I : Shot In The Dark



La sonnerie stridente de mon réveil me sortit, une fois de plus, de ce sommeil si réparateur dont j'avais à peine eu le temps de profiter. Affalé sur le ventre au milieu de mon lit, les bras et les jambes écartés telle une étoile de mer, je tâtai ma table de chevet à la recherche de cet instrument de malheur. Ne le trouvant pas, je compris que la sonnerie venait des haut-parleurs.

Putain Freya, pestai-je, la voix enrouée.

"Bonjour Jungkook, c'est l'heure de se lever. Nous sommes le 20 décembre 2102. Il est sept heures trente-et-une et la température extérieure est de -7° avec des risques de chutes de neige à 91%. La qualité de l'air est modéré à mauvais. Petit point sur l'économie. Les actions en bourse ont chuté de 2%."

Merci Freya, je ne sais pas ce que je ferais sans toi, grommelai-je en me retournant sur le dos.

"J'ai été créée pour vous servir. Il est donc de mon-"

C'était du sarcasme, la coupai-je.

Freya était une intelligence artificielle créée par Jaekyun Jeon, PDG de la Jeon Corp, grand scientifique de renom et occasionnellement, l'homme qui avait donné de sa semence pour ma conception, une nuit de décembre 2074. Après sa mort, j'avais hérité de son empire, mais aussi de ses créations et ses gadgets.

Contrairement à mon père, la science m'importait peu. J'étais tout aussi intelligent qu'il ne l'était, du moins c'était ce qu'il me répétait sans cesse, cependant, malgré ses tentatives, j'avais toujours refusé de suivre sa voie. Ce fut ainsi qu'après être devenu orphelin à l'âge de dix-sept ans, j'avais promu Aaron Weels, le meilleur ami et associé de mon père, au poste de président. Je lui avais confié son plus gros trésor, cette entreprise qui cherchait chaque jour un traitement pour guérir la maladie qui avait emporté ma pauvre mère alors que je n'étais qu'un nourrisson.

"Souhaitez-vous que je demande à Tobias de vous préparer des pancakes ? Dois-je vous faire couler votre café ?"

Non Freya, merci, je vais le faire, soupirai-je, conscient que cette présence invisible me pressait pour que je me lève.

Tobias était un cyborg, une autre invention de mon géniteur. Il avait été créé pour s'occuper de moi, aidant ainsi ma mère malade. Après sa mort, il avait été celui qui avait pris soin de moi en l'absence de mon père, ce qui arrivait très souvent – constamment en fait. Ayant une apparence quasi-humaine, il m'avait été très facile de nouer un lien avec lui lorsque j'étais enfant. Au fil des années, cet androïde était devenu ma famille, un protecteur en qui j'avais confiance et que j'affectionnais beaucoup.

Tu aurais pu me laisser faire une grasse mat'. Pourquoi tu me réveilles toujours à la même heure ? demandai-je à Freya en me levant enfin.

Comme chaque matin, j'eus le droit à une inspection minutieuse de sa part. Les bras écartés, je la laissai scanner mon corps, à la recherche de lésions ou autres anomalies. C'était devenu mon quotidien depuis cette agression qui m'avait plongé dans le coma durant plusieurs semaines.

"Comme votre défunt père disait toujours, tu dormiras quand tu seras mort."

Ce n'est pas une raison. Je suis crevé.

"Vous auriez dû rentrer plus tôt dans ce cas. Êtes-vous encore allé jouer les justiciers ?"

À ton avis ?

"Si j'en crois vos muscles courbaturés et les quelques ecchymoses, je dirais que oui. Vous auriez pu emmener Tobias avec vous. Après tout, il a été créé pour vous protéger."

Je n'ai pas besoin qu'on me protège, cette ville, en revanche, oui.

L'IA ne répondit rien, ce qui me ravit. Ce genre d'échange était courant entre nous. Avant sa mort, mon père l'avait programmée pour qu'elle soit mon médecin, et elle jouait son rôle à la perfection. Si on mettait de côté son manque d'humour, son sérieux indéfectible, son manque d'empathie et sa fâcheuse manie d'avoir toujours raison, Freya était parfaite en tout point.

Bon, quel est mon programme de la journée ? demandai-je, en pénétrant dans la cuisine.

"Jayden Weels a appelé hier soir, il souhaite dîner avec vous. Il vous propose d'aller manger chez Gary's à 19h. Vous avez rendez-vous chez votre kiné à 14h, puis à la Jeon Corp pour vos bilans mensuels."

Encore une journée bien chiante à mourir, murmurai-je en me servant un café. Lance un appel avec Jayden, s'il te plaît.

Cette dernière s'exécuta et la voix de mon meilleur ami ne tarda pas à résonner dans la pièce de vie du penthouse.

Salut mon pote.

Salut Jay, désolé de pas avoir répondu hier soir, j'étais... occupé.

T'en fais pas, ricana mon interlocuteur. Par contre, tu piques ma curiosité. Qu'est-ce que tu faisais ? Je sais que tu n'étais pas chez toi, je suis passé et Tobias m'a dit que tu n'étais pas rentré.

Je euh... j'étais avec une fille, bafouillai-je.

Lorsque ces mots quittèrent mes lèvres, le robot qui passait à cet instant se figea. Même s'il n'était qu'une machine, mon père l'avait conçu pour qu'il soit le plus humain possible. Toutefois, les notions comme le mensonge ne faisaient pas partie de son programme, il était donc toujours étonné quand je mentais à quelqu'un.

Ne voulant pas qu'il grille ma couverture, je lui fis signe de continuer son chemin et le suivi du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse dans ma chambre.

Une fille ? répéta Jayden avec une pointe de suspicion dans la voix. Jungkook, je te connais depuis que tu suce ton pouce et je ne t'ai jamais vu avec une fille.

Eh bah, il y a un début à tout.

Quel con, pensai-je en buvant mon café. J'étais gay. Cent pour cent gay, et Jayden le savait, il avait d'ailleurs été le premier à le savoir. Pourquoi diable avais-je dit que j'étais avec une femme ? La panique, sûrement.

Même s'il était mon meilleur ami depuis la naissance, Jayden ne savait rien de ma vie secrète et je ne voulais pas qu'il le sache. Depuis l'accident, tout le monde, mes amis, me couvait comme si j'étais en sucre. S'ils apprenaient que je parcourais les rues de la ville pour tenter de sauver des gens, ils m'enfermeraient très certainement à double tour.

Tu as encore vu des choses ? demanda-t-il subitement.

En entendant sa question, je manquai de m'étouffer avec mon café.

Quoi ? Non, répliquai-je, bien trop sur la défensive pour que cela sonne vrai.

Tu mens, martela mon interlocuteur. Freya ? appela-t-il.

"Oui monsieur Weels."

Jungkook a-t-il eu des visions dernièrement ?

Jayden ne savait pas pour mes petites escapades nocturnes, en revanche, il m'avait été difficile de lui cacher l'autre aspect de ma vie.

L'année de mes dix-huit ans, alors que je rentrais à pied d'une soirée, j'avais été témoin d'une agression. Un groupe d'hommes s'en prenait à un couple dans le but de les voler ou pire. Bien trop intrépide et surtout inconscient du danger, j'avais décidé de m'en mêler dans l'espoir d'apaiser les tensions et sauver ces deux jeunes, toutefois, ma bravoure s'était retournée contre moi. Les voyous avaient laissé partir les victimes, car ils en avaient trouvé une autre. Ce soir-là, j'avais été battu presque à mort, dépouillé de tout ce que j'avais sur moi et laissé pour mort dans une ruelle. Les coups reçus avaient été si violents, que j'avais été plongé dans le coma.

À mon réveil quelques semaines plus tard, en plus d'une amnésie partielle qui avait durée quelques jours, j'avais également hérité d'un don, celui de voir l'avenir. C'était une aptitude aléatoire que j'avais beaucoup de mal à contrôler. Cela avait commencé quelques jours après mon réveil. Lorsque j'avais touché le bouquet de fleurs qui m'avait été offert, des images lumineuses et bruyantes étaient apparues dans mon esprit, me montrant le décès d'une personne que je ne connaissais pas.

Quelques jours plus tard, le journal télévisé avait annoncé la mort d'une jeune livreuse de fleurs qui avait perdu la vie dans un carambolage, comme je l'avais vu. Encore aujourd'hui, j'ignorais ce qui avait réveillé ce pouvoir, cependant, les visions étaient devenues plus récurrentes, plus précises et je faisais toujours de mon mieux pour aider ces personnes.

