~ 𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚝𝚛𝚘𝚒𝚜 ~ 𝓘𝓼𝓪𝓫𝓮𝓵𝓵𝓪
Oui, il n'y avait aucun doute. Mère allait forcément voir ma robe abîmée, que j'avais négligemment déposée — à bien y réfléchir, plutôt jetée ! — sur mon lit. Je me mis en route avec un soupir, traînant des pieds, et me retrouvai en fin de cortège. Je n'avais aucunement envie d'accélérer le pas pour les rejoindre, aussi restai-je en arrière. Je fus bientôt rejointe par Leopold, qui ralentit l'allure pour se porter à mes côtés. Je demeurai muette, malgré son regard mi-réprobateur, mi-compatissant. Ce fut lui qui prit la parole le premier.
« À quoi pensais-tu donc, allons ? Croyais-tu que l'intervention d'Olivia allait lui faire oublier ton incartade ? Elle ne fait jamais l'impasse sur rien, Isa. Surtout en ce qui te concerne.
— Je sais bien, mais...
— Mais quoi ? Si Olivia n'avait rien fait, Mère t'aurait sanctionnée dans la salle du trône et pas dans ta chambre. Tu sais comme elle est occupée après la Lecture. Jamais elle ne serait venue dans ta suite aussi vite, et tu aurais eu le temps de faire repriser ta robe pour pas qu'elle ne la voie. Alors que là, tu t'es jetée dans la gueule du loup. Dans moins de cinq minutes, nous serons dans tes appartements. Comptes-tu emprunter le bracelet de vitesse d'Olivia, courir dans ta chambre et réparer ta robe avant qu'elle n'arrive ? Tu sais très bien que c'est impossible.
— Une servante sera peut-être passée dans ma chambre, aura vu ma robe et l'aura lavée et recousue, tentai-je, sachant pourtant pertinemment que je me faisais des illusions.
— Ne sois pas ridicule, persifla Leo. La Lecture s'est terminée il y a une dizaine de minutes à peine. Une servante n'aurait jamais eu le temps de remettre entièrement en état ta robe en si peu de temps. De plus, une domestique assiste à la Lecture, quand elle ne la réalise pas elle-même. Si elle s'était rendue dans ta chambre plutôt que d'assister à la Lecture et qu'on l'avait surprise, elle aurait été sanctionnée. Et personne de sensé ne s'expose à ce châtiment pour quelque chose d'aussi... futile qu'une robe.
— ... Tu as raison, admis-je avec un soupir et à contrecœur.
— Bien sûr que j'ai raison. »
Nous nous tûmes et parcourûmes le reste du chemin dans un silence des plus complets. Cependant, Leo voyait bien que je me mordillais la lèvre, un tic récurent chez moi.
« À quoi penses-tu ? »
Je sursautai, prise de court.
« Elle va me punir..., hésitai-je
— Cela va de soi, fit-il de son éternel ton formel et condescendant, qui me donnait envie de l'étrangler. Et donc ?
— Qu'est-ce qu'elle va me faire... »
Ce n'était pas une vraie question. Et je n'y attendais pas de réponse. Pourtant, j'en reçus une. Et elle m'inquiéta plus qu'autre chose.
Leopold posa la main sur mon épaule. Je tournai la tête vers lui, et le vis froncer les sourcils, en même temps que son visage se décomposait en une expression de... d'inquiétude ? Je n'arrivais pas à croire. Leo n'avait jamais peur. Du moins, c'est ce que je croyais.
« Est-ce que tu sais quelque chose ? »
Il hocha la tête, et à contrecœur, je le voyais bien.
« Leopold. Dis-moi.
— Tout ce que je peux te révéler, c'est que ça ne sera pas plaisant. Plus que tu ne le penses. À vrai dire, je ne pensais pas qu'ils pouvaient appliquer cette sanction dès cet âge là... mais ils faut croire que désormais, oui. »
Il commençait vraiment à m'inquiéter. Je tentai encore de lui tirer les vers du nez. En vain.
« Leo, j'ai le droit de savoir ce qui m'attend.
— Non, je t'ai dit ! Je ne veux pas. Je ne peux pas... »
Nous nous arrêtâmes brusquement. Nous étions arrivés. Lorsque Morgane se tourna vers moi, et fit un léger signe de tête en avant, je pris une inspiration tremblante, et m'avançai vers la porte. Je savais que c'était moi qui devait ouvrir à la Reine. Je contournai Père, et posai la main sur la poignée ornée de dorures. Je sentais le regard inquisiteur de Mère trouer mes vêtements pour venir me brûler la peau. J'ouvris doucement la porte, et reculai pour laisser passer ma famille. Je voyais bien que ma fratrie avançait à contrecœur, surtout Leopold et Morgane, qui savaient ce que Mère allait faire. Le dégoût plissait visage d'habitude impassible de l'Héritière, et Leo semblait presque au bord des larmes.
Je vis Mère avancer directement vers ma chambre. Et y pénétrer, suivie par les autres. Je restai quelques pas en retrait, tentant tant bien que mal de maîtriser ma respiration galopante. Mère n'avait jamais été réputée pour sa clémence. Elle n'avait jamais hésité à infliger un châtiment dur à la mesure d'un acte grave. Vouloir délibérément manquer la Lecture en était assurément un. Et surtout, jamais Mère n'aurait adouci une punition en prenant pour excuse les liens filiaux. J'allais devoir m'exposer à ce que je méritais pour avoir tenté de sécher la Lecture.
Je pénétrai dans ma chambre avec la joie de vivre d'un condamné à mort qui monte sur la potence, potence ici remplacée par ma propre chambre, qui me semblait en cet instant pareille à l'échafaud. D'ailleurs, la pièce en avait l'ambiance. Morgane, Leopold, Olivia, Michael et Élisa s'étaient alignés de part et d'autre des murs, Père était légèrement en retrait, tandis que Mère était dressée devant mon lit. Ma robe bleue sale et aux multiples déchirures à la main.
« Alors ?, débuta Mère d'un ton tranchant bien que calme. Qu'as tu à nous dire ?
— Je suis désolée.
— Désolée ? Mais désolée de quoi ?, explosa presque Mère. De m'avoir menti ? D'avoir poussé, même involontairement, ta petite sœur à faire exploser une serre pour te couvrir ? D'avoir été déconcentrée pendant la Lecture ? Ou pire, d'avoir voulu la manquer volontairement ? Mais à quoi pensais-tu donc !
— Adelis, calme-toi, intervint Père en lui posant une main apaisante sur l'épaule. T'énerver comme ça n'amènera à rien.
— Alors que veux-tu que je fasse, Julian ? répondit sa femme d'un ton aussi sec qu'un désert en plein été. Passer l'éponge aussi facilement, faire comme si notre idiote de fille n'avait jamais fait ce qu'elle a fait ?
— Non, bien sûr. Je voudrais juste que tu maîtrise ta colère. Et ta peur.
— Je n'ai pas..., protesta Mère, qui ne put finir sa phrase.
— Bien sûr que si, tu as peur, la coupa le Roi. Peur de ce que tu vas devoir faire à Isabella, à ta fille. Car tu es peut-être une reine, une implacable dirigeante, mais tu n'en restes pas moins une mère. Une mère qui a peur pour ses enfants lorsqu'il leur arrive quelque chose de mal où qu'ils sont en danger. »
Mère ne répondit rien, vaincue. Elle baissa la tête, donnant par-là même raison à notre père, dont les mots me tournaient dans la tête en boucle. Danger ? Arriver quelque chose de mal ? Et surtout, ma mère, avoir peur ?, songeai-je avec effroi. Impossible. Elle ne peut pas avoir peur... non ?
« Isabella. »
Mère avait visiblement repris le contrôle d'elle-même, et était redevenue aussi froide qu'à son habitude. Elle prit une profonde inspiration avant de poursuivre.
« Tu as voulu délibérément manquer la Lecture, ne nie pas. De plus, tu m'as menti, à moi, ta mère, mais aussi ta Reine en voulant cacher ta faute. Olivia a voulu te protéger, et a réalisé un acte inutile en plus de dangereux. Tout ça par ta faute. Aussi, tu vas devoir répondre de tes actes. »
Pendant qu'elle parlait, Père s'était éclipsé. Il revint rapidement avec un objet de couleur sombre, que je ne parvins pas à identifier. Il le tendit silencieusement à la Reine, qui le prit sans un mot. Ce ne fut que lorsqu'elle le déroula que je pus voir ce que c'était, et mon sang se glaça dans mes veines.
Un fouet à neuf lanières.
« Mère, tentai-je, vous n'allez tout de même pas... »
Elle ne me laissa pas le temps de finir.
« Aussi, Isabella Sandra Espérale, énonça-t-elle, toujours aussi imperturbable, je te condamne à la sanction classique pour avoir fait ce que tu as fait. Tu recevras donc quinze coups du fouet à neuf lanières. Par ma main. »
Quoi ?
« Non, Mère ! Vous ne pouvez pas faire ça ! s'exclama Leopold en bondissant du mur où il était adossé. De plus, la sanction est censée être de dix coups de fouet ! Pas de quinze !
- Pas exactement. Dix coups de fouet est la peine pour le peuple. Quinze, c'est pour la famille royale. Nous sommes les descendants de Cendrillon, Leopold. C'est pourquoi notre châtiment doit être plus dur. Pour que nous respections la mémoire de notre ancêtre comme personne.
— Mère..., argua-t-il, je comprends que vous ne vouliez pas privilégier Isabella et notre famille sous le seul prétexte que nous sommes de sang royal. Je suis d'accord avec cela, ce n'est pas notre lignage qui doit nous apporter plus de clémence. Mais ce n'est pas non plus une raison pour nous appliquer une peine plus forte. Si vous devez vraiment faire ça, donnez lui dix coups comme vous l'auriez fait pour un simple citoyen. Pas quinze.
— J'aurais aimé, Leopold. Mais je ne peux pas, refusa Mère.
— Mais pourquoi ?!
— C'est la loi !
— C'est une loi absurde !
— Quand bien même une loi est absurde, il faut la respecter !
— Eh bien changez la !, intervint Morgane. Vous êtes la Reine. Vous en avez le pouvoir.
— Je ne peux pas, Morgane. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé. Ce que j'ai fait maintes et maintes fois. Et ce n'est pas parce que je suis Reine que j'ai tous les pouvoirs. Cette loi existe depuis... depuis plus d'un siècle. Je ne peux pas la changer comme ça. Il me faut l'accord non seulement de tous les membres du Grand Conseil, mais aussi celui du Cercle des Sages ! Et en toutes ces années, je ne l'ai jamais obtenu. Tout ce que j'ai réussi à faire, c'est diminuer la peine de moitié.
— Que voulez-vous dire par là ?, interrogèrent Leo et Morgane en même temps.
— Saviez-vous qu'avant la naissance de Leopold, la peine pour avoir voulu manquer la Lecture était de vingt coup de fouets pour le peuple et de vingt-cinq pour notre famille, et qu'avoir réussi à manquer la Lecture était sanctionné de trente-cinq coups pour le peuple et de quarante pour nous autres ? Désormais, c'est dix de moins dans chaque cas. C'est tout ce que j'ai réussi à faire. Devoir faire ça me répugne à un point que vous ne pouvez imaginez. Mais je n'ai pas le choix.
— Si, Mère, contra Leo, maîtrisant tant bien que mal sa fureur. Bien sûr que vous avez le choix. On a toujours le choix.
— Pas toujours, non, soupira Mère. Je l'ai appris à mes dépends. Tu finiras par le comprendre toi aussi.
- Attendez, Mère ! geignit Élisa en se mettant à presque pleurer. Vous n'allez quand même pas... fouetter Isa ? »
L'absence de réaction de Mère fut pour ma plus jeune sœur la meilleure des réponses.
« Je ne veux pas voir ça !, refusa Olivia en secouant la tête de droite à gauche, bientôt imitée par Michael et Élisa.
- Leopold, demanda Mère en soupirant, pourrais-tu les emmener dans la pièce d'à côté ? Je ne veux pas qu'ils voient ça.
- Très bien, gronda mon grand frère. Je ne veux pas y assister non plus, de toute façon. »
Mère hocha la tête tandis que Leo guidait les trois benjamins en dehors de la pièce. Elle paraissait désemparée. Presque fragile.
« Isabella, approche, s'il te plaît, fit-elle d'un ton qu'elle voulait neutre mais que je savais tremblant. »
Je m'exécutai et avançai vers la Reine à pas lents. Puis elle me fit signe de me tourner. Je compris qu'elle voulait déboutonner le dos de ma robe. Je m'exécutai lourdement, et contractai tout mon corps pour l'empêcher de trembler. Quand Mère s'attaqua au premier fermoir, je tressaillit sous le contact de ses longs doigts fins. Ils tremblaient. Lorsqu'elle eut fini, elle m'intima d'une pression sur l'épaule de m'agenouiller. Je m'exécutai, et l'entendis s'accroupir à mes côtés.
« Je suis désolée, ma chérie, me murmura-t-elle, si bas que je faillis ne pas l'entendre. Je suis un véritable monstre. »
Puis elle se releva et s'éloigna. Je déglutis, dans l'attente de la douleur. Je fermai les yeux, le plus fort possible, et me mordis la lèvre de toutes mes forces. Et puis, mon oreille décela un sifflement aigu. Le fouet qui s'abat. Un claquement retentit dans mon dos, mes yeux s'écarquillèrent sous le choc. Et, avant que je n'aie pu réaliser ce qu'il venait de se passer, vint la douleur.
