Chapitre 2
Bruz, périphérie de Rennes, le lendemain
Cet Oscar avait passé la nuit à exposer le désastre allant se dérouler trois ans plus tard. Une pandémie. Deux milliards de morts. Des Danettes infectées. Deux-trois guerres civiles et l'impossibilité de contenir tout ce merdier. Aucun vaccin, aucun remède, tout avait échappé au contrôle des gouvernements, et seule la capture des quatre responsables de cette horreur avait revigoré l'humanité.
Sauf que pour Oscar, c'était trop tard : il avait fait un bond dans le passé pour « sauver le monde ».
Sur ces paroles héroïques, Akane l'avait balancé sur son canapé à quatre heures du matin, dépassée par son histoire à marcher sur la tête. Quatre heures du matin, et le soleil l'avait réveillée à neuf heures ! Je vais péter un plomb.
Elle avala une grande bouchée de riz au poulet, le regard noir. De l'autre côté de sa table à manger, Oscar lorgnait son café et ses tartines dans un mélange d'espoir, de famine et d'hésitation.
— Mais bouffez, merde, jeta Akane.
Il s'y hâta aussitôt.
De quand date son dernier repas ? Il est arrivé tout maigrichon. Si c'est un voyageur dans le temps, il n'a aucun papier, c'est un clandestin mondial. Nulle-part où loger ou se restaurer – sauf s'il a pris de l'argent et des vivres avec lui.
— Y a quoi, dans votre sacoche ?
Oscar s'étrangla avec son café avant de prendre une grande inspiration.
— Habits, sandwiches, eau, brosse à dents et dentifrice, monnaie...
Au moins, il est pas débile, conclut-elle. Elle sortit son propre téléphone, dégagea ses notifications et étudia cette photo du Black Yaourt du futur. Zeppeli Corp., c'est inconnu au bataillon. Résignée, elle se leva en décalant son assiette, partit soulever un coussin de son sofa, délogea une petite clé dans une couture, déverrouilla un compartiment et en sortit un ordinateur portable léger comme une plume.
Sous le regard ahuri de l'autre vioque, elle lança un moteur de recherche dès qu'il se réveilla. Les premiers résultats l'abattirent. « William Antonio Zeppeli », « Caesar Antonio Zeppeli », « Jayro Zeppeli », puis des articles sur de vieux Zeppelin.
Oh, Corps Zeppeli ? remarqua-t-elle alors ; mais le lien ne la redirigea que sur le Wikipédia français de Jojo's Bizarre Advetures. Au summum de son agacement, Akane manqua de retourner son canapé.
— Zeppeli corp., c'est quoi ?
— Une future branche de Danone..., murmura Oscar.
— Vous auriez pu le dire plus tôt ! Je trouvais rien sur Internet ! « Black Yaourt »... Oh.
« En honneur au groupe de metal Black Yaourt, Danone projette de créer une nouvelle Danette 100 % chocolat noir. » Un seul article en parlait. La curiosité la poussa plus loin : elle surfa sur le Wikipédia de la firme agro-alimentaire de Danone.
Émilie Bernard de Saint-Affrique avait repris le flambeau de son grand-père, l'ancien directeur général de Danone. Dans la section « Loisirs » de sa page était noté qu'elle était une férue de mangas et de musique. Mangas, JoJo ; musique, Black Yaourt..., lia Akane. C'est donc son idée, de créer cette nouvelle Danette.
Elle se munit d'un carnet et écrivit ces informations. Puis elle s'attaqua au plus juteux : les quatre responsables de cette pandémie.
Tata Béné', elle la connaissait déjà. Joseph Jordan avait un profil LinkedIn et un compte Twitter privé. Gaëlle Dupont avait perdu ses parents il y avait cinq ans de cela, Brice Nice ne racontait rien d'intéressant. Akane eut beau passer ses posts au peine fin, elle ne trouva que des photos de ses trois chats, de plats à l'apparence goûteuse et d'un beau doigt d'honneur à une Danette à la vanille.
Pourquoi ces abrutis auraient créé une pandémie ?
— Ils souhaitaient faire tomber Danone..., hésita alors Oscar.
Akane arqua un sourcil.
— Ils avaient une dent contre l'entreprise ?
— Joseph Jordan, Brice Nice et Gaëlle Dupont ont démissionné. Seule Bénédicte Leclerc y travaille toujours.
Donc on a trois rageux et une lâche. Mais un deuil lourd et une haine contre des Danettes vanille ne justifiaient pas une telle hargne. L'entreprise les avait-elle poussés au burn-out ? Pour Gaëlle, certainement, avec la mort de ses parents. Brice et Joseph, aucune idée. Et tata Béné' ?
Akane résuma à Oscar ce qu'elle avait déniché.
— En bref, trancha-t-elle, pas assez d'infos. Juste des hypothèses bancales, ça ne suffit pas du tout. Un burn-out peut être violent, mais de là à pousser ces tarés aussi loin...
— Et votre tante ?
Elle s'arrêta un instant. Que s'était-il passé, dans la famille Leclerc ?
— Oh ! La sœur de Tata Béné' s'est suicidée il y a un an et quelques.
— Donc votre autre tante... ?!
— Me regardez pas comme ça, je la connaissais à peine. Mon père est certes tombé en dépression et ma mère prévoit de divorcer, mais ce sont des détails.
Si Oscar fit les yeux ronds, Akane retourna bien vite à son yaourt démoniaque. En analyser tout le contenu allait être long et laborieux. Elle n'avait jamais étudié de produits laitiers, la recette des Danettes lui échappait et elle ne parvenait à se concentrer que sur les quatre méchants de l'histoire.
Je n'ai pas les moyens de lancer un tel travail, ça prendrait des mois et des mois – et moins discret, tu meurs. Si Oscar a déjà des documents sur l'ingrédient qu'a déconné là-dedans et le virus Black Yaourt, je peux tenter de trouver une piste pour un remède ou un vaccin. Mais mes moyens sont limités, je n'ai aucun labo à disposition.
— Eh, Oscar, va falloir qu'on se concentre sur nos quatre clampins.
— Mais la pandémie...
— On va prendre le problème à la racine. Danone commercialise Black Yaourt dans trois ans. D'ici-là, ça sera plus rapide de chercher ces quatre idiots que de produire un remède en solo dans un laboratoire à la noix.
Il pinça les lèvres, mais n'objecta pas. Mieux encore, il sortit timidement son téléphone futuriste.
— J'ai anticipé ce scénario, avoua-t-il. Alors, j'ai voulu chercher un hacker de confiance, sauf que mon portable n'est pas compatible avec les données mobiles.
— En bref, vous voulez du Wi-Fi. La box est là-bas, servez-vous à votre guise.
— Je veux dire, j'ai déjà son alias.
Déjà ? Ce type avait déjà cherché, déjà trouvé, comptait déjà fouiller chez les quatre de Danone ?
— Oscar, articula Akane. Dans un travail de groupe, vous savez quelle est la clé ?
Il ouvrit la bouche, elle lui balança un coussin à la face.
— La communication ! Alors crachez tout ce que vous avez en plus !
— Il se fait appeler Big Bro, débita-t-il aussitôt, navigue sur 4chan, adore les animes, est passionné par Internet depuis longtemps, avait aidé le gouvernement pour dénicher les coupables...
— Moyen de le contacter ? trancha-t-elle.
— Oui. Avec votre Wi-Fi.
Elle désigna son meuble télé d'un geste sec, ferma son PC et quitta la pièce à grands pas. Qu'Oscar fasse son affaire avec « Big Bro », elle n'était capable de rien pour le moment. Ce type s'aveuglait : il n'était venu que pour ses talents de chimiste, ça ne menait nulle-part, ils se tournaient déjà vers l'informatique. Vraiment, de quelle aide pouvait-elle être ?
Aucune. Alors quand il retrouvera Big Bro, je le virerai de ma baraque. Je lui paierai un hôtel s'il le faut... Non, il n'a pas de papiers, se souvint-elle.
Elle ouvrit mollement la porte de sa vaste salle de bain à la baignoire immaculée. Ses chaussons crissèrent sur son carrelage blanc, la lueur froide passant par sa haute fenêtre allongea son ombre sur les murs souris de la pièce. Si sa main chercha d'abord l'interface tactile pour régler la lumière, elle retomba au final le long de sa hanche.
Akane se traîna jusqu'à son large évier de faux marbre et s'y appuya la tête basse. Ses cheveux glissèrent devant sa face. Elle se confondit avec Sadako Yamamura en levant ses yeux sur son miroir, à se voir plongée dans la pénombre, la peau pâle et ses longues mèches couvrant la moitié de son visage. Ne sauvaient son apparence que ses lèvres roses et ses prunelles brillantes, vivantes.
— Mmh, dès qu'Oscar localisera ce Big Bro..., maronna-t-elle dans le vide. Vraiment, mes études ne serviront à rien pour empêcher Black Yaourt. Et qu'est-ce que j'ai d'autre, hein ? Des thunes, mes streams et mes machines puissantes, des contacts de tous genres aux USA, des muscles saillants, mes poings et mes pieds filant à la vitesse de l'éclair... tout ça saupoudré d'une jolie solitude.
Alors seul son argent, à la limite, pourrait se rendre utile. Ses parents étaient une fontaine à fric. Si Oscar demandait des affaires, du matériel, des hommes de main, elle paierait. C'était tout.
— Tiens, je peux lancer une fabrique de masques, ironisa-t-elle. Avec des petits chats trop mignons dessus...
Une horreur.
Sans Oscar, Akane aurait petit-déjeuné depuis trois heures déjà. Elle aurait couru autour de Bruz, tapé dans son sac de frappe, levé des poids. Puis elle se serait amusée sur son logiciel de modélisation moléculaire. Peut-être même se serait-elle résignée à installer Fruitz !
Oh, et merde... Je le dégage de là dès qu'il trouve ce Big Bro et un autre endroit où loger. Pas envie qu'une pandémie aussi ridicule survienne en 2030, je leur filerai quelques milliers d'euros avant de les jeter hors de ma vue.
Elle se décida donc à attendre et attendre, jusqu'à ce qu'Oscar finisse ses machins et bidules. Elle le logea dans la chambre des invités jusque-là inutilisée, lui cuisina des petits plats trop choupinets et lui interdit strictement d'interférer avec sa routine.
Mais cet abruti squatta son domicile durant trois mornes semaines – néanmoins, il esquiva sa meilleure mandale de justesse.
***
Bruz, 7 mars 2027
— Vous voulez que je me batte ? laissa tomber Akane.
Oscar, courbé comme un macaque sur le sofa, hocha la tête d'un sérieux terrible.
— À force de chercher et chercher, je me suis rendu compte que cette affaire me mettait en danger. Que l'un de ces Quatre me retrouve, et je finirai mort. Akane, pourriez-vous me protéger ?
Elle resta plantée au milieu de sa cuisine, jus de fruits dans une main et riz complet dans l'autre. Sept mars 2027, huit heures trente-six du matin, ce con réalisait enfin qu'il s'enfonçait dans une merde noire et lui demandait de péter des gueules ?
Risible ; elle finit par se plier en deux.
— Achetez-vous des gardes ! s'esclaffa-t-elle. Moi, vous protéger ? Je vous nourris et vous loge déjà, vous me prenez pour une gardienne ?
— Précisément !
— Ah.
Au bout de longues secondes à le regarder dans le blanc des yeux, elle finit par réaliser pour de bon sa demande. Elle plaqua son verre sur la table et le désigna du doigt.
— Non, pas « ah » ! se corrigea-t-elle avec véhémence. Vous pensez que je vais mettre ma vie en jeu pour une pandémie, deux milliards de morts et empêcher la fin du monde ?! Je peux vous acheter des gens meilleurs que moi.
— Qui me croirait ? rétorqua Oscar.
— Personne, certes.
— Donc ? insista-t-il.
Akane tira une chaise à elle et s'y affala en grognant.
— Non, lâcha-t-elle.
— Si, répondit-il platement.
— Non.
— Si, si.
— Et si je dis non ?
— Faites un effort et dites oui.
— Mon poing dans votre gueule, songea-t-elle, ça serait un bel effort.
— Toujours est-il que si.
— D'accord.
— Hein ?
Elle planta ses coudes dans ses genoux ; son regard devint noir.
Cet abruti lui avait fait subir trois semaines ternies par leur routine insolite. Quoi, elle logeait un voyageur dans le temps déprimé combattant les Quatre de Danone ! Une première dans sa vie, mais à le voir ainsi s'arracher les cheveux, elle se sentait de plus en plus oiseuse. Sport, streaming, cuisine, chimie – tout paraissait si futile à côté des actions ô valeureuses d'Oscar.
Devenir une héroïne n'intéressait pas Akane. Cela dit, bouger, casser des bouches, allait pour sûr exterminer sa frustration. Elle avait déjà un peu rudoyé quelques personnes aux USA, entre ses cours et ses révisions – en toute amitié, bien entendu. Et tout ça lui manquait. Elle l'avait réalisé au bout de quelques jours à regarder du coin de l'œil les pratiques illégales d'Oscar.
Il la fixait toujours avec cette même consternation qui lui hérissait le poil.
— Par contre, y a des conditions, enchaîna-t-elle. Dès que ma vie sera en danger, je fuirai et je ne reviendrai plus jamais vous revoir.
— Et si la pandémie se déclenche à cause de ça ?
— Trouvez un remplaçant.
Après un bon moment à papillonner comme un débile, il leva un pouce tremblant.
— De toute façon, il est peu probable qu'on vienne nous attaquer...
— Je vais streamer, le coupa-t-elle. Ne rentrez dans ma chambre sous aucun prétexte.
Elle le laissa là-dessus.