Après des mois de rééducation et une année supplémentaire d'entraînement au combat intensif, j'avais pris la décision d'aider tous ceux qui ne pouvaient pas se défendre seuls. Je voulais ainsi d'éviter que ce qui m'était arrivé, ne touche d'autre innocent. À vingt ans, j'étais devenu Shadow.

"Ses constantes vitales sont bonnes, monsieur. Je n'ai remarqué aucune anomalie."

Lorsque la réponse de Freya parvint à mes oreilles, un sourire satisfait prit place sur mes lèvres et je me remerciai intérieurement d'avoir apporté quelques modifications à la programmation de mes camarades de vie. Grâce à cela, ils gardaient mon secret bien au chaud.

Tu ne réponds pas à ma question, surenchérit mon meilleur ami.

Allez Jay, laisse la tranquille, lançai-je pour mettre fin à la conversation. Tu veux toujours qu'on dîne ensemble ?

Oui. Je dois te parler de quelque chose. On se rejoint là-bas ?

Ok. Je te laisse maintenant, je dois aller m'entraîner un peu.

D'accord, à plus tard.

La tonalité de fin d'appel fit écho dans la vaste pièce et je pus enfin respirer. J'aimais Jayden, mais parfois son côté protecteur et sa curiosité me tapaient sur les nerfs.

Jungkook, souhaitez-vous que l'on s'entraîne ? intervint une voix robotique non loin.

Amenant lentement ma tasse de café à mes lèvres, je pivotai en même temps vers Tobias qui marchait vers moi, mes draps sales dans les bras.

Non, Tobi, merci. Je vais descendre à la cave, j'ai quelques modifications à faire sur ma montre, répondis-je en prenant la direction de la salle de bain.

D'accord. Votre chambre sera bientôt prête.

Yes, merci. Après, tu pourras... je sais pas moi, t'as qu'à lire un livre.

J'ai été conçu avant votre naissance. Vous vous doutez bien, j'ai eu le temps de lire tous les livres qui occupaient votre bibliothèque.

J'oubliais que tu étais aussi vieux que moi. Eh bien, fais ce que tu veux. Je n'aurais pas besoin de toi aujourd'hui.

Avant d'entrer dans la salle de bain, je vis le cyborg hocher la tête et partir en direction de la buanderie. J'avais besoin d'une bonne douche afin d'émerger, mais surtout, pour calmer cette migraine qui ne me quittait pas.

J'aimais mon don. Parfois certaines visions étaient plus compliquées à supporter que d'autres, mais j'aimais me rendre utile et aider les autres, cependant, tout cela avait un prix. Depuis que ce pouvoir s'était réveillé en moi, j'avais de très forts maux de tête qui pouvaient quelquefois devenir handicapants, notamment lorsque cela durait plusieurs jours.

•────«•»────•

Telle que je l'avais imaginée, ma journée fut des plus ennuyeuses. Comme je l'espérais et surtout comme Freya l'avait annoncé dans la matinée, mes examens médicaux n'avaient démontré aucune anomalie. Selon le docteur Samson, j'étais en pleine forme, même plus qu'il ne l'aurait espéré après ce que j'avais subi. J'étais parfaitement conscient que la médecine d'aujourd'hui et les inventions médicales de mon père avaient grandement aidé à mon rétablissement. Cependant, ma lutte pour obtenir tout cela, pour avoir le corps et la force que j'avais aujourd'hui, n'avait pas été sans douleur, ni sacrifice.

Après une après-midi entière entre les murs de la JeonCorp et une réunion imprévue avec d'importants investisseurs, j'étais enfin rentré chez moi afin de me préparer pour mon dîner.

Le repas avec Jayden se déroula dans la bonne humeur. Comme toujours, mon meilleur ami était bien plus sérieux que moi, me vantant les bienfaits de son poste dans l'entreprise de nos pères et tentant par ce moyen de me rallier à sa cause. Après son laïus et surtout mon millième refus, il vint enfin à la raison de ce repas.

Il allait se marier. Oui, mon ami d'enfance, mon partenaire dans toutes les bêtises que j'ai pu faire au cours de ma vie s'était passé la bague au doigt et je ne connaissais même pas l'heureuse élue. Pourquoi ne me l'avait-il pas présentée plus tôt ? C'était la question que je me posais, et une part de moi, la plus orgueilleuse, était vexée. Toutefois, je ne laissai rien paraître, me contentant de sourire et de montrer ma joie et enthousiasme face à cette nouvelle des plus surprenantes.

Et comment s'appelle-t-elle ? demandai-je enfin en prenant une bouchée de ce délicieux steak qui était mon premier repas de la journée.

Ava.

Ça fait longtemps que vous vous connaissez ?

Je... oui. En fait, on s'est rencontré quand tu étais dans le coma.

En entendant cela, je manquai de m'étouffer avec mes légumes. Mon agression remontait à neuf ans maintenant. Comment avait-il pu me cacher une telle chose durant toutes ses années, et surtout pourquoi je n'avais rien vu ?

Attends, t'es en train de me dire que tu connais ta future femme depuis neuf ans et tu m'en parles que maintenant ? le questionnai-je, incrédule.

Oui. Je-

Pourquoi ? Je veux dire, je suis ton meilleur pote non ? Je devrais tout savoir de toi, comme tu sais tout de moi.

Enfin quasiment tout. Ce furent les paroles qui résonnèrent dans mon esprit lorsque je me souvenais de ce secret que je gardais moi aussi depuis mes vingt ans. Mais c'était différent, pas vrai ? Mon secret n'avait rien à voir avec le sien. Je lui cachais la vérité pour le protéger de la vie de Shadow.

Comment tu l'as rencontrée ? continuai-je sans lui laisser le temps de répondre à ma précédente question.

Le ton de ma voix n'était pas dur, ni même froid. Avec le temps, j'étais devenu un expert dans l'art de cacher mes émotions et maîtriser ma colère, mais au fond de moi, j'avais mal. Je me sentais abandonné, oublié par celui que j'aimais comme un frère.

C'est la fille du docteur Samson. Je l'ai croisée en venant te voir un jour à l'hôpital. C'est un peu cliché, mais nous sommes restés coincés dans l'ascenseur pendant plus de deux heures, me raconta Jayden.

En voyant l'amour qui pétillait dans ses yeux, je ne pus me retenir de lever les yeux au ciel tandis que je me laissai tomber contre le dossier de ma chaise. Il était si épris, si niais que c'en était surprenant. Au cours de sa vie, Jayden n'avait jamais eu de relation sérieuse. Il s'était contenté de quelques romances sans attache, enfin jusqu'à aujourd'hui.

Oui, c'est cliché, c'est clair, soupirai-je en mâchant avec nonchalance le morceau de viande que j'avais mis en bouche. Tu te tapes la fille de mon médecin. On se croirait dans une mauvaise série pour ado.

Cette fois, je ne parvins pas à contenir mon amertume et cela sembla contrarier mon ami qui fronça les sourcils avant de soupirer de lassitude, mais aussi de déception.

Je savais que tu réagirais comme ça.

En même temps Jay, tu t'attendais à quoi ? Tu m'as caché une partie importante de ta vie. Je ne comprends pas pourquoi tu l'as fait d'ailleurs.

Si tu avais été attentif et moins nombriliste, tu aurais vu les signes ! répliqua Jayden, contrarié.

Cette réplique me fit écarquiller les yeux tant je fus surpris par cette attaque. Comme à chaque fois que je perdais la face, un rire nerveux me quitta alors que je passais une main sur mon visage.

Je te demande pardon ? m'indignai-je. Je suis nombriliste ? C'est une blague, j'espère ? Je passe mes nui-

Réalisant ce que je m'apprêtais à dire, je me tus, serrant la mâchoire pour faire taire mon égo qui me hurlait de le remettre à sa place. Comment pouvait-il dire que j'étais égoïste alors que je passais mes nuits à sauver des gens et à les aider ? Enfin, ça, comment pouvait-il le savoir ?

Tu n'es jamais là. Depuis ton coma, tu n'es plus le même. J'ignore si ce sont ces prémonitions qui t'ont changé à ce point, mais tu n'es plus le Jungkook que je connaissais et tu ne peux pas le nier. Tu passes ta vie enfermé dans ton penthouse avec tes robots pour seule compagnie, me réprimanda Jayden, son regard noir dans le mien.

Je pouvais voir toute la peine sur ses traits et cela fit naître une certaine culpabilité en moi.

