Chapitre 16 : Le train
Le train allait vite, nous laissant à peine percevoir à travers l'obscurité les quelques arbres qui bordaient la voie ferrée. A quelques heures d'ici seulement nous nous retrouvions face à d'immenses soleils et à des champs de boutons d'or à perte de vue, de notre cabine.
Mais à présent, plus rien si ce n'est les ombres saturées des lits couchettes et de nos visages fatigués.
Moi et T ne voulions pas dormir.
Par miracle, il avait réussi à obtenir cette minuscule chambre portable à bon prix et sans autres passagers. Si petite que j'aurais sans doute put la ranger dans ma poche. Je lui ai proposé de faire l'amour, il a dit oui. Alors nos bras se sont enroulés et nos corps enlacés sous la lune curieuse. Éreintés, nous avons finit par nous coucher, fixant de nos grands yeux le plafond sans jamais trouver le sommeil. Les paroles n'ont pas fusé, au contraire et justement, un silence de plénitude totale nous avait gagné. Ce n'était pas dérangeant, car pour moi, c'était aussi une certaine marque de respect envers nos baisers passés. Il était vrai que j'aimais cette facette de notre relation, celle de se comprendre sans mots. Uniquement dialoguer en onomatopées.
Il était tard. Quelque chose comme trois heures du matin. C'est à trois heures et soixante-sept minutes qu'il prit ma main pour me dire :
« Tu sais, les trains ont des bouches »
Je l'ai regardé perplexe d'abord, puis j'ai compris. Sa phrase raisonna en écho dans ma tête et j'ai pensé que pour être tout à fait honnête, ça me semblait logique. C'est aussi pour ça que je l'ai compris. Et j'ai compris en même temps que si les tunnels avalaient les trains, les trains avalaient en parallèle les rails. Non ?
« Et des narines, ils en ont des narines ? »
« Ça, je ne sais pas »
J'ai voulu compléter, rajouter quelque chose, mais rien ne m'est venu. Quand je me suis tournée vers lui, il dormait.
Je l'ai longtemps observé. Il avait cet air paisible sur son visage. Le mien se déformait petit à petit de peur. La peur que le train nous engloutisse, qu'il fasse tout noir et que je le perde de vue à tout jamais sans plus sentir ses mains aucunement.
Morphée n'est pas venu.
Je me suis sentie trahie qu'il ne vienne pas, et que T dorme si bien pendant que je me torturais l'esprit dans une boucle de cauchemars infini. Il ne viendrait plus. Je l'avais senti cette nuit là. À travers mes bouffées de chaleur et mes pics de sueur, je l'ai vu. Cette image pittoresque d'un homme qui jetait sur moi un regard désolé. Ses yeux voilés de pitié, son sourire étranglé, puis sa décision de ne pas me visiter à l'avenir.
Il viendrait le voir, lui, encore et encore.
Je me suis faite à cette idée. Sachant pertinemment que je n'y pouvais rien. On appelle ça de la résignation.
Je me suis embrasée et embrassée dans l'étreinte qu'on partageait injustement.
Je compris une autre chose : il ne m'aimait pas. Pas le moins du monde. Il était si bien avec lui, dans ses bras, envahi d'un bien-être inexplicable. Je me suis levée. Furieuse. J'ai voulu lui prendre la couverture, m'enfuir à travers les wagons, courir a toute allure sans le voir me rattraper. Prise d'un élan de solitude vagabonde qui me criait de partir loin.
Mais quand j'ai aperçu du coin de l'œil ses traits apaisés, je n'ai pas eu le courage de lui prendre quoi que ce soit.
Je me suis baladée nue entre les couchettes portables de dizaines de personnes sans qu'elle ne me jette le moindre regard. Me sentir invisible me donna l'impression de voler, aux antipodes de cet endroit qui semblait se refermer sur moi.
Soudain, le couloir m'oppressa brusquement, me faisant suffoquer. J'ai fait marche arrière pour retrouver ma cabine, et peut-être un temps soit peu de réconfort dans cet amour non-réciproque qui n'avait pas l'air de vraiment le déranger. Mais quand j'ai ouvert la porte et qu'un bruit qui faisait sûrement « vlan! » s'en suivit, il n'était plus là.
La couverture gisait sur le lit, froid.
Je l'ai attendu, assise là, sur le bord du matelas. Il ne m'avait jamais paru aussi dur et anguleux.
À sept heures, je me suis rendue compte qu'il ne reviendrait pas.
Ma gorge abritait un caillou qui, je ne sais par quel moyen, s'était frayé un passage à l'intérieur. Mes yeux tremblaient, humides et rouges. Mes lèvres avaient séchées depuis bien des dizaines de centaines de minutes. Mes genoux rougies par la climatisation, mon cœur rongé par la moisissure. Je ne m'étais pas couverte, espérant malgré les évidences qu'il se pointe pour le faire.
À sept heures et huit secondes, j'ai pleuré. Pleuré si fort, à en crever. Tout le monde savait que la fille du wagon seize avait été abandonnée. Le passager de la cabine trois et demi, celle juste à côté de la mienne, est venu glisser un petit mot dans la fente :
« Je ne comprends pas votre douleur, et je ne la comprendrais jamais. C'est impossible. Je me complaît dans ma vie, je me sens bien. J'ai un appartement, une amoureuse, de l'argent, un bon travail... je ne me plaindrais pas. Encore moins à vous. Mais si j'écris cela, c'est parce qu'en tant qu'individu heureux, je ne supporte pas vous entendre gémir de souffrance et vomir votre peine. Si vous me le permettez, j'aimerai vous tutoyer : c'est bien plus simple et agréable. Tu as vécu hors du temps, dans un univers irréel, plein de subtilités et d'ambiguïté. Et maintenant, il te faut redescendre. Comme Icare, à qui on a brûlé les ailes, on t'as fais chuter de la pire des manières. Tu hurles, tu es tétanisée mais prise de violents spasmes, tu crises. Tu es simplement dévastée, et ça, je pense être en capacité de l'entendre. Cependant, encore une fois en temps qu'homme heureux, je souhaiterais que tu sèche tes larmes et que tu ailles dormir. La nuit porte conseil...
Bonne nuit »
J'ai reniflé et essuyé ma morve d'un revers de manche. C'était moche, j'étais moche. Je me suis couchée.
Peut-être n'avait-il jamais été là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top