pinça les lèvres, pour baisser le menton.

— Rien, souffla-t-elle. Je t'accompagne s'il faut que tu ailles quelque part...

— Non plus : on laisse pas Oscar sans défense.

— Donc je reste là pendant que tu pars ?

— C'est l'idée. Yo, tire pas cette tête, lâcha ensuite Akane.

Laméricaine papillonna des yeux avec confusion : elle lui tira les joues d'un œil noir.

— Faut quelqu'un de joyeux dans l'assemblée, tu es joyeuse, ta joie peut être contagieuse, reste joyeuse, point final.

Court silence. Akane soutint le regard de Katsumi ; puis celle-ci laissa échapper court rire.

— Tu fais plus peur qu'autre chose, mais c'est la Akane que je connais.

— Me sors pas que j'étais différente ou je sais pas quoi, anticipa sèchement l'intéressée.

— Mais même toi, une telle situation te perturbe. Soit, je vais « rester joyeuse » et garder Oscar si tu m'en juges capable.

Je ne suis pas ta boss non plus...

Au bout d'un long silence, Katsumi détourna enfin son regard d'Akane et s'assit à côté d'elle. Elle ouvrit la discussion avec le reste du gang. La française y jeta un rapide coup d'œil.

Hiro, 12:02 : hey @Katsu hows france like?

Son cœur se serra. Hiro, elle s'en souvenait trop bien – en réalité, elle se rappelait de beaucoup de personnes. Mais après trois ans loin d'eux, lui comme les autres avaient dû l'oublier.

Après avoir écrit que le frigidaire d'Akane puait le fromage français, Katsumi se figea soudain lorsqu'une seconde notification fit vibrer son téléphone. Hiro qui venait en privé, remarqua Akane.

Hiro, 10:03 : how's Akane doin'?

L'intéressée baissa le menton, Katsumi balaya le message et ouvrit un jeu au hasard. Je n'ai rien vu, rien lu, pensa Akane en se retenant de soupirer. À son tour de naviguer sur son smartphone dans l'attente de nouvelles de Big Bro.

Oscar aurait déjà dû l'inviter à venir ici, mais leur cher hacker ne semblait pas au courant. Cette histoire, ces potentiels secrets, la crevaient d'avance. Son intérêt ne se tourna plus que vers son smartphone.

Elle priait pour que cette histoire finisse vite, elle en avait déjà ras la casquette. D'une, Oscar se trompait de personne. De deux, confronter sa tante ne la tentait que bien peu. De trois...

Non, je n'ai pas de « trois ».

Elle s'étala sur le dos, un bras au travers du visage. Que quelqu'un démantèle ces secondes, ces minutes tordant son crâne. Katsumi ne faisait plus que pianoter sur son clavier, et elle entendait Oscar marmonner que savait-elle. Et lui, qu'est-ce qu'il foutait ? S'il n'était plus en communication avec Big Bro, sur quoi se triturait-il l'esprit ?

La tête d'Akane tourna peu à peu. Elle se laissa porter par ses tripes nouées, sa nausée grandissante, la douleur à sa mâchoire à force de la contracter. Qu'est-ce qu'ils foutent tous... ? commença-t-elle à se répéter, le cœur comprimé.

Deux mains la secouèrent alors – Katsumi mettait son Nokia sous son nez. Akane se releva la bouche pâteuse ; elle s'était assoupie, réalisa-t-elle. Et on l'appelait sur ce vieux téléphone pourri. Elle décrocha en marmonnant.

C'est moi, s'éleva la voix de Big Bro. Pause goûter. J'ai loué une voiture. Où est-ce que tu veux que j'aille ?

Une pause goûter à midi ? Non, elle ne parvint pas même à le relever. À la place, elle se frotta le front, agacée. Pourquoi lui demandait-on toujours tout ?

S'il vient à Rennes, on sera tous grillés, se força-t-elle néanmoins à réfléchir. Mais d'un autre côté, il n'aura pas de protection s'il se fait attaquer. Du moins si on le trace...

— Où est-ce que tu es ?

Près de Niort.

— Quelconque moyen de te retrouver ?

Sur moi, je n'ai rien d'autre que mon disque dur, mon portefeuille et ce nouveau Nokia que j'ai activé aujourd'hui. Alors mis à part s'ils m'ont poursuivi, non. Or, personne ne me stalkait et personne ne semble suspect autour de moi. De plus, la police a contrôlé tout le périmètre autour de mon immeuble, ils n'ont probablement pas eu le temps d'agir.

