II

Plus le bus approchait du lycée, plus Alma sentait son cœur s'affoler dans sa poitrine. Un étau lui serrait la gorge et son visage la brûlait tant le sang y affluait. Qu'allait-elle pouvoir dire ? Faire ? Ignore-le, se répéta-t-elle en boucle. Ignore-le, ignore-le, ignore-le. Faire comme si de rien n'était. Comme si rien ne s'était passé.

La jeune fille ne savait pas exactement comment elle avait réussi à sortir de l'océan de ténèbres dont elle était prisonnière depuis de longues semaines, mais elle préférait ne pas y penser. Sans doute était-ce l'amour d'Isa, un amour suffisamment fort pour la tirer à la surface. Quoi qu'il en fut, ce qu'Alma redoutait le plus était de retomber dans ce cauchemar, or elle allait justement à la rencontre de celui qui l'y avait poussée.

Le car s'arrêta à quelques mètres du grand portail du lycée et Alma serra les dents. Tentant de retenir ses tremblements, la jeune fille descendit de l'engin et se dirigea lentement vers l'escalier qui menait à l'entrée. Et dernière l'entrée, le hall. Les gens. Les regards. Les jugements.

Se concentrer sur une chose à la fois, ne pas penser à l'après, juste au présent. Les marches défilèrent les unes après les autres sous les chaussures de la rouquine et elle se retrouva en haut bien trop vite à son goût. Elle traversa le hall les yeux baissés, tentant de se rendre invisible, de se faire la plus petite possible. Des corps la frôlaient, la bousculaient, des voix agressaient ses oreilles, des odeurs, des couleurs, des saveurs, des clameurs, elle avait l'impression que l'agitation n'était pas autour d'elle mais dans sa tête. Chaque parole semblait être dirigée sur elle, chaque lèvre semblait chuchoter son nom. Les cris lui vrillaient les tympans, le bourdonnement incessant des voix et des pas faisait vibrer l'air autour d'elle.

Sans cesser de fixer le sol, la jeune fille émergea finalement dans un couloir attenant au hall et put enfin respirer plus librement. Deux étages plus haut, elle se laissa tomber contre le bloc de casiers auquel le sien appartenait et poussa un profond soupir, tentant de refouler les larmes qui lui piquaient les yeux. Elle ne s'était jamais rendu compte auparavant que le hall était un tel enfer. Elle ne comprenait plus comment elle pouvait apprécier cet endroit. Ou peut-être qu'elle se faisait des idées et que c'était seulement la rentrée qui provoquait cette agitation.

Alma récupéra ses manuels, essayant de garder les pensées claires. Mais son esprit ne pouvait s'empêcher de générer des millions de scénarios et de questions qui la faisait suffoquer sous l'anxiété. Est-ce que Raphaël était là ? L'avait-il vue dans le hall ? Allait-il débarquer au coin du couloir d'une seconde à l'autre ? Qu'avait-il pensé d'elle ? L'aimait-il encore ? Pourvu que non... pria silencieusement la jeune fille.

Elle referma son casier, ne sachant pas si elle espérait ou si elle redoutait y trouver un mot, une lettre ou n'importe quoi qui montrerait que Raphaël pensait encore à elle, puis alla attendre devant sa salle que le cours commence. Elle se sentait étrangère dans cet environnement pourtant familier, comme si elle y avait perdu sa place en abandonnant le brun.

La matinée fut longue pour la jeune fille. Contrairement à ce qu'elle redoutait, personne ne mentionna son absence, personne ne lui demanda si elle allait mieux. En même temps, ça fait plus de trois semaines et tu n'as été absente qu'une semaine, fit remarquer une petite voix dans sa tête, sans doute celle de son esprit rationnel.

À midi, elle hésita puis monta à la terrasse. Elle ne savait pas ce qu'elle allait dire à Chloé et Alice. C'étaient ses amies, elle ne pouvait pas leur mentir, mais elle ne voulait pas non plus parler de ce qu'elle avait vécu. Elle ne voulait pas de l'inquiétude des autres, encore moins de leur pitié. Elle retrouva Alice, installée à sa place habituelle, mais Chloé, elle, manquait à l'appel.

– Salut... dit-elle doucement en se glissant sur le banc, face à la blonde.

– Tiens tiens, mais qui voilà ? sourit cette dernière en détachant les yeux de son portable. Tu vas mieux ?

– Oui, ça va, répondit évasivement Alma. Chloé n'est pas là ?

– Moi aussi je vais bien, merci d'avoir demandé, