IV (2)

Les quatres heures suivantes furent difficiles pour la lycéenne. Elle n'était pas du tout concentrée sur les cours, une partie du temps occupée à se sermonner en son for intérieur et l'autre à maudire le garçon aux yeux bleus. Et puis, en même temps, sans qu'elle ne s'en rende compte, une petite partie d'elle-même s'appliquait à étouffer consciencieusement la petite étincelle qui s'était allumée dans son cœur et prenait un peu plus de place à chaque fois que la jeune fille se remémorait certains yeux d'un bleu océan...

À la pause du midi, elle n'avait qu'une heure et resta prudemment à la terrasse, presque certaine que le garçon n'y venait jamais. Pour une fois, elle eut raison et il ne montra pas le bout de son nez. Cependant, elle ne put cacher complètement son stress et Chloé, même si elle ne lui en dit rien, le remarqua et cela ne fit qu'augmenter son inquiétude.

Durant l'après-midi, elle recroisa trois fois le garçon, elle parvint à l'éviter les deux premières, mais pas la troisième. Heureusement pour elle, il sembla comprendre qu'elle était déjà suffisamment retournée comme ça et il ne chercha pas à lui adresser la parole. À la fin de la journée, Alma ne resta pas avec Chloé en attendant son bus mais préféra aller se réfugier sur les quais, à l'extérieur, là où elle était libre d'écouter sa musique et de déprimer en paix. Assise à même le sol, les bras posés sur ses genoux remontés et la tête renversée en arrière contre le mur, la jeune fille prit enfin le temps de respirer et tenta de mettre ses idées au clair.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite que quelqu'un s'était assis à côté d'elle. Son cœur se figea et ses membres se raidirent quand elle prit conscience que la personne était vraiment assise très près d'elle. Assise comme elle était, elle ne pouvait ouvrir les yeux sans que l'autre ne se rende compte et elle était de plus en plus tendue, glacée à l'idée qu'il puisse s'agir de ce fichu garçon qui semblait lui coller aux pattes depuis le début de la journée.

– Alma... entendit-elle alors, et elle poussa un soupir de soulagement en reconnaissant la voix familière de Chloé.

– Oui ? fit-elle en ouvrant les yeux et en redressant la tête.

– Qu'est-ce qui se passe ? demanda doucement son amie. Je sais que tu vas me dire qu'il n'y a rien, mais je vois bien que ça ne va pas...

Alma souffla par le nez en reposant sa tête contre le mur, signe d'abattement plus que de colère.

– Pourquoi ça t'intéresse ? grinça-t-elle, amère.

Chloé encaissa le coup en serrant les dents.

– Parce que je suis ton amie, Alma, et que je m'inquiète pour toi. Tu ne manges presque plus, tu es morose, il y a dans tes yeux une étincelle de tristesse qui n'y était pas avant. Et depuis ce matin, tu semble complètement perdue, déconnectée de la réalité. Je veux pouvoir t'aider, tu ne sais pas ce que ça me fait de te voir comme ça.

Alma pinça les lèvres en sentant des larmes venir lui piquer les yeux. Elle était profondément touchée par ce que venait de lui dire Chloé, mais elle ne voulait pas se livrer à elle, pour rien au monde. Par bonheur, son bus arriva à ce moment et elle dut partir.

– Je suis désolée, Chloé, dit-elle, sincèrement. Je te parlerai... un jour. Je te le promets.

Puis elle monta rapidement dans son bus, laissant son amie avec ses interrogations.

Trois quarts d'heure plus tard, la jeune fille poussait la porte de sa maison. Les senteurs familières de son foyer l'apaisèrent plus que n'importe quelles paroles. Elle passa dans la cuisine mais ne vit personne. S'approchant de la table, elle découvrit un post-it couvert de l'écriture rapide d'Isa.

Coucou ma chérie ! Je suis au village avec les garçons, un de leurs amis fait son anniversaire. Nous rentrerons vers 19h et papa ne sera pas là avant 20h. Bisous !