— Putain Jungkook, il y a quelques jours, j'ai vu Maya, et elle m'a dit qu'elle n'avait plus de tes nouvelles depuis plus de six mois. Tu trouves ça normal ? Tu refuses même de prendre la succession de ton père et de continuer son œuvre alors que nous savons tous les deux que tu es plus intelligent que tous ces chercheurs réunis.

Accablé par toutes ses vérités que je me prenais en pleine figure, je fis ce que je faisais à chaque fois, prendre la fuite. Avec un sourire forcé, je saisis ma serviette pour essuyer mes lèvres, puis je me levai en sortant mon portefeuille de la poche de mon jean.

Laisse tomber, tu as raison, c'est moi l'égoïste, lançai-je en déposant une petite liasse de billets sur la table. T'inquiète mon pote, je suis content pour toi, vraiment. J'espère que tu seras heureux avec ta femme.

Kook, s'il te plaît, soupira Jayden, attristé par ma réaction.

Voilà pour l'addition. Bonne soi-

Jayden, appela une voix mélodieuse derrière moi, interrompant ainsi nos adieux.

Le concerné se pencha faiblement sur le côté pour voir le visage de la femme qui l'interpellait, puis un sourire entaché par la tristesse prit vie sur ses lèvres. Sans même me retourner, je compris de qui il s'agissait et cela m'attrista encore plus. Il avait attendu ce soir pour me la présenter alors qu'il aurait pu le faire neuf ans plus tôt.

Une fraction de seconde plus tard, je sentis une présence à mes côtés et vit mon ami d'enfance se lever pour aller à la rencontre de cette jeune femme. D'un mouvement dénué de motivation, je pivotais pour enfin découvrir le visage de celle qui avait conquis le cœur de mon meilleur ami. Mes yeux se posèrent sur une jeune femme métisse aux cheveux noirs frisés. Ses iris sombre me sondaient alors que ses lèvres teintées d'un rouge carmin me souriaient avec douceur.

Jungkook, je te présente ma fiancée, Ava, la présenta Jayden, son bras entourant sa taille fine.

Ne voulant pas être impoli, je me munis de mon plus beau sourire et lui tendis ma main qu'elle saisit avec douceur.

Enchanté Ava, Jayden m'a beaucoup parlé de toi, répondis-je avec une pointe de sarcasme qui ne passa pas inaperçu aux oreilles de mon ami d'enfance.

Je suis également ravie de faire enfin ta connaissance. Jayden n'a fait que des éloges sur toi.

Je n'en doute pas, répliquai-je sans grande conviction, mon regard ancré dans celui de son fiancé. Bon, eh bien, je vous laisse profiter de votre soirée.

Oh ? Je pensais que nous allions prendre le dessert ensemble, fit la jeune femme, confuse.

Désolé, j'ai une migraine foudroyante, mentis-je en gardant le sourire.

Je comprends. Repose-toi bien dans ce cas, j'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir.

Je n'en doute pas. Encore une fois, j'ai été ravi de faire enfin ta connaissance. Bonne soirée.

Sans épiloguer davantage et sans accorder un seul regard à Jayden, je pris mon trench dans ma main et partis en direction de la sortie. Ce repas ne s'était pas du tout passé comme prévu, cela avait même été un vrai cauchemar. En plus d'avoir appris que mon meilleur ami me cachait des choses, il avait créé une fissure entre nous et je craignais cette fois que cela ne puisse pas se réparer.

•────«•»────•

Le restaurant dans lequel j'avais dîné était à plus de quarante minutes à pied de Manhattan. J'aurais pu prendre un taxi, ou même appeler Tobias pour qu'il vienne me chercher, mais j'aimais marcher la nuit. Fut un temps, après mon agression, j'étais terrifié à l'idée de me retrouver dans les rues de New-York une fois la nuit tombée, toutefois les choses avaient changé. J'avais grandi, muri et j'avais acquis des compétences qui me donnaient l'assurance d'avancer sans aucune once de peur.

Les mains dans les poches, les écouteurs dans mes oreilles, je me laissai emporter par la musique rock qui se jouait, tout en restant à l'affût de ce qui m'entourait. Il était plus de vingt-et-une heures et pourtant, les rues étaient aussi bondées qu'en journée. Je m'attelai à slalomer entre les passants qui, comme moi, profitaient de cette nuit enneigée, quand je fus brusquement ramené à la réalité.

Je sentis une masse lourde heurter violemment mon épaule, me faisant tituber en arrière. Outré par ce manque de politesse, je m'apprêtais à interpeller l'homme qui venait de me bousculer sans ménagement quand une forte douleur à la tête me frappa. Celle-ci fut accompagnée de sueurs froides et de vertiges, annonçant une chose que je connaissais bien maintenant, une prémonition.

Une main contre ma tempe droite, je fermai les yeux, tentant de contrôler et surtout d'analyser le torrent d'images qui défilaient dans mon esprit. Les flashs étaient bien plus lumineux que d'ordinaire, plus bruyants et surtout plus douloureux. Malgré la rapidité avec laquelle ils défilaient, je pus distinguer un jeune homme dont les flocons de neige caressaient sa peau opaline. Sa capuche sur sa tête, je pus tout de même voir ses cheveux bruns qui tombaient légèrement sur son front humide. Son visage qui avait autrefois dû être d'une grande beauté, était défiguré par de récentes ecchymoses et coupures. Ses traits étaient déformés par la tristesse, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues meurtries. Fixant un point droit devant lui, comme s'il me regardait droit dans les yeux, je vis ses lèvres pulpeuses et gercées murmurer des mots que je ne pus entendre. Il avait été battu, j'en avais la certitude. Même si ce n'était que des images, je pouvais ressentir sa tristesse, sa douleur et sa colère. Alors que je pensais que cette vision touchait à sa fin, l'inconnu qui était sur un toit regarda le ciel et se jeta dans le vide, mettant ainsi un terme à sa triste vie.

La brutalité du choc me ramena à la réalité et mes jambes ne purent me retenir plus longtemps. Pris de vertige, je titubai en arrière jusqu'à m'écrouler contre la vitrine d'un magasin de chaussure. La paume contre mon cœur, j'essayai de reprendre contenance et de calmer mon rythme cardiaque qui aurait sûrement terrifié mon cardiologue. Ce garçon allait sauter. Il allait mettre fin à ses jours et je devais empêcher ça.

Réunissant toutes mes forces, je me mis debout, et pris la direction que cet inconnu avait empruntée, espérant le trouver, mais ce fut en vain. La foule était trop dense, et dissimulé sous sa capuche, il était devenu l'aiguille que je cherchais au milieu d'une botte de foin.

Fait chier ! grommelai-je en sortant mon téléphone.

Je devais rentrer chez moi au plus vite et tenter de le retrouver. J'ouvris alors l'application qui me permettait de contrôler Tobias à distance et lui sommai de venir me chercher. Dans la cave du penthouse, j'avais tout le matériel nécessaire pour lui mettre la main dessus, je devais simplement me dépêcher avant que mes souvenirs ne s'estompent.

La détresse qu'il avait ressentie m'avait retourné comme si elle était mienne. D'ordinaire, les visions me montraient des crimes. Cependant, cette fois, mon don m'avait mis sur le chemin de ce jeune homme, il était donc de mon devoir de le sauver de lui-même ou de ceux qui l'avaient mis dans cet état.

•────«•»────•

Une heure était passée et je n'avais toujours aucune trace de ce mystérieux garçon. En rentrant chez moi, j'avais immédiatement enfilé le casque cérébral que mon père avait créé. Ce dernier me permettait parfois, lorsque les prémonitions n'étaient pas trop anciennes, d'en extraire quelques images.

Aujourd'hui, il était plus que nécessaire, car la vision que j'avais eue ne m'avait guère aiguillé sur le jour, l'heure ou même le lieu de ce suicide.

À New-York, tous les toits des immeubles se ressemblaient, comment pouvais-je savoir lequel de ces gratte-ciels allait être le témoin de ce drame ? J'étais seul et il m'était impossible de faire tous les buildings et surtout, je n'avais aucune idée de la ligne temporelle de ces images. Est-ce que cela allait se produire ce soir ? Demain ? Dans une semaine ? Un mois ? Un an ? Je n'avais aucune réponse, et la frustration que je ressentais étais à son paroxysme. La seule chose dont j'étais sûr, c'était qu'il neigerait ce jour-là, réduisant tout de même les possibilités.

Avec tout cela, j'avais presque oublié ce dîner de l'horreur qui m'avait mis en froid avec mon meilleur ami. Ce dernier avait tenté de me joindre à plusieurs reprises, mais Freya refusait automatiquement les appels, obéissant ainsi à l'ordre que je lui avais donné.