— En bref, tu es en sécurité où que tu ailles ?

Exact. Je pense que je vais me tourner vers des ordinateurs publics pour continuer mes travaux...

— S'ils t'ont retrouvé comme ça, l'arrêta-t-elle, ça recommencera.

Je n'utiliserai pas mon ordinateur personnel – au hasard car je n'en ai plus.

Akane tapa du pied, les dents serrées. Elle avait beau pondérer toutes les possibilités s'ouvrant à eux, l'idée de laisser Big Bro seul après une telle intrusion lui hérissait le poil.

Elle écarta son oreille de son microphone et lâcha un juron. À côté, Katsumi la dévisageait d'une expression indéchiffrable.

Akane ?

— Trouve un logement provisoire, on attend que les choses se tassent avant que tu montes sur Rennes.

Ça risque de...

Courte pause ; elle haussa mollement les sourcils.

De vous mettre en danger. Écoute, j'étais habitué à ce qu'on me suive ou qu'on essaie de me retrouver.

— Plaît-il ? laissa-t-elle tomber.

Je te raconterai mes merveilleux périples un autre jour. Faut que je m'achète de l'eau.

— Eh, me laisse pas sur un cliffhanger pareil !

Bah mince alors, le feu est passé au vert, je dois m'arrêter là ! Tiens le coup, hein ? railla-t-il.

Tu goûtes ou tu conduis ?!

Je t'enverrai le nom de la ville où je me trouverai, conclut-il. Bye-bye !

Et cet enfoiré raccrocha là-dessus.

Elle resta coite un moment. Il savait ce qu'il faisait, merveilleux. Cela dit...

— C'est un cauchemar, ce type !

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? hésita Katsumi.

Akane se tourna vers elle et plaqua ses mains sur ses épaules, plus sérieuse que jamais.

— Il m'a laissée sur un suspense de merde, siffla-t-elle. Bordel, je vais le flinguer dès qu'il entrera dans mon champ de vision. Je jure qu'il va danser !

Son amie lui servit un sourire crispé.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, mais pour sûr.

— Je vais acheter à manger, trancha Akane, je te confie la maison et ce connard de vieillard qui squatte le salon.

Sur ce, elle allia le geste à la parole.

Comment ça, habitué à ce qu'on le suive ? Il s'était déjà fait griller, il menait une double-vie, c'était un baron de la drogue ?

Oh, peu importait. Il allait remonter sur Rennes qu'il le veuille ou non pour qu'elle lui offre son meilleur pain.

***

Katsumi resta plantée un moment dans la chambre d'Akane.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas revu sa camarade. Depuis qu'elle était venue en France, celle-ci n'avait démontré qu'irritation et fatigue. Mais au milieu de tout ça...

« Je te fais confiance. » « Seule, je ne vaux rien, donc je t'ai appelée. » « C'est Katsumi, une camarade des USA. » « Tu es joyeuse, ta joie est contagieuse, reste joyeuse. » Et surtout, la Akane se méfiant de tout ce qui bougeait et se réveillait avec des cauchemars plein la tête avait dormi à côté d'elle.

Ce, sans bouger ni ciller – et même au réveil, elle ne l'avait pas insultée.

Katsumi serra les poings, pour plaquer vivement ses paumes sur sa face rougie. Des larmes de joie perlèrent à ses yeux.

— Mon Dieu, elle me fait vraiment confiance ! s'écria-t-elle.

Elle avait pensé que les derniers événements à Berkeley les aurait complètement séparées. Elles étaient certes restées en contact par message, mais ne s'étaient que rarement appelées. Katsumi avait sérieusement cru perdre la Akane qu'elle avait suivie et admirée.

Maintenant, est-ce que je lui ai prouvée mes compétences... ?

Elle laissa retomber ses bras dans un long soupir. Non, aucune d'entre elles n'avait agi dans cette affaire de Black Yaourt. Akane relayait des messages et des ordres, mais son rôle s'arrêtait là, elles ne retrouvaient ni baston ni poursuites. Oscar bossait, Big Bro aussi, elles deux restaient statiques.

Peut-être qu'Akane ressentait la même frustration. Et je ne sais pas comment l'aider... Si Big Bro s'est fait poursuivre, alors on devra aussi passer à l'action à un moment, et je suis sûre que ça la défoulera.

Tant que ça ne les tuait pas, Katsumi était prête à tout pour elle.


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