Face à son PC et aveuglée par sa lampe blanche, elle débita les mêmes paroles, s'extasia comme toujours sur un jeu aléatoire, finit par discuter avec ses spectateurs non sans remercier ceux s'étant abonnés. Et enfin sortit-elle son « Mata ne, les Nyanies' ! » tout gentil et enjoué avant de tout couper.
Sa chambre se plongea dans un profond silence. Comme toujours, Akane s'étira sur son fauteuil, remonta ses stores, s'étala sur son lit en comptant ce qu'elle avait gagné ce jour-ci. Puis elle repensa à Oscar en train de retourner Internet pour retrouver Big Bro.
Et je peux toujours pas l'aider dans ce bordel. Il n'a qu'à me filer une tâche, merde. Tant qu'elle ne dure pas bien longtemps... Je ne sais pas, il veut plus d'argent... ? Non, pensa-t-elle soudain, l'œil rond.
Non, elle avait déjà accepté un travail. Elle se releva d'un coup et se prit la tête dans les mains ; la pièce tournoya autour d'elle. Compressée entre sa nausée et un lourd choc, elle oublia son monde entier. Son cerveau ne répétait plus que le « d'accord » qu'elle avait nonchalamment lancé.
Oui, elle avait déjà « un peu rudoyé quelques personnes aux USA ». Elle y songeait parfois. Se remémorait les coups, les allées humides, les grognements, les insultes, les billets qu'elle avait ensuite récoltés. Les gants qu'elle enfilait pour cacher ses poings égratignés lui chatouillèrent de nouveau la peau ; les souvenirs des gazes sur ses jambes semblèrent fusionner avec son corps.
Sauf que les rues de Berkeley sont loin désormais. Rennes et Bruz ne rivalisent pas du tout avec elles. Alors je ne suis pas en train de retourner dans ce pétrin. Les hommes de main de ces Quatre de Danone, s'ils existent, sont des faiblards. Pas taillés du tout, du tout par les gangs et les quartiers 'ricains grouillant de flingues. Je les surpasse tous de loin.
Mais seule face à eux, elle se retrouvait dans la peau d'un chat de gouttière face à un lion. Le nombre faisait la force – s'ils débarquaient à plus de cinq et pour peu qu'ils sachent se battre, ils allaient lui faire la peau.
Akane avait dit qu'elle fuirait si la mort la guettait ; elle réalisait désormais qu'elle retournait en plein mode survie. Se donner ainsi pour un inconnu, vraiment ? Certes, elle aussi, au fond, souhaitait éviter Black Yaourt – mais quelle imbécillité l'avait poussée à offrir sa vie sur un plateau d'argent ?
Mais seule face à eux...
Secondes assourdissantes. Des acouphènes torturèrent ses tympans. Ainsi plongée dans une bulle muette et étouffante, elle tua pour de bon son monde et se réfugia dans les méandres de son esprit. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas mourir comme ça. Pas comme ça, certainement pas comme ça. Il y avait tant d'autres issues ! Crever sous des balles était douloureux. Surtout seule.
Seule.
Des tressaillements éclatèrent soudain sa bulle. Elle posa un regard hagard sur son téléphone plié en deux ; il vibrait par coupures. Une tonne de notifications le malmenait, nota-t-elle. Elle s'en saisit, le déplia et fit glisser son doigt sur son écran épuré.
Katsumi, 20:35 : Akanyan~ wanna call? ya missin me, right?
Je l'ai. Akane activa sa traduction personnalisée et tapota sur son portable, fébrile. Elle se souvenait très bien de Katsumi, comment n'avait-elle pas pensé à elle avant ?
Moi, 20:37 : Bien entendu. Mieux encore, tu veux qu'on se voie ?
Katsumi, 20:37 : se voir, wtf t'es sérieuse ?? t'es où ??
Un sourire mesquin teignit les lèvres d'Akane.
Moi, 20:38 : France. Tu ne vas pas refuser un joli billet d'avion VIP pour Paris, n'est-ce pas ?
Katsumi, 20:38 : la date ??
Moi, 20:39 : Dans cinq jours.
Katsumi, 20:40 : omfg sœur, c'est pour quel boulot !!
Moi, 20:40 : On en parlera sur place.
Katsumi, 20:40 : ok je dis rien au boss pour l'instant mais va falloir que je le prévienne et wtf t'es crzy je sens la baston arriver t'es une génie je t'adore ça me manquait on va taper des bouches hein ??
Akane se crispa brièvement face à cette flopée de mots sans ponctuation aucune.
Moi, 20:41 : Attends donc d'être sur place, ça sera un vrai spectacle
Sur ce, elle mit son portable en silencieux et s'étala sur son matelas en ricanant. Oscar ramenait Big Bro ?
Oh, tu n'es pas prêt pour Katsumi.
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