J'étais désormais assis sur le sol de la cave, mon repère secret dans ce building qui m'appartenait, et j'attendais pendant que Tobias réalisait un portrait robot avec le peu de souvenir que j'avais. Ce dernier gribouilla quelques traits supplémentaires, puis tourna le calepin vers moi.

Non, plus large son nez et ses lèvres étaient bien plus pulpeuses.

Cela aurait été plus simple si votre mémoire avait stocké l'intégralité de votre vision, répondit le cyborg en reprenant son dessin.

Agacé et blasé, je levais les yeux au ciel avant de soupirer.

Freya, tu as pu extraire des informations utiles de ma prémonition ?

"Non monsieur."

Fait chier.

Le robot me montra une nouvelle fois le portrait et cette fois, mon cœur fit un petit bon dans ma poitrine. C'était lui. Oui, j'en étais persuadé, c'était cet homme.

C'est lui ! m'écriai-je en me levant d'un bon. Bravo Tobi, t'es le meilleur.

Oui, je suis le meilleur. C'est normal, j'ai été programmé pour répondre à tous vos besoins.

Hé, ça va le super cyborg, te la pète pas, répliquai-je avec amusement.

Tobias ne comprit pas mon humour et se leva en me tendant la feuille de papier qu'il avait minutieusement détachée du reste du cahier.

Que souhaitez-vous que je fasse maintenant ? demanda-t-il.

Tu peux me préparer un sandwich ?

Thon mayonnaise ?

Oui, avec des œufs s'il te plaît.

Le robot acquiesça, puis rejoignit l'ascenseur qui le mènerait directement au penthouse. Maintenant que j'avais le visage de cet homme, je pouvais enfin entamer mes recherches. Je m'y installai rapidement sur la chaise à roulette et la fis glisser jusqu'au long bureau où se trouvaient les quatre écrans d'ordinateur sur lesquels je travaillais.

Après avoir scanné l'œuvre d'Art de Tobias, je me mis à fouiller les différentes bases de données que j'avais déjà piratées plus d'une fois. Il me fallut de longues minutes avant de retrouver la trace de cet inconnu. Quand son visage et son nom apparurent sur les écrans, je ne pus détourner le regard.

C'était donc lui, Jimin Park, que j'avais vu sauter du haut d'un immeuble. Dire qu'il était beau était un euphémisme, pourtant le garçon que j'avais vu dans mes visions était plus amaigri et débraillé. Qu'avait-il bien pu lui arriver pour qu'il soit dans cet état ? Mon regard quitta enfin son visage puis je commençai à lire ces informations.

Vingt-deux ans né le 13 octobre 2080 à Harlem, mais pas d'adresse... hein ? Comment ça, pas d'adresse connue ? récitai-je avant de froncer les sourcils. Freya, trouve-moi tout ce que tu peux sur les parents de Jimin Park.

"De suite."

Sans même que je n'ai à lever le petit doigt, toutes les informations demandées apparurent sous mes yeux, des documents officiels, des articles de journaux, dont un avec la photo d'un enfant qui attira mon attention.

Ha-rin Park est morte le 6 juin 2085. Elle a été agressée dans la rue et... merde, il était là. C'était qu'un enfant et il a assisté au meurtre de sa mère, murmurai-je.

Je ne connaissais pas ce garçon et pourtant, ma poitrine me faisait mal comme si cette histoire était la mienne. J'avais à peine connu ma mère, en réalité, je n'avais aucun souvenir d'elle, cependant, à la différence de Jimin, la mienne avait été emportée par la maladie.

"Jungkook, est-ce que vous allez bien ? Votre rythme cardiaque est plus élevé que la normale."

La voix de Freya me ramena sur terre, m'obligeant à quitter le visage de ce petit garçon de cinq ans dont toute trace de joie avait disparu de ses traits.

Oui, je... je vais bien, répondis-je d'une voix basse avant de me concentrer de nouveau sur l'écran.

Le père de Jimin s'était suicidé l'année de son dix-septième anniversaire, laissant derrière lui tout un tas de dettes. Après cela, le jeune homme avait visiblement perdu la maison qui l'avait vu grandir, ce qui expliquait l'absence d'adresse.

Mais où est-ce que je vais te trouver, murmurai-je tout en pianotant sur mon clavier.

Jungkook, votre sandwich, lança une voix robotique derrière moi.

Merci Tobias. Tu peux vérifier que mon équipement est prêt. Je pense que je vais bientôt en avoir besoin.

Le cyborg acquiesça et se dirigea vers l'armoire. La moitié de mon sandwich dans une main, je continuai de pianoter sur mon clavier jusqu'à trouver l'information que je cherchais. Plus qu'heureux d'avoir enfin une réelle piste où commencer mes recherches, je bondis de ma chaise, mon snack entre les dents et les bras levés en signe de victoire.

Jungkook, êtes-vous en train d'avoir une attaque ? me demanda Tobias derrière moi.

Q...quoi ? Non ! répliquai-je, la bouche pleine. Je l'ai trouvé !

Ces robots avaient plein de qualités, mais l'humour n'en était pas une. Cela me manquait parfois d'interagir avec de vrais humains. J'étais conscient que pour cela, je devrais voir du monde, toutefois, je n'en ressentais pas l'envie. Contradictoire comme émotion, pas vrai ?

Mâchant rapidement mon dîner, je notai mentalement l'adresse du club de strip-tease où Jimin Park travaillait depuis plus de deux ans maintenant.

À nous deux Jimin, j'espère que tu n'as pas encore fait de connerie, murmurai-je en me précipitant vers ma tenue.

À moto et vu l'heure tardive, j'étais persuadé d'arriver sur les lieux en une trentaine de minutes, fallait-il encore qu'il y soit.

•────«•»────•

Le grondement de ma Ducati Diavel noire fit écho lorsque je m'engageai dans le petit stationnement à l'arrière de l'enseigne. Le néon violet à l'effigie d'une femme pratiquant du pôle danse illuminait l'espace. La neige avait enfin cessé de tomber, rendant mon trajet moins dangereux et grâce à mon équipement tactique noir dernier cri, je n'avais pas ressenti le froid. Cependant, le trottoir parsemé de neige me rappelait sans cesse que nous étions en décembre et que j'allais à nouveau passer les fêtes de fin d'année seul.

"Jungkook ?"

La voix de Freya dans mon oreillette me ramena à la réalité. Clignant plusieurs fois des paupières, je me stationnai dans un coin sombre à l'abri des regards indiscret, puis je coupai le contact et inclinai mon véhicule sur sa béquille.

Je t'écoute Freya, répondis-je enfin.

"J'ai mis à votre disposition les caméras de surveillance du club. L'homme que vous cherchez est barman."

Je peux avoir accès à ces images ?

"Elles ont été transférées dans votre casque."

Merci Freya.

En appuyant sur le bouton de la visière, j'activai le système de visionnage et analysai les images. Mon attention fut portée sur un jeune homme à la chevelure sombre, attachée en une demi-queue de cheval, qui se tenait derrière le bar, fabriquant toute sorte de cocktail avec son collègue. Travaillait-il toute la nuit ? Si c'était le cas, il me faudrait l'attendre, cela risquait d'être long, alors je descendis de ma moto et cherchai un perchoir où je pourrais me poster afin d'avoir une vue d'ensemble sur la sortie des employés.

•────«•»────•

Trois heures, c'était le temps que j'avais passé, perché sur le toit de cet immeuble de deux étages qui me donnait une vue imprenable sur ma cible. Les écouteurs dans les oreilles, je laissai mes pieds se balancer dans le vide au rythme de la musique qui caressait mes tympans. Le temps me paraissait long depuis que j'étais arrivé ici. Je scrutais chaque personne qui passait cette maudite porte et à chaque fois que je réalisais que ce n'était pas celui que je cherchais, la déception m'envahissait.

Allez Jimin, quand est-ce que tu vas sortir de là ? soupirai-je.

Jungkook, avez-vous pensé à prendre de quoi manger ? intervint subitement une voix dans mon oreillette, me faisant sursauter.

Putain Tobias, tu m'as foutu la trouille de ma vie ! pestai-je.

Pardonnez-moi, ce n'était pas mon intention. Cela fait plusieurs heures que vous attendez dans le froid. Avez-vous besoin que je vienne vous apporter quelque chose ?

Non, merci.