La jeune fille eut un sourire. Elle avait une heure de liberté totale, il y avait de quoi se réjouir. Elle monta dans sa chambre, posa ses affaires, et ôta ses chaussures. Elle réfléchit une seconde et décida de se changer, troquant son jean et son t-shirt contre un legging et un pull trop grand qui lui tombait jusqu'aux genoux et dégageait son épaule. Ainsi accoutrée, elle n'était pas du tout présentable mais très à l'aise. Elle passa des tongs à ses pieds et descendit dans le jardin en passant par la véranda.

La maison de Marc et Isa était une petite villa démodée mais charmante qu'ils avaient hérité des parents de la jeune femme le jour de leur mariage. Construite à quelques trois cents mètres du village, elle offrait une tranquillité paisible qui ravissait Alma et possédait un grand jardin qui descendait jusqu'à la mer, cents mètres plus loin. Il était planté de grands arbres et couvert d'une pelouse magnifique que Marc entretenait avec amour.

Alma s'avança tranquillement dans l'herbe, laissant ses yeux et ses pensées se perdre dans l'eau bleue de la mer qui s'étendait à perte de vue. Elle traversa le jardin et arriva sur un petit promontoire où un vieux chêne étendait ses branches encore feuillues. À l'une d'elle, une balançoire était accrochée, se balançant doucement dans la brise marine. Ce promontoire était le lieu préféré de la jeune fille, elle pouvait y passer des heures, le regard noyé dans l'horizon, la tête posée contre la corde de la balançoire. Ce coin, aménagé spécialement pour elle le jour de son arrivée, lui avait toujours été réservé. Ce n'était pas une décision prise à haute voix, mais plutôt une sorte de respect de la part de ses parents adoptifs, qui pensaient fermement que leur fille avait besoin d'un espace à elle, où elle puisse se sentir en sécurité et trouver la solitude qu'elle recherchait souvent. Même les jumeaux avaient compris que ce coin là du jardin ne leur était pas autorisé.

Depuis qu'elle était toute petite, Alma venait là, sur son promontoire, lorsqu'elle avait besoin de s'écarter du monde. En plus de s'asseoir sur la balançoire, face à la mer, elle pouvait s'allonger dans l'herbe, ou au pied du chêne, grimper dans ce dernier qui offrait un confort inégalable ou encore s'y cacher pour pleurer, chanter ou rire à gorge déployée. Elle venait y lire, y ramasser des glands, ou encore étudier des séries interminables de chiffres, étalant ses cahiers autour d'elle. C'était en effet la passion la plus développée chez elle, ainsi que la plus étrange. Elle achetait des cahiers dans lesquels, jour après jour, elle écrivait imperturbablement des pages et des pages de suite de chiffres et de nombres qui n'avaient de sens que pour elle. Quand elle finissait un cahier, elle notait la date puis passait au suivant, et il y avait dans sa chambre un tiroir entier dédié uniquement à ces cahiers, qu'elle gardait comme le plus précieux des trésors.

Mais cette après-midi là, la lycéenne ne fit rien de tout cela. Elle se contenta de se déchausser, puis escalada le chêne jusqu'à son sommet. Là, elle s'assit sur la dernière fourche pouvant supporter son poids et elle laissa couler les larmes qu'elle retenait depuis le matin. Dissimulée par le feuillage du chêne, son écorce rude contre sa joue, les bras serrés contre son torse, elle pleura longuement, tout son corps parcouru de longs et douloureux sanglots, des spasmes silencieux qui tentaient d'extérioriser toute la douleur intérieure de son âme et de ses chairs. Elle ne savait pas exactement pour quoi, pour qui elle pleurait, elle ne savait même pas si ses larmes avaient une source unique. Elle repensa, encore et encore, à l'accident, à ses cauchemars, à sa solitude, et dans toute ces couleurs de désespoir apparaissaient parfois des yeux d'un bleu sublime et elle étaient bien incapable de dire s'ils la tiraient à la surface où s'ils l'enfonçaient encore plus dans les abysses de sa douleur.

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