Chapitre 19 : À eux
Je veux écrire à ces garçons de ma vie, ceux que j'ai croisés, ceux que j'ai connus, ceux que j'ai vu. À tous ceux qui ne se souviennent pas de ce qu'ils ont dit, fait, à ceux qui oublient vite, se croyant insouciants.
Ils ont eu pleins de prénoms, des prénoms de lune, de soleil, des prénoms doux comme le lin, sucré comme le miel, ou alors qui sentent le savon mouillé : une odeur parfois âcre.
Je me souviens de chacun d'entre eux.
Ils ont tous eu des visages, mais je ne peux pas dire que je m'en souvienne. J'ai effacé leurs traits de ma mémoire pour ne pas les revoir dans mes cauchemars.
Depuis mes onze ans je cauchemarde de ces garçons, parfois de ces hommes, aux regards dégoulinants, vitreux, aux mains moites et aux sourires carnassiers. Leurs draps sont usés, décrépits et froissés. Ils sont lourds. Toujours lourds. Le poids de leur salive, de leurs doigts, de leur touché.
Je me rappelle du sentiment d'anxiété et de stress intense lorsque je me cachais dans le placard et qu'il me cherchait dehors. Dans ce monde je me suis approchée de la fenêtre et je l'ai vu m'observer droit dans les yeux de la rue. J'avais compris que j'aurais beau courir, aussi essoufflée pourrait-il être, il me rattraperai toujours. Même avec cette fenêtre qui nous sépare l'un de l'autre.
Dans un autre, je me souviens de la violence de ses coups de poing, je me souviens de ses hanches contre mes reins. Je me souviens du poisson rouge en second plan qui louchait sur la scène.
Je me souviens de cet hôtel miteux dans lequel on m'avait amenée, de la chambre verte au papier peint dé-fleurit. Il y avait une femme. Une femme aux yeux tombants et au ventre ballonné. J'ai cru que je pouvais la croire. Elle m'a dit de venir m'asseoir sur ses genoux, je l'ai fait, et elle m'a tenue si fort que je ne sentais plus mes intestins crier et mon cœur s'alarmer. J'ai tenté de me défaire de son emprise : je n'y arrivais pas, elle m'a embrassé le cou, la joue, la nuque, le dos, la jugulaire. J'avais peur, les lèvres serrées, répugnée. Cette envie de vomir ses tripes, peu comparable à celle d'un goût qui nous débecte dans un plat, mais qui y ressemble. J'avais l'impression qu'on m'avait forcée à manger une pomme moisie.
Je me rappelle de ces frissons gelés qui parcouraient mon corps dans n'importe quel monde, puis de cette sensation de malaise quand je me réveillais.
Souvent, j'ai voulu mourir en ouvrant les yeux. Mourir de cette terreur de sortir au petit matin d'hiver après ces rêves. Mourir de ces atrocités qui me hantaient pour des semaines. Mourir de cette méfiance envers chaque personne dont je croisais le regard.
Mais ces songes là, sont-ils simplement arrivés là ? À qui la faute ? Il faut bien un coupable. Comment avancer dans le noir, sans accusé ? Je ne peux pas, évidemment. Alors voici ceux que j'ai tenu pour responsables :
À ce garçon en cinquième qui m'a dit sèchement devant toute la cour : « Je vais te violer » après que j'ai refusé de lui donner mes affaires.
À ce garçon d'un an de plus qui en sixième m'a touché les fesses quand je jouais à la corde à sauter.
À ce garçon de troisième qui, quand j'avais mit ma jolie robe bleue électrique, a demandé à ses copines de me dire qu'il voulait sortir avec moi alors que j'avais onze ans et qu'il avait redoublé plusieurs fois.
À ce garçon de CE1 qui a soulevé ma jupe devant ses amis alors que j'étais censée m'occuper d'eux.
À ces deux frères collégiens qui de leur fenêtre m'ont sifflée un matin où j'allais au lycée en talons.
À ce groupe de lycéens qui m'a suivit pendant cinq minutes en rentrant des cours. Qui m'ont sifflé, appelés et traité comme un animal.
À cet homme qui m'a fait un clin d'œil dans le train alors que j'étais accompagnée de mes parents.
À ce garçon en primaire qui a regardé sous ma jupe dans la file.
À ce garçon en CM1 qui a touché mes seins en disant : « C'est un tee-shirt réversible ».
Et à la maîtresse qui m'a grondé en voyant ça.
À cet homme qui dans la rue m'a demandé de quelle école primaire je venais et à quelle heure je finissais.
À tous ces hommes dans la rue qui ont regardé mes fesses en se léchant les lèvres.
À tous ces garçons qui m'ont demandé mon Snap en me regardant de haut en bas.
À mon professeur d'anglais au collège qui m'a ordonné de me couvrir car mon débardeur « dérangeait son regard d'homme ».
À ma professeure d'espagnol au collège qui me disait de couvrir mes épaules puisque « cela est indécent » après tout.
À tous ceux là, aux femmes, aux hommes, aux enfants et aux adultes. À tous ceux que j'ai oublié, que j'ai préféré effacer de ma mémoire. À ceux qui m'ont brulé les ailes et découpé les plumes. À tous ceux que je crains d'un seul regard. À l'angoisse et ma respiration coupée lorsque je passe près d'un groupe d'hommes. Au dégoût profond qu'à douze ans déjà je ressentais pour leur bouches trop facilement ouvertes.
Aujourd'hui, j'espère perdre ce que j'ai gagné au long de ces longues années. Aujourd'hui j'aimerai ne pas les avoir vécu, renaître autrement, puisque là doit être le problème.
Aujourd'hui je suis assise contre un mur de mon lycée bruyant des « t'as pas un Snap », le garçon qui m'avait touché les seins en primaire m'a salué, je l'ai simplement regardé et il m'a dit « Tu ne te souviens pas de moi ? »
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