Jour 1
12:00 - COUR DE RÉCRÉATION
Une fille brune, avec des cheveux sales qui lui arrivent jusqu'aux épaules traverse la cour avec une démarche de pingouin - et pour cause: le dessert proposé au self aujourd'hui comportait des noix, et cette fille était allergique aux noix. Mais comme une conne, elle a pris le dessert car les trois neurones qui lui restaient dans la tête semblaient déterminées à prouver sa connerie une fois de plus. Bien entendu, cette fille, c'est moi.
Je me baladai ce jour-là dans mon uniforme officiel de victime: un pull trop grand et décousu vers la manche droite, un jogging noir simple acheté il y a deux ans sur Vinted et une paire de chaussures ayant appartenues à ma mère quand elle avait mon âge. Et dire que quand j'étais petite je voulais devenir top-modèle. Aujourd'hui, on dirait juste que j'ai la gale.
Je ne sais pas si je te l'ai déjà dit, cher journal, mais il m'est déjà arrivé de faire ses lacets à un petit sixième parce qu'il me l'avait demandé. Quand je te disais que j'étais une victime, je ne rigolais pas. Non, parce que c'est bien beau de parler de graver mes exploits à jamais et de devenir célèbre mais pour l'instant tout ce que je sais faire c'est des conneries. Je suis probablement la seule personne que tu connaisses capable de s'ouvrir le crâne avec une bombe de chantilly. Ne me demande pas comment j'ai réussi.
J'étais en train de me promener dans la cour avec mon épique démarche pingouinesque, toujours un peu engourdie par les noix. C'est à ce moment-là qu'un petit sixième décide de venir me voir, avec sa bande. Il ne sont pas plus de six, et fond deux têtes de moins que moi, mais ils me regardent d'un air de défi avec leur ballon sous le bras et leur tenue de footballer "professionnel". Laissez-moi rire, ils sont beaux les professionnels! La dernière fois que je les ais vus jouer sur le terrain, ça s'est terminé à égalité... en gros 0 - 0, avec 7 pénalités, un avec la cheville tordue et un qui s'est retrouvé sur le cul. Enfin bref c'est pas moi qui vais les appeler Ronaldo ou Messi.
- Hé toi, la cinquième! me lance un petit roux qui ressemblait à une version miniature de Ed Sheeran mais qui aurait attrapé le Covid.
- Quoi, encore? je demandai en prenant un air détaché (j'arrive toujours pas à croire qu'une ridicule bande de footeux en sixième me fasse peur)
- T'es trop moche!
J'attendais la chute.
Il dit rien, il attendait.
...
C'est tout?
Ouais, c'était tout. Juste il était là, et il souriait, et il attendait que je pleure. Non mais je veux dire, même une victime de mon rang ne s'abaisserait pas à ce genre de remarques.
- Heum...? D'accord?
- T'es carrément dégueulasse que on te laisse pas passer dans les endroits interdits aux chiens.
- T'es tellement petit que j'avais cru que t'étais mon porte-clefs.
- T'es tellement moche que ta mère a fait exprès de t'échanger à la maternité.
- Tu m'arriveras jamais à la cheville. Mais quand tu m'y arriveras, tu me feras mes lacets.
- T'est tellement affreuse que quand tu postes des photos de toi sur Insta elles sont signalées pour contenu inapproprié.
- Tu te prends pour Mbappé mais quand tu perds au babyfoot tu pleures.
Je ne saurai dire combien de temps cet échange a duré. Longtemps. Trop longtemps. Tellement longtemps qu'il devrait exister des amendes pour discussion de clash trop longue. Quand je deviendrai célèbre et pote avec Emmanuel Macaron, je lui demanderai d'ajouter ça dans la loi.
À un moment, le petit rouqui se sent pousser des ailes et tente de me donner un coup de pied dans le tibia. Que de violence dans ce monde, mon cher journal. C'est tellement atroce, toute cette brutalité, toute cette violence au quotidien. Et encore, pour l'instant la chose la plus violente que j'aie vue, c'était ma photo d'identité pour ma carte de bus. On dirait que j'ai vu la mort.
J'esquive son coup de pied, comme une pro me diras tu. Oui mais n'oublie pas que ici, c'est le journal officiel de Manon la victime. Il est donc évident que le mot de la fin ne sera pas "comme une pro". J'esquive, certes, mais à ce moment-là je trébuche sur mon lacet défait, et je bascule vers l'avant. Mes trois neurones sont en débat, le temps est au ralenti. Que faire? Manon est dans une situation critique. Deux neurones entament une bagarre pour savoir que faire. Pendant ce temps, la troisième neurone passe à l'action. Elle presse le bouton rouge, celui qui clignote et qui détruirait probablement la terre si on était dans un film américain. Sur ce bouton, on peut lire le mot en lettres étincelantes "connerie". Le seul et unique.
Je vois la tête du rouqui passer au ralenti devant moi, puis mon poing serré rencontrer sa mâchoire de manière très peu courtoise. Pas le genre de rencontres amicales si tu vois ce que je veux dire. Maintenant, le rouqui a la tête encastré dans le sol en béton, et ses potes, les vaillants et courageux, sont déjà trois mètres plus loin.
- J-Je ne sens plus mon corps... Maman...
- Euh... un peu drama queen?
Il se releva, la main sur sa joue qui semblait avoir passé sur un barbecue.
- On se reverra!
- Si tu le dis.
Il partit alors. Je n'en revenais pas! Je venais de frapper un sixième, comme une vraie bad girl le ferait, mais sans faire exprès! Est-ce que c'est bien ou pas du coup?
derrière moi, une main m'attrape l'épaule.
Ouais.
Comme dans les films, avec le suspens et tout.
La tension est palpable.
Je me retourne.
Je vois une nana habillée toute en noir, flanquée d'une bande d'amies toutes aussi ancrées dans le noir. Elle me regarde.
- Toi je t'aime bien.
Non mais PTDR T QUI??? Je veux dire, pourquoi elle s'incruste dans la scène comme ma tante pendant les soirées apéro? Non mais ma tante, c'est quelque chose. Elle peut sentir l'odeur des apéricubes à l'autre bout de la France dans le sud. C'est peut-être pour ça que j'ai arrêté d'acheter des apéricubes. Je suis sûre qu'en ouvrant la boîte, on pourrait la voir débarquer chez nous en cassant la fenêtre. "Alors, apéro?".
- Tu voudrais pas venir dans notre gang? me propose la fille.
Je scrute le gang en question. LOL. Le truc c'est juste cinq filles de troisième qui s'habillent en noir et boivent de la Monster, ça ressemble plus au club des baka emo qu'à un gang stylé, mais je m'abstint de tout commentaire.
- Moi c'est Caroline, me dit la fille en me tendant la main. Alors tu viens?
...
Est-ce que c'était une question, ça?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top