Tobias ne répondit plus rien et pendant un instant, je me demandai même si mon oreillette n'avait pas cessé de fonctionner. Je m'apprêtais à vérifier lorsque je vis la porte-arrière du club s'ouvrir et un garçon correspondant au physique du jeune homme que je cherchais en sortir. Une casquette sur la tête, une cigarette éteinte entre ses lèvres et un sac à dos en tissu sur le dos, Jimin avançait d'un pas lent vers le trottoir qui menait à la rue principale.

Je m'apprêtais à sauter de mon perchoir pour le suivre quand quatre silhouettes imposantes apparurent devant le barman que je surveillais, lui bouchant ainsi le passage. Sans même voir leur visage, je pus deviner à leur posture menaçante et surtout aux armes contondantes qu'ils tenaient dans leurs mains, qu'ils n'étaient pas là pour rigoler.

Quand Jimin leva les yeux de sa cigarette qu'il venait d'allumer et réalisa qu'il était pris au piège, son corps se figea. Il recula ensuite de quelques pas, instaurant ainsi une distance de sécurité entre lui et ses intimidateurs.

Tiens tiens tiens, regardez qui va là, lança le premier homme.

Qu'est-ce que vous voulez ? questionna le jeune barman.

À ton avis, répondit le deuxième assaillant tout en tirant une latte sur la cigarette qu'il tenait entre ses lèvres.

Scott a dit que j'avais jusqu'à demain.

La voix de Jimin tremblait, je pouvais l'entendre de ma cachette.

C'est vrai, mais il nous a envoyé pour être sûr que tu n'oublies pas.

Cette fois, ce fut un homme à la forte corpulence qui prit la parole. Il tenait dans sa main droite une batte de baseball qu'il s'amusait à faire tourner comme les plus grands champions de ce sport. Malgré l'obscurité de la ruelle, je pouvais, grâce aux néons du club, apercevoir leurs sourires mesquins et même pervers. Ces hommes me débecquetaient. Étaient-ils aussi lâches pour s'en prendre à un jeune homme sans défense ? Pourquoi ?

Je ne vous ai pas oublié, assura Jimin en continuant de reculer.

Hm, on va s'en assurer, peut-être même qu'on pourrait s'amuser. Tu sais, joindre l'utile à l'agréable, lança le premier homme en faisant un pas en avant.

Grâce à l'unique luminaire fonctionnel de la ruelle, je pus enfin voir le visage de cet inconnu et une expression de dégout me traversa. Arborant une calvitie précoce et une longue balafre sur la joue, ce dernier n'avait rien d'élégant ni de gracieux, bien au contraire. Néanmoins, ce qui m'écœurait au plus au point, c'étaient les sous-entendus qui venaient de quitter ses lèvres.

Lorsque l'individu tendit sa main dans l'espoir d'effleurer la peau de Jimin, celui-ci se dégagea violemment et repoussa son bras. Je n'avais pas besoin d'être près d'eux pour savoir que ce geste avait très fortement contrarié l'homme à la calvitie. Comprenant que les choses allaient se gâter, je sortis ma matraque télescopique et descendit de mon perchoir. Après une journée aussi longue et frustrante, j'allais enfin pouvoir me défouler.

Passant près de ma Ducati, j'y déposai mon sac afin d'être plus à l'aise dans mes mouvements, puis d'un pas léger, mais rapide, je me précipitai vers mes cibles, impatient de leur apprendre les bonnes manières.

Hé ! m'écriai-je, attirant l'attention des cinq personnes face à moi.

Mon intervention eut l'effet escompté, car tous les visages se tournèrent vers moi. Les quatre intimidateurs me toisaient tandis que Jimin semblait à la fois surpris et soulagé.

Pour qui il se prend celui-là, ricana le plus petit du groupe.

Trace ta route gamin, ça te regarde pas, lança celui au crâne dégarni.

Hm, au contraire, je crois que ça me regarde. C'est mon ami que vous êtes en train d'emmerder. Alors si vous ne voulez pas que je m'énerve, je vous conseille de déguerpir, répliquai-je, ma matraque dissimulée derrière mon dos.

Si je n'avais pas suivi l'entraînement de Tobias, jamais, je n'aurais pu affronter quatre gaillards aussi costauds, mais ce soir, j'étais confiant. Je savais que je ferais le poids contre eux.

Ma menace ne les impressionnait pas, cependant elle eut au moins le mérite de les faire rire, déclenchant un ricanement cynique de ma part également.

Pourquoi personne ne me prend jamais au sérieux ? soupirai-je en shootant dans un petit caillou qui se trouvait à mes pieds.

À présent, j'étais à la hauteur de Jimin qui ne m'avait pas quitté des yeux, totalement abasourdi. Est-ce que j'avais quelque chose sur le visage ? Enfin, à part mon masque. Pourquoi me fixait-il de la sorte ?

Perdu dans ma rêverie, je vis tout de même du coin de l'œil l'homme qui se trouvait à ma droite bouger. Devinant son intention d'attaquer, j'eus largement le temps d'esquiver son coup et ce fut ainsi que le combat commença.

De ma main droite, je saisis au vol la barre de fer qui avait eu pour but principal de me blesser, puis j'assénai un coup puissant contre le visage de mon assaillant avec l'aide de ma matraque. N'ayant pas dit son dernier mot, ce dernier tenait toujours fermement son arme alors, sans hésitation, je lui donnai un coup de pied en plein sternum, le faisant ainsi valser en arrière.

Portant mon attention sur le nouvel attaquant, je vis dans ma vision périphérique que Jimin savait en réalité très bien se défendre. Il venait d'offrir au crâne dégarni un uppercut suivi d'un coup de pied retourné qui me laissa pantois. Comment un garçon si frêle et petit, pouvait-il avoir autant de force ? En deux attaques, il venait de mettre K.O un homme qui faisait deux fois sa carrure.

Je n'eus pas le temps de m'attarder sur ses exploits que je sentis une violente douleur se propager dans ma joue. L'individu qui n'avait pas ouvert la bouche depuis leur arrivée m'avait frappé en plein visage et le coup de poing américain qui ornait ses phalanges avait failli venir à bout de mes molaires.

Fils de pute, crachai-je.

Poussé par l'adrénaline et la rage, je me jetai sur mon adversaire, le frappant à plusieurs reprises. Ma matraque télescopique était une extension de mon bras droit, mais mes armes les plus redoutables étaient mes jambes. À chaque coup de pied, j'entendais les gémissements et les plaintes de douleur de mes adversaires, et quand l'assaut était plus fort, je pouvais sentir leur os se briser.

J'ignorais combien de minutes de combat avait duré, mais j'en avais assez. Voyant une bonne ouverture pour mettre mon adversaire hors d'état de nuire, je fis un pas en arrière, puis je levai ma jambe droite, lui envoyant ainsi un coup de pied latéral en plein visage.

Sans grande surprise, le corps de mon assaillant tomba lourdement au sol après que celui-ci a tourné de l'œil tant le coup fut puissant. Soulagé et essoufflé, je ne pris pas le temps de me reposer et je pivotai juste à temps pour voir Jimin en finir avec son rival.

Lui aussi éreinté, le brun se laissa tomber sur les fesses, la tête penchée en avant. En le voyant si statique, la panique me gagna et je me précipitai vers lui, tout en rangeant mon arme.

Est-ce que ça va ? demandai-je en tendant ma dextre pour attirer son attention.

Quand ma main effleura son épaule, Jimin s'en dégagea brusquement, me faisant reculer de surprise. D'un mouvement rapide, il se mit debout et me fusilla du regard. Il était en colère, je pouvais le voir à la lueur sombre qui brillait dans ses yeux noirs, ce que je ne comprenais pas en revanche, c'était pourquoi ce sentiment m'était dirigé. Je venais de lui sauver la vie.

Est-ce que tu vas bien ? questionnai-je de nouveau avant de voir le filet de sang qui coulait de la commissure de ses lèvres. Tu es blessé.

Inconsciemment, mon bras se leva dans l'espoir d'examiner cette coupure, mais mon geste fut contré avec la même brutalité que la première fois.

Qu'est-ce que tu veux ? me demanda Jimin d'un ton acerbe en ramassant son sac à dos qui avait fini dans une flaque. Putain c'est dégueulasse. J'espère que c'est pas de la pisse, grommela-t-il en levant l'objet qui dégoulinait d'un liquide douteux.

Je voulais juste t'aider.

J'avais l'air d'avoir besoin d'aide ? cingla ce dernier en prenant cette fois sa casquette qui s'était échouée quelques mètres plus loin.

Euh, oui. Ces mecs allaient te casser la gueule.

Je sais me défendre. Je n'ai pas besoin qu'un superhéros en collant vienne à mon secours.

L'ingratitude dont il faisait preuve me fit rire nerveusement. Je comprenais ce type de comportement, après tout, il était seul depuis si longtemps et d'après ce que j'avais pu lire sur lui, il avait tout perdu. Toutefois, j'étais de son côté, alors pourquoi faire preuve d'une telle animosité à mon égard ?

Pour commencer, je ne porte pas de collant, et je sais pas si tu as vu la même chose que moi, mais je viens de te sauver la vie.

Me sauver la vie ? gloussa-t-il en se tournant vers moi avant de perdre son sourire et de froncer les sourcils. Attends, mais c'est que tu crois réellement à ce que tu viens de dire ? Tu penses vraiment que tu viens de me rendre service là ?

Oui.

Ok, tu m'as aidé pour cette fois, mais demain, ce sera pire. Ils vont rentrer et se plaindre à leur patron qu'un mec habillé en noir et qui se prend pour Daredevil leur a mis une branlée à cause de moi !

— Daredevil s'habille en rouge et il est aveugle, dis-je sans réfléchir, provoquant la colère de mon vis-à-vis.

Je m'en bats les couilles ! cria-t-il . Tu crois qu'il va se passer quoi maintenant ? Qu'ils vont laisser tomber ? Non ! Ils vont revenir, et cette fois, ils me tueront à cause de toi !

Vu sous cet angle, il était vrai que la situation semblait dramatique, néanmoins, je ne comptais pas l'abandonner comme ça. Je devais l'aider, il le fallait si je voulais empêcher ma prémonition de se produire, la question était : me fera-t-il confiance ?

Je peux te protéger d'eux, lançai-je avec assurance tout en bombant malgré moi le torse pour montrer ma motivation.

Me protéger ? répéta Jimin les sourcils haussés.

Oui, assurai-je en hochant la tête.

Cette fois, un éclat de rire le quitta, me faisant sursauter tant cette réaction était inattendue. À quelques pas de lui, je l'observai, et en écoutant le son qui sortait de ses lèvres, je me surpris à le trouver si mélodieux et doux. Les lampadaires de cette ruelle avaient été vandalisés, rendant l'endroit sombre. Pourtant, grâce au néon violet de l'enseigne, je pouvais distinguer les traits de ce visage dont la mâchoire gardait encore les traces des anciens coups qu'elle avait subis.

C'est ça, pouffa Jimin en plaçant sa casquette sur sa tête. Allez, fous le camp, je suis sûr qu'il y a une demi-douzaine de jouvencelles en détresse qui seront très intéressées par ton offre.

Son sarcasme et son mépris commençaient très sérieusement à me taper sur les nerfs, mais je pris sur moi pour ne pas exploser.

Je suis sérieux, martelai-je.

Pourquoi tu ferais ça ? On se connait ?

Non, mais c'est mon devoir.

Ton devoir ? T'es quoi ? Un putain d'Avengers ?

Non je-

Écoute, j'ai pas le temps, ni l'envie de rentrer dans ton trip de superhéros. Tu te sens peut-être invincible dans tes vêtements noirs et derrière ton masque, mais ici, c'est le monde réel, me coupa-t-il d'un ton plus dur. Je te remercie pour ce soir, mais maintenant dégage d'ici et arrête de te mêler des affaires des autres ou tu finiras par te faire tuer.

Il tourna ensuite les talons et se mit en marche avec l'intention de rejoindre la rue principale. Ces paroles étaient cruelles, dures à entendre pour moi qui faisais de mon mieux pour aider mon prochain, mais même s'il avait blessé mon égo, je refusai d'abandonner.

Jimin, attends ! l'appelai-je en courant jusqu'à lui.

Quand il entendit son prénom, le concerné se figea et pivota subitement vers moi, me coupant l'herbe sous le pied.

Comment tu connais mon prénom ? demanda-t-il en pivotant vers moi.

Je... je...

Vite, trouve un truc, criait ma conscience. Après tout, je ne pouvais pas lui dire que je connaissais presque toute sa vie.

— J'ai entendu l'un des gars t'appeler comme ça, répondis-je, priant pour qu'il croie à mon mensonge.

Hm.

C'est à ton tour de m'écouter. Je sais qu'on ne se connait pas et que tu n'as aucune raison de me faire confiance, mais s'il te plaît, laisse-moi t'aider.

Je m'attendais à une réponse tout aussi cinglante que les autres et pourtant, aucun son ne sortit de sa bouche. À la place, il me scruta de la tête aux pieds, réalisant enfin que je faisais pratiquement une tête de plus que lui. Ce détail sembla l'amuser si j'en crus le sourire qui venait de prendre vie sur la commissure de ses lèvres.

T'es peut-être pas un gamin près tout.

Non, je n'en suis pas un. Alors, tu vas accepter mon aide ou pas ?

À moins que tu aies un demi-million à me prêter dans les prochaines vingt-quatre heures, je ne vois pas en quoi tu me seras utile.

C'est ce qu'ils voulaient ? De l'argent ?

Oui.

Qui sont ces mecs ?

Pourquoi je te le dirais ? Je te le répète, on se connait pas.

C'était vrai, on ne se connaissait pas, il n'avait donc aucune obligation de me répondre, pourtant j'avais besoin qu'il le fasse. Je ressentais le besoin d'établir un lien de confiance entre nous, c'était nécessaire si je voulais éviter le drame qui risquait encore de se produire. Cinq cent mille dollars, qu'était-ce une telle somme pour moi qui avais assez d'argent pour envoyer mes enfants et mes futurs petits enfants à la faculté ? Rien, alors si c'était ce dont il avait besoin pour effacer sa dette et réprimer ses pulsions suicidaires, je les lui donnerai.

Parce que je peux te prêter l'argent.

Génial, pouffa Jimin en baissant mollement la tête. Donc, je règle une dette auprès d'un gang et j'en contracte une avec toi. T'en as d'autre des idées de merde ?

Eh, j'essaie de t'aider ! m'emportai-je, agacé par sa condescendance.

Mais je ne t'ai rien demandé ! beugla-t-il.

Le ton était monté et notre énervement aussi. Cependant, même si je mourrais d'envie de tourner les talons et de le laisser se noyer dans ses problèmes, ma conscience m'ordonnait de rester et de remplir mon devoir. J'avais promis de sauver chaque personne dont mes visions me montreraient la mort. Jusqu'à aujourd'hui, cela avait toujours été simple, du moins plus facile que ce soir. D'ordinaire, je devais me battre avec des brutes ou empêcher des incidents domestiques, mais ce soir, j'étais face à l'homme le plus têtu et fier qu'il m'avait été donné de connaître. En fait, j'étais face à une version plus jeune de moi.

Un silence de plomb venait de s'installer entre nous. Seuls les bruits de la ville et nos respirations étaient audibles dans ce cul-de-sac où l'odeur d'urine mélangée aux ordures primait. Nos regards ancrés l'un dans l'autre, aucun de nous n'osait répliquer. Jimin me sonda avec méfiance et colère. Il me méprisait, je pouvais le voir à travers ses yeux et en même temps, je percevais autre chose. De la peur, de l'angoisse, du désarroi, mais surtout une profonde tristesse qu'il semblait dissimuler. Comment je savais tout ça ? Parce que j'étais comme lui, encore aujourd'hui, je l'avais été avec Jayden. Jouer la carte de l'insolence et de l'indifférence pour dissimuler nos faiblesses et notre peine, c'était ce que faisaient les personnes brisées. La différence entre nous était mon compte en banque et mes conditions de vie. Je connaissais les aspects publics de sa vie sans en connaître les tréfonds et pourtant, au fond de moi, j'avais la sensation que nous étions pareils. C'était cela qui me poussait à ne pas abdiquer.

Tu n'auras aucune dette envers moi. Je te donne l'argent, tu n'auras pas besoin de me le rendre. Je... S'il te plaît, fais-moi confiance. Je veux juste t'aider.

Sans m'en rendre compte, ma voix était devenue plus douce, presque suppliante, ce qui me surprit. Pourquoi mon corps réagissait-il ainsi ? Pourquoi ressentais-je le besoin viscéral de le sauver de lui-même ?

Je te connais pas, répondit Jimin d'une voix plus fragile, son regard verrouillé au mien. Comment je pourrais te faire confiance alors que je ne connais même pas ton visage et qu'à cause de toi, je vais sûrement me faire tabasser à mort ou pire ? Je... je ne peux pas faire confiance aux autres. Je dois me débrouiller seul et c'est ce que je vais faire.

C'était donc cela qui le freinait ? L'incapacité à voir mon visage ? Qu'est-ce que cela changerait ? Si je lui montrais, aurait-il plus confiance en moi ? De toute façon qu'avais-je à perdre ? Il y avait des millions d'habitants à New-York, quelles seraient les chances que l'on se recroise ?

Avec une pointe d'hésitation et d'anxiété, je passai une main derrière la tête et appuyai avec mon index sur le clip de mon masque, libérant ainsi la partie inférieure de mon visage de son emprise. Baissant la tête, je laissai l'accessoire en métal léger tomber dans ma paume, puis je pris une grande inspiration pour me donner du courage avant de lever la tête.

Quand je croisai enfin le regard de mon vis-à-vis, ce dernier écarquilla les yeux une seconde avant d'entre-ouvrir la bouche et de murmurer des paroles qu'il aurait certainement préférées que je n'entende pas.

Putain de merde, t'es un casse-couille, mais t'es canon.

J'étais beau, je le savais, on me le répétait depuis mon enfance. Toutefois, l'entendre de la bouche d'un parfait étranger qui lui aussi dégageait une beauté des plus époustouflantes incendia mes joues.

Attends, mais je te connais, reprit-il après avoir visiblement retrouvé ses esprits. Tu es le fils de ... putain, comment il s'appelle ? Roh fait chier, je l'ai sur le bout de la langue, pesta Jimin.

Mes yeux s'écarquillèrent quand je compris ses mots. Comment avais-je pu oublier ce détail ? Évidemment qu'il allait me reconnaître, mon visage avait été placardé sur tous les écrans de la ville lorsque j'avais élu Aaron Weels président de la Jeon Corps. Le pays entier n'avait parlé que de cela, jugeant mon choix de me retirer de l'entreprise de mon père comme un véritable manque de respect et une honte envers lui.

On t'a déjà dit que tu étais super vulgaire ? lui dis-je, tentant de dévier la conversation.

Je t'emmerde, répliqua rapidement ce dernier avant qu'un sourire malicieux ne s'étire sur ses lèvres. Jaekyun Jeon, c'était le nom de ton père. Tu es l'héritier de l'empire Jeon et le PDG de la Jeon Corporation. C'est ça, pas vrai ?

Gêné par mon idiotie et ma naïveté de croire qu'un peu d'anonymat m'était encore accordé, je reculai de quelques pas, m'éloignant de la lumière des néons et dissimulant ainsi mon visage. Face à moi, Jimin ne perdait pas son espièglerie, ce qui me fit déglutir. Avais-je fait une erreur en dévoilant ainsi mon identité ? Quelque chose me disait que je n'allais pas tarder à avoir une réponse à cette question.

Alors quoi, ta petite vie de gosse de riche est trop ennuyeuse, pour que tu joues les superhéros ? lança le brun en continuant d'avancer alors que je reculais.

Son regard venait encore de changer. La moindre trace de vulnérabilité avait disparu pour laisser à nouveau place au mépris et à la colère. Qu'est-ce qui avait provoqué cela ? De mon côté, j'avais l'impression que mon cœur allait bondir hors de ma cage thoracique. Jimin ne me faisait pas peur, c'était l'échec que je craignais, et l'initiative que j'avais prise venait visiblement me porter préjudice.

Non, je ... j'ai seulement envie d'aider les autres du mieux que je peux.

Pourquoi ? Ça te fait triper d'être un samaritain ? Que l'on te soit redevable ? cracha Jimin avec dédain.

Cela ne pouvait plus continuer. Je voulais l'aider, je le désirais réellement, mais je ne supportais plus de subir ses attaques. Mon poing libre serré et l'autre tenant fermement mon masque, je me stoppai enfin, prêt à le confronter.

Pourquoi es-tu si cruel ?

Parce que je hais les mecs comme toi. Vous vous croyez au-dessus des autres parce que vous êtes nés avec une cuillère en argent dans la bouche, cingla-t-il d'un ton glacial avant de reprendre sans rien perdre de son agressivité. Qu'est-ce que tu fous à Harlem ? Tu passais par là à la recherche d'une princesse en détresse et tu as eu pitié de moi ? C'est pour ça que tu es intervenu ? Tu veux me prêter ton argent, pourquoi faire ? Me montrer que tu es supérieur à moi ?

Ahuri, déboussolé, choqué, voilà ce que j'étais. Comment pouvait-il être à ce point erroné ? Et surtout, comment allais-je rattraper cette catastrophe qu'était notre échange ?

Tu es complètement à côté de la plaque ! répliquai-je en haussant légèrement le ton. Je ne me sens supérieur à personne contrairement à toi ! Ça fait même pas une demi-heure qu'on se connait et tu es sans doute le mec le plus borné, désagréable et hautain que je connaisse ! Je suis là pour t'aider ! Rien ne m'obligeait à m'arrêter et à te tendre la main. Je l'ai fait par bonté de cœur, car je sais ce que ça fait d'être acculé par autant de personnes ! Tout ce que tu penses savoir de moi, tu l'as lu dans un magazine ou dans les journaux, donc tu ne me connais pas. On peut faire un concours de celui qui a le plus souffert, mais je ne suis pas sûr que tu en ressortiras vainqueur !

Ma voix résonna dans la ruelle, clouant le bec à mon cadet. Ce dernier s'était tu durant mon laïus, gardant son regard ancré au mien, et à mesure que je crachais mon désarroi et plaidais ma cause, ses muscles semblèrent se détendre.

Si tu lis les journaux, alors tu sais ce qui m'est arrivé. Voilà pourquoi j'ai décidé d'aider les autres, pour éviter que ce que j'ai subi n'arrive à quelqu'un d'autre, à toi par exemple. Je ne suis pas là pour que tu me sois redevable, ça n'a jamais été mon truc. Je suis là pour t'empêcher de-

Réalisant que je m'apprêtais à en dire trop, mes lèvres se scellèrent d'elles-mêmes, attisant la curiosité de mon vis-à-vis. Ce dernier se tenait droit face à moi, les bras le long du corps, il semblait confiant, cependant les tics nerveux que j'apercevais me prouvaient le contraire. Depuis qu'il m'avait reconnu, ses doigts ne cessaient de tirer sur les fils de couture de son jean délavés, tandis qu'il mordait nerveusement les peaux mortes de ses lèvres gercées par ce froid glacial.

Je ne suis pas ton ennemi, Jimin, mais si tu t'entêtes à refuser mon aide et que tu continues d'être si détestable avec moi, alors, je m'en vais, conclus-je d'une voix plus basse, démontrant ma résignation.

Je jouais à présent ma dernière carte. J'espérais sincèrement que mon discours et mes mots l'avaient convaincu de me laisser une chance. Cependant, si ce n'était pas le cas, il me faudrait trouver une autre solution, car il était hors de question que ma prémonition se réalise.

Sans rien ajouter, je tournai les talons pour rejoindre ma moto qui était garée dans l'ombre jusqu'à ce qu'une voix m'interpelle, me faisant sourire de satisfaction.

Attends, m'appela Jimin avec prudence. Est-ce que je peux réellement te faire confiance ?

Tu as vu mon visage et tu connais mon nom. Si tu le voulais, tu pourrais dire à tout le monde que je suis Shadow, et tu me demandes à moi si tu peux me faire confiance ? répondis-je en pivotant vers lui.

Ok, sur ce coup, tu as raison, pouffa le brun sans une once d'amusement, je voyais là une certaine crainte. Excuse-moi d'être aussi con. Je suis comme ça, j'y peux rien, je fais confiance à personne.

Je pourrais dire que ça fait partie de ton charme, mais ce serait mentir.

Ta gueule, gloussa-t-il, avec sincérité cette fois avant de perdre son sourire. J'accepte ton aide, mais je te rembourserai chaque centime. Je te demande simplement de me laisser du temps.

Si ça te fait sentir mieux et moins assisté, alors ok. Tu prendras les années que tu veux. Ce n'est pas comme si j'en avais besoin.

Tss, frimeur, pouffa Jimin en levant les yeux au ciel.

En parfaite synchronisation, nous nous mîmes à rigoler et je fus surpris de voir à quel point nos rires s'accordaient. Finalement, quand il n'était pas sur la défensive, ce jeune homme n'était pas si détestable. En le regardant, je ne pus cependant m'empêcher de penser à la détresse qu'il avait ressentie avant de sauter de cet immeuble. Il était si désespéré, si éreinté. Comment un garçon avec un tel sourire pouvait-il cacher une si grande détresse ? C'était avec ce genre de vision que je me rendais compte que parfois, le bonheur n'était qu'un masque, et que derrière, se cachait une profonde noirceur qui vous consumait.

Quand est-ce que tu dois leur donner l'argent ? demandai-je après plusieurs minutes de silence.

Au plus tard demain soir. Je... j'ai essayé de leur rembourser, mais à chaque fois, le coût augmentait, me répondit Jimin, en détournant le regard.

Je peux te demander pourquoi tu as emprunté cet argent ?

Ce n'est pas moi. C'est mon père. Ma... ma mère était malade. Elle souffrait d'une leucémie et on n'avait pas assez d'argent pour payer un traitement. Mon père avait essayé de faire un emprunt à la banque, mais ça n'a pas suffit, m'expliqua-t-il avant de laisser échapper un rire nerveux.

Leucémie. Ce mot me glaça le sang lorsqu'il atteignit mes tympans. C'était aussi ce fléau qui avait emporté ma propre mère. Encore un triste point commun que nous avions.

Tu veux savoir le plus drôle ?

Sa question n'en était pas réellement une, je le savais, cependant je hochai tout de même la tête, conscient que ce garçon ressentait l'envie désespérée de se confier à quelqu'un.

Ma mère est morte trois semaines après le début de son traitement, m'avoua ce dernier, la voix tremblante. Mon père a hypothéqué notre maison et contracté une dette auprès d'un mafieux et au final, elle a été tuée par un voyou qui l'a poignardée pour lui voler son sac.

Où... où est ton père maintenant ? osai-je demander, même si je connaissais la réponse.

Mort, lança simplement Jimin sans grande émotion. Ce lâche s'est suicidé. Après la mort de ma mère, il s'est mis à boire et bien-sûr, il s'est encore plus endetté. Quand les emmerdes ont commencé à frapper à notre porte, il s'est pendu dans notre salon et m'a laissé toutes ses dettes. Les huissiers n'ont pas tardé à venir prendre la maison et je me suis retrouvé à la rue.

Je suis désolé, lui dis-je, même si je savais que cela ne changerait rien à la peine qu'il ressentait. Tu ne mérites pas ça.

Qu'est-ce que tu en sais ? pouffa-t-il. Tu me connais pas. Qui sait, je pourrais être un véritable connard.

Non, je n'y crois pas une seule seconde. Mon instinct se trompe rarement quand ça concerne les humains. Quand je te regarde, je ne vois pas de méchanceté. Tu es insolent, et t'as un sacré culot, mais tu me sembles être une bonne personne. C'est la vie qui n'a pas été tendre avec toi.

Après avoir écouté mon monologue élogieux sur sa personne, Jimin se mit à rire de bon cœur, me faisant sourire aussi.

Ralala, vous les superhéros, vous voyez le bien chez tout le monde. Qu'est-ce que vous êtes chiant, répliqua-t-il en enfouissant ses mains dans ses poches.

Insolent et ingrat, me moquai-je, m'attirant un joli doigt d'honneur.

Un nouveau silence nous entoura, et sans comprendre pourquoi, je n'avais pas réellement envie que cet échange se termine. Je ne le connaissais pas et même s'il avait été détestable, je commençais à l'apprécier. Si je mettais de côté son sale caractère, il était drôle et surtout, il pourrait comprendre mieux que quiconque ce qui me poussait à revêtir ce masque.

Jimin n'avait nulle part où aller, et moi, je vivais seul depuis si longtemps. Est-ce qu'il accepterait de venir avec moi, au moins pour être à l'abri jusqu'à ce que ses dettes soient payées ? Je voulais garder un œil sur lui, minimisant ainsi les chances qu'il ne monte sur ce toit.

Est-ce que tu as un endroit où dormir ce soir ? demandai-je sans prendre de pincettes.

La question soudaine et un peu personnelle surprit Jimin qui haussa les sourcils avant de pouffer, cachant ses lèvres pulpeuses derrière sa paume.

Tu ne perds pas de temps toi, répliqua-t-il. Tu penses que parce que tu acceptes de m'aider, je vais me glisser dans ton lit ?

Quoi ? Non ! Non ! Je ne -

Face à son éclat de rire, je m'interrompis avant de comprendre qu'il se jouait de moi. Levant les yeux au ciel, je grattai nerveusement ma nuque, gêné qu'il arrive si facilement à me déstabiliser.

Tu peux être sérieux deux secondes ? soupirai-je, tentant de cacher ma gêne.

On t'a déjà dit que tu étais chiant à mourir ?

Cette fois, ce fut lui qui roula des yeux, visiblement blasé par ce qu'il jugeait être du manque d'humour. J'avais de l'humour, mais je savais aussi être sérieux lorsque c'était nécessaire, et à cet instant ça l'était.

On rigolera plus tard. En attendant, si tu n'as nulle part où aller, j'ai un penthouse avec trois chambres et un frigo plein. Je... Je peux t'accueillir pour la nuit si tu veux et demain, on ira payer ta dette, lui proposai-je, craignant de subir encore ces railleries.

Jimin me sonda un instant, muet comme une tombe, et son regard perçant me déstabilisait bien plus que la normale.

J'accepte de venir, mais je te préviens, je ne couche pas le premier soir, et puis tu es trop vieux.

Les sourcils haussés, je ne savais dire s'il était sérieux ou non. Pensait-il réellement que je l'amenait chez moi dans l'espoir de coucher avec lui ? Il était attirant, c'était une certitude et il le serait davantage une fois lavé, cependant, l'éventualité de partager un moment intime avec cet inconnu ne m'avait jamais traversé l'esprit.

Trop vieux ? Je viens à peine d'avoir vingt-sept ans ! m'offusquai-je.

Eh moi j'en ai tout juste vingt-deux. C'est ce que je dis, trop vieux, me taquina Jimin.

Ok, et puis, qui te dit que je suis gay ? répliquai-je, les bras croisés contre ma poitrine.

Tu ne l'es pas ?

L'amusement et le ton taquin de mon vis-à-vis me laissa quelque peu pantois. Devais-je rentrer dans son jeu et répondre à la question ? Après tout, il s'agissait de ma vie privée, cela ne regardait que moi.

Bon, on y va ?

C'est bien ce qui me semblait, ricana Jimin avec espièglerie. On t'a déjà dit que tu es sacrément mignon quand tu rougis ? Non, parce que moi, je te le dis.

O-ok, tu peux arrêter ? Tu me mets mal à l'aise, bafouillai-je, les joues brûlantes, en lui tournant le dos.

Rolala, en plus de pas être drôle, t'es coincé du cul. On va bien se marrer, répliqua mon cadet avec sarcasme en levant les yeux au ciel. Bon, je te suis le superhéros.

Derrière moi, je pouvais entendre l'amusement de mon colocataire d'une nuit. Ce garçon était le total opposé de celui que j'avais rencontré quelques minutes plus tôt. Il paraissait plus heureux et à l'aise, et j'aimais cela. Est-ce qu'il commençait à me faire confiance ? Je l'espérais sincèrement. De ce que j'avais compris, il était assez solitaire par choix ou par obligation, je n'en savais rien. Cependant, si ma présence et mon aide pouvaient l'éloigner de ces pensées noires, alors j'étais prêt à supporter son sarcasme et ses taquineries.

Lorsque nous arrivâmes près de ma moto, je l'enfourchai avant de poser la pulpe de mon pouce contre le capteur digital, allumant ainsi l'engin qui gronda dans cette ruelle miteuse.

Putain, t'es vraiment pété de tunes toi, lança Jimin, en observant mon véhicule avec envie.

Sa vulgarité me fit rire pendant que je saisissais mon casque et lui tendais.

Enfile ça et grimpe, lui dis-je.

Wouah, mais il est galant en plus ! me taquina ce dernier en prenant le casque entre ses mains. Épouse-moi, tu veux bien ?

Tais-toi et monte sur cette moto, ricanai-je en tendant ma main pour l'aider à grimper.

Le brun se mit à rire tout en enfilant la protection, et prit ma main. Sans grand effort, je l'aidai à monter sur la moto et je fus surpris qu'il se colle à moi, passant ses bras autour de ma taille.

Je ne suis jamais monté sur un engin comme ça, alors vas-y mollo ou je te frappe, me menaça Jimin en fermant son poing devant mon visage.

Je te fais confiance, je sais que tu as un sacré crochet du droit.

Je pus l'entendre glousser à travers le casque, ce qui me fit sourire à mon tour. Avec prudence pour ne pas l'effrayer, j'enclenchai la première vitesse et fis demi-tour afin de prendre la route principale, direction Manhattan.

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