~ 𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚚𝚞𝚊𝚝𝚛𝚎 ~ 𝓘𝓼𝓪𝓫𝓮𝓵𝓵𝓪

     J'ouvris des yeux brumeux sur un monde flou. Je grommelai doucement, tentant de m'extirper des méandres du sommeil. Je gémis sous le coup de la migraine qui me fendit tout à coup le crâne et me frottai le front. Lorsque je tentai de me redresser, une douleur fulgurante me força à retomber sur mes oreillers. Je gémis sous le contrecoup de la fatigue et de mes blessures, et tout me revint en mémoire. L'explosion d'Olivia, les coups de fouets, la répulsion de Mère envers elle-même, ses sanglots lorsque je m'étais évanouie... et surtout la douleur du fouet s'abattant sur mon dos. Je me redressai sur un coude et me contorsionnai pour explorer mon dos meurtri, et mes doigts rencontrèrent l'épais tissu d'un bandage blanc qui m'entourait le buste et la taille. J'appuyai un peu trop fort, provoquant un pic de souffrance qui me fit serrer les dents. Je clignai une ou deux fois des yeux, tentant de m'habituer au flot de lumière se déversant par les grandes fenêtres, et qui me brûlait la rétine.

     Ce ne fut qu'à ce moment là que j'aperçus Leopold qui, assis en tailleur sur le canapé non loin, lisait un ouvrage dans lequel il semblait plongé. Je me penchai au maximum, et réalisai que mon grand frère n'était pas du tout absorbé par un roman passionnant, mais juste en train de somnoler, la tête penchant sur le côté. Encore une fois, je retombai sur mes oreillers, mais cette fois d'amusement. Je ris sous cape. Leo veillait sûrement sur moi depuis quelques temps, et avait dû mobiliser toutes ses forces pour ne pas s'endormir, en vain. Lorsqu'il serait réveillé, mon aîné serait sûrement furieux contre lui-même.

     Je continuai de l'observer pendant deux à trois minutes, jusqu'à ce qu'il commence à s'agiter dans son sommeil, jusqu'à pencher sur le côté, du mauvais côté. Du côté du vide. Quand Leo tomba du canapé dans un grand blom, j'amenai une main devant ma bouche pour m'empêcher d'éclater de rire. Leopold se redressa avec un grognement de douleur, brutalement réveillé. Lorsqu'il releva la tête dans ma direction et vus que j'étais moi aussi réveillée, il se releva brusquement et se précipita vers le lit. Dans sa hâte, il trébucha sur les plis qu'il avait causés en tombant du divan, et manqua de se casser la figure. Je me passai une main sur le visage, mi-amusée, mi-exaspérée.

     « Isa ! s'exclama-t-il en arrivant à mon niveau. Tu as enfin repris connaissance ! Oh, bon Dieu, je me suis fait un sang d'encre...

      — Et endormi, à ce que je vois, le taquinai-je avec un sourire narquois. Ma compagnie était-elle si barbante que cela ? Je sais que j'étais endormie, mais quand même...

     — Heu, non, pas du tout ! bafouilla Leo en rougissant. C'est juste que j'étais fatigué, et que-

     — C'est bon, le coupai-je, tout va bien. Est-ce que ça va ?

     — C'est plutôt à toi qu'il faudrait poser la question ! Après ce que t'a fait Mère ! C'était de la torture, s'indigna-t-il. Je ne la pensais pas capable de faire ça... La chose est prouvée, notre mère est un véritable monstre ! Comment a-t-elle pu t'infliger ça ! Tu n'as que treize ans ! C'est... c'est immonde !

     — Calme-toi, Leopold, fis-je en tentant de l'apaiser. C'était dur pour Mère aussi. »

     Il haussa un sourcil sceptique. Je pouvais comprendre qu'il soit peu convaincu, mais j'avais une raison supplémentaire de penser que Mère avait difficilement réussi à me fouetter. En fait, cette raison était un secret. Un secret gardé par Mère depuis des années. Elle n'en avait jamais parlé à personne, sauf à Père. Et moi, je l'avais surprise un jour en entrant dans sa chambre. J'étais l'une des seules personnes au courant.

     « Écoute... je sais que c'est difficile à penser, mais Mère ne voulait vraiment pas faire ça.

     — Tu as une raison valable pour me faire croire ça ?

     — Penses-tu que... par exemple Grand-Père aurait fait ça ? Non.