Aigüe.
Fulgurante.
La brûlure du cuir sur ma chair désormais à vif était plus forte que tout. Je gémis, les larmes me virent aux yeux et un goût de sang emplit ma bouche. Je m'étais mordu l'intérieur de la bouche tellement fort que j'en saignais. J'inspirai profondément, et le sifflement retentit à nouveau.
Non, non, non, pensai-je avec désespoir, réalisant que ce n'était que le premier coup sur quinze. Pas encore.
Mais je ne pouvais rien y faire. Et le fouet s'abattit, encore et encore. Au quatrième coup, je fondis en larmes, suppliant que ça s'arrête. Au sixième, un hurlement passa la barrière de mes lèvres, bientôt suivi de nombreux autres. Au dixième, je m'évanouis, mais fus aussitôt réveillée par la morsure du onzième coup. Je continuai à hurler jusqu'à m'en arracher la mâchoire, jusqu'à en avoir la voix cassée et mal à la gorge. La douleur était inimaginable, pire que tout ce que j'avais connu jusqu'à présent. J'avais l'impression que l'on m'arrachait la peau, les os, jusqu'à me laisser en miettes. La brûlure causée par le fouet était tellement intense qu'à plusieurs reprises, j'eus l'impression d'avoir pris feu. Je ne souhaitais qu'une seule chose : mourir. Pour qu'enfin, ce calvaire s'arrête. Je gémis, suppliai pour que Mère stoppe cela. Si elle avait un minimum de pitié et de clémence, qu'elle arrête. Dans le brouillard composé par mon esprit, il me sembla entendre Morgane, qui me disait de tenir, que ce serait bientôt finit.
Et quand, enfin, le dernier claquement retentit, au bout de ce qui me sembla être une éternité, le soulagement le plus immense m'envahit. Je me relevai tant bien que mal, chancelante, et tournai sur moi-même pour observer mon environnement. Mes jambes flageolaient sous moi et j'avais le plus grand mal à me retenir de tomber. Morgane était accroupie devant là où j'étais naguère, des larmes emplissant ses grands yeux turquoise. Je retins un haut-le-cœur lorsque je vis la traînée rouge laissée par mon sang sur l'épais tapis couleur crème. Et quand je pivotais d'un dernier quart de tour, j'aperçus Mère. Elle aussi avait reculé. Elle se tenait tout près de Père, qui l'entourait de ses bras. Je crus d'abord que c'était pour la retenir, mais compris ensuite que c'était pour la soutenir. Car la Reine d'Espérale, pâle comme la mort, semblait à deux doigts de s'évanouir. Elle avait la main tendue droit devant elle, doigts écartés. Je baissai les yeux et aperçus le fouet qu'elle devait avoir précipitamment lâché. Et c'est alors qu'en dépit de la haine qui m'envahissait, je ne pus m'empêcher d'éprouver de la compassion pour ma mère, dont la répulsion, le dégoût d'elle même était presque palpable. Elle se haïssait de m'avoir infligé cela, et avait forcément dû se faire violence pour le faire. Ma colère s'évapora. Je ne pouvais pas la détester, car elle se détestait déjà plus que je n'aurais été capable de le faire. Il n'y avait qu'à voir la force de ses tremblements pour comprendre qu'elle m'aimait, et pourtant qu'elle s'était obligée à le faire. Alors je réussis à lui adresser un sourire.
« Mère, fis-je avec le peu de forces qu'il me restait, je vais aider à préparer la Fête de Minuit. C'est la moindre des choses pour me faire pardonner. »
Puis mes jambes se dérobèrent sous moi, et la dernière chose que j'entendis fus la voix de Mère.
« Je t'aime. », murmura-t-elle alors que tout devenait noir.
//NdA : Bon, eh bien voici pour ce troisième chapitre. Qui n'a pas été gai à écrire, je vous assure. Sinon, ça vous a plu ?
Qu'est-ce que vous pensez de la Reine, maintenant ? Vous avez la haine contre elle, ou bien êtes vous envahis par un peu de pitié (pour moi, c'est la deuxième option) ? Et une petite question : à quoi vous attendiez-vous comme punition pour Isabella ? Je ne sais pas pour vous, mais moi j'adore Leopold et son pragmatisme. Ce gars est incroyable.
Merci énormément pour toutes ces vues, tous ces votes et tous ces gentils commentaires en si peu de temps ! Vous êtes adorables ! Je vous aime tellement !
Et comme toujours, en attendant le chapitre quatre, votez, commentez et partagez !\\
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