     — Oui, c'est sûr que lui, au moins, il n'aurait pas donné quinze coups de fouet à une gamine de treize ans !

     — Non, en effet. Juste trente.

     — Mais de quoi parles-tu ?

     — Des coups de fouet qu'il a mis à notre mère alors qu'elle n'avait que onze ans, pour avoir fait la même chose que ce que j'ai tenté de faire. La peine était alors de vingt-cinq coups de fouet pour avoir voulu manquer la Lecture, comme l'a expliqué Mère tout à l'heure. Mais il lui en a donné trente. Maintenant, tu comprends que jamais, au grand jamais elle n'a voulu me faire ça ? Tu réalises ? Je comprends que tu sois en colère contre Mère. Moi aussi, je le suis. Mais je te demande juste une once de compassion pour elle. Elle est dure, certes. Sévère, aussi. Mais elle nous aime. Elle nous aime de tout son cœur, Leopold. Elle serait prête à tout faire pour nous, jusqu'à mourir, même. C'est elle même qui me l'a dit, il y a quatre ans, lorsque je suis brusquement rentrée dans sa chambre, et que j'ai trouvé son dos nu couvert des cicatrices laissées par les coups de fouet que lui a donnés son père.

     — C'est pour ça..., réfléchit Leo d'un ton songeur.

     — Pour ça quoi ? demandai-je, n'ayant strictement aucune idée de ce dont il parlait.

     — Quand tu t'es évanouie, ce midi... il est arrivé exactement la même chose à Mère, à peine cinq secondes plus tard. Et lorsque Père l'a rattrapée pour pas qu'elle ne tombe et l'a prise dans ses bras, il lui a caressé le dos en lui murmurant quelque chose qui ressemblait fort à des paroles de réconfort. Bon, d'accord. Je te crois. Mais ce n'est pas pour autant que je pardonne à Mère. Tu sais aussi bien que moi qu'il va falloir du temps.

     — Je sais. Mais on peut au moins essayer, tu ne crois pas ? »

     Il me répondit d'un simple hochement de tête et je souris. J'allais peut-être réussir à réconcilier entre eux les membres de notre famille.

     « D'ailleurs, lui demandai-je, changeant totalement de sujet, combien de temps suis-je restée inconsciente ?

     — Presque une journée. Tu comprends que je sois fatigué, je n'ai pas dormi de la nuit.

     — Une journée ?! Autant de temps ! m'estomaquai-je, surprise.

     — Bah écoute, il fallait bien que tu récupères de toute cette histoire, que ce soit de notre course-poursuite effrénée ou de la punition de Mère. D'ailleurs, tu n'as pas trop mal au dos ? s'enquit-il avec une inquiétude palpable.

     — Un peu, avouai-je. Mais ça va aller, pas la peine de paniquer pour un rien. D'ailleurs, je vais tout de suite sortir de ce lit. J'ai envie de voir autre chose que les murs de cette chambre.

    — Non, attends ! m'arrêta Leopold. Il faut que tu restes couchée, sinon ça  va rouvrir tes blessures...

    — C'est bon, je ne suis pas en sucre. Ça va aller. »

     Je m'arrachai à mon lit avec une grimace de douleur. Je fronçai les sourcils. C'était difficilement supportable, mais ça pouvait passer. Je baissai les yeux, et vis que j'étais vêtue d'une autre robe que celle que je portais quelques heures plus tôt, et qui avait sûrement finie tachée de sang. Il n'empêchait, ma tenue actuelle était toute froissée, et je préférais me changer. Je passai donc dans la pièce attenante pour enfiler une tunique bleue m'arrivant au milieu des cuisses, un leggings noir et de fines bottes en daim.

     Lorsque nous sortîmes de ma chambre, je vis les regards des différentes personnes qui parcourraient le couloir s'attarder sur nous, comme d'habitude. Depuis treize ans que je supportais tous ces regards scrutateurs, j'avais appris à les ignorer. Quelques minutes plus tard nous arrivâmes devant le bureau de Mère, et nous arrêtâmes quelques secondes. J'inspirai profondément avant de frapper à la porte. Un « Entrez  ! » quelque peu étouffé par le battant nous parvint, et j'appuyai doucement la main sur la poignée de la porte. La pièce était occupée par nos parents et quelques-uns de leurs ministres.

     « Bonjour, Mère, Père, saluai-je dès que j'entrai dans la pièce. Excellences, fis-je avec un signe de tête à l'intention des ministres.

     — Isabella ! s'exclama Mère après avoir dégluti. Comment vas-tu ? Tu n'as plus trop...

     — Non, ne vous inquiétez pas. Tout va bien, la rassurai-je alors que, par un accord tacite, nous décidions de laisser le sujet de côté. Sur quoi travaillez-vous ?

     — La préparation du Bal de Minuit et de la Fête de la Lune qui tombe juste après cette année, m'explique Père. C'est toujours un calvaire à préparer, et avec en plus les affaires habituelles du royaume, c'en devient un monceau de travail. »

     Je scrutai du regard la montagne de dossiers s'empilant sur la table de travail de mère et le guéridon non loin, et laissai un léger sifflement s'échapper de mes lèvres.

     « Ah oui, en effet, fit Leopold. En plus, ça doit être encore pire cette année, vu que c'est le cent-cinquantenaire du Premier Bal.

     — En effet, fit l'un des ministres avec dépit. Nous ne savons plus où donner de la tête. C'est encore pire que l'année dernière. »

     Pire que l'année dernière ? Alors là, je ne donnais pas cher de leur peau. Selon mes critères, il était difficilement possible de faire pire préparation que celle du Bal de Minuit de l'an dernier. En effet, l'avant-veille du bal, l'immense lustre de la salle de bal s'était décroché, ruinant toute la décoration, certaines fenêtres et tout ce qui était disposé en dessous. En plus de ça, le seul cuisinier au monde connaissant la recette du gâteau servi au dîner de la réception était tombé malade, menaçant de rompre la tradition vieille d'un siècle qui était de servir un dessert bien particulier à ce bal. Sans compter les quelques soucis routiniers qui revenaient tous les ans. C'était pour cela que j'avais un peu de mal à croire que la situation soit encore plus inextricable cette année.

    « Pire que l'an dernier ? relevai-je donc en haussant un sourcil quelque peu sceptique. C'est possible ?

     — Malheureusement, oui, confia la Reine. Les récoltes de fraises et autres fruits rouges ont été détruites, et les invitations pour tous les invités d'autres pays ne sont pas arrivées. Et je ne vous parle pas du reste... on a des problèmes de finances pour les décorations, et nous avons dû restreindre le budget à cause de la Fête de la Lune qui arrive à peine une semaine après. Et la fête en elle-même est censée être encore plus importante que les autres, étant donné que c'est ce cent-cinquantenaire. Bref, nous sommes mal.

     — Vous voulez de l'aide pour préparer ne serait-ce que le palais ?

     — Si ça peut vous faire plaisir..., fait Père en soupirant. Je crains que cela ne change pas grand chose, mais c'est gentil à vous de proposer.

     — Qu'est-ce qu'on peut faire ?

     — Hmmm, réfléchit Mère, peut-être pourriez-vous vous rendre dans la bibliothèque pour sortir les enluminures d'Evacionn de leur étagère et aller les exposer dans le hall ?

     — Les... les enluminures d'Evacionn ? Nous avons le droit de toucher les enluminures d'Evacionn ? fis-je, estomaquée par cette possibilité.

     — Eh bien, d'habitude c'est Julian et moi qui le faisons, mais je suis vraiment débordée, fit Mère en s'avançant vers moi et en me donnant une chaîne agrémentée d'une clé, que je passai autour de mon cou.

     — Bien sûr que nous pouvons le faire, s'exclama Leopold, les yeux brillants.

     — Parfait, fit Père. Maintenant, laissez-nous, nous avons fort à faire. »

     Leopold et moi hochâmes la tête avant de nous éclipser. Une fois dans le couloir, Leo laissa exploser sa joie. On l'aurait cru retombé en enfance. Du haut de ses seize ans, mon aîné se comportait comme s'il en avait dix de moins. Après tout, je pouvais le comprendre. Arthuro del'Evacionn était une véritable légende. C'était l'un des plus grands artistes  — si ce n'est pas le plus grand artiste — de toute l'histoire d'Espérale. Ses œuvres étaient connues dans le monde entier, et chaque habitant de notre royaume possédait chez lui au moins une reproduction de l'un de ses tableaux. Il peignait tout, que ce soit des paysages, des scènes de vie, des portraits... il avait notamment réalisé les portraits de plusieurs des membres de notre famille. Mais son œuvre la plus respectée, la plus admirée était sans nul doute les magnifiques enluminures qu'il avait réalisées sur le conte de Cendrillon. Chacune de ces illustrations représentait une scène importante de Cendrillon. Par exemple, la rencontre de Cendrillon et de ses demi-sœurs, la mort du père de Cendrillon... Il en avait une dizaine, toutes protégées par une vitrine dans la bibliothèque royale. Elles étaient sortis une fois par an et exposés dans le hall principal, à l'occasion du Bal de Minuit. Le Bal de Minuit était un bal commémorant le jour de la rencontre de Cendrillon et de son prince. Chaque année, le bal se finissait à minuit pile, et était ensuite suivi de nombreuses célébrations. Il se déroulait dans chaque ville, chaque village du royaume d'Espérale, mais l'endroit où l'événement était le plus grandiose était sans nul doute ici-même, au palais. Et chaque année, les préparatifs étaient monstrueux et occupaient tout le monde pendant environ une semaine, cette année encore plus que les autres. D'habitude, ma fratrie et moi participions à des tâches de moindre importance, comme décorer un peu partout, mais nous faisions cette fois-ci quelque chose de plus important. En effet, les enluminures d'Evacionn étaient extrêmement fragiles, et nos parents devaient vraiment nous faire confiance pour nous déléguer cette mission.

     Je fus soudain tirée de mes pensées par Leopold, qui me signifia avec un coup de coude que nous étions arrivés. Je levai les yeux vers les immenses portes en bois sculpté de la bibliothèque. Les battants étaient certes extraordinairement réalisés, je trouvais tout de même leur taille démesurée. Il fallait croire que mes ancêtres aimaient faire dans la démesure. Ce château entier en était une preuve. Leo et moi pénétrâmes dans la bibliothèque, et comme à chaque fois, je me figeai sur le seuil, absorbée par l'immense pièce. Le plafond formait un magnifique dôme de verre, qui laissait la lumière pénétrer à flots. Les rayonnages couvrant tant les murs que le centre de la pièce en elle-même s'élevaient tous très haut, en fait jusqu'au point où la pierre était remplacée par le verre et où les murs se transformaient en dôme. Les étagères étaient toutes en bois, et chargées d'ouvrages qui faisaient presque ployer les rayonnages. Le centre de la pièce était occupé par de nombreuses tables de lectures, également en bois, et de confortables fauteuils étaient disséminés un peu partout. Leopold et moi nous dirigeâmes directement vers le fond de la pièce, vers l'étagère où étaient entreposées les enluminures.

     Une fois devant l'étagère, je détachais la fine chaîne en or que m'avait donné Mère, et à laquelle était accrochée — je le devinai — la clé de la vitrine, que je glissai dans la serrure. Je frissonnai lorsque j'entendis le cliquetis signifiant que la vitrine était ouverte. Lorsque je retirai la clé, Leopold fit respectueusement coulisser le panneau. Il sortit alors délicatement les enluminures, et je refermai la vitrine, puis repassai la chaîne autour de mon cou. Sans un mot, Leo me tendit six des douze précieuses illustrations, et nous nous remîmes en route, nous dirigeant cette fois vers le hall.

     Au bout de quelques minutes à esquiver les gens qui bondaient les couloirs — les préparatifs du bal avaient commencé, et c'était l'effervescence partout — pour ne pas que les réalisations d'Evacionn ne soient renversées, le hall était en vue, et nous allions pouvoir installer les enluminures, puis enfin souffler. En effet, nous étions assez tendus rien qu'à l'idée de les faire tomber. Aussi, le fait que nous soyons arrivées fut un véritable soulagement.

     Mais, pile au moment où nous pénétrâmes dans le hall, Leopold glissa sur le chiffon qu'une servante avait négligemment laissé traîner et qui se confondait avec le sol en raison de sa couleur. Sous les yeux horrifiés de tous ceux qui avaient assisté à la scène, la moitié des fragiles enluminures de Cendrillon s'envolèrent haut, et finirent par amorcer leur fatale descente en direction du sol...

//Nda : Fini pour aujourd'hui ! Alors, que pensez-vous de ce chapitre ? Désolée de ne pas m'être attardée sur les "retrouvailles" entre Isa et sa mère, mais je n'arrivais pas du tout à écrire ça. Je me rattraperai. D'ailleurs, vous avez peut-être un peu plus de compassion envers Adelis, maintenant !

Et comme toujours, en attendant le chapitre 5, votez, commentez et partagez !

À bientôt, pour savoir si oui ou non les enluminures vont survivre !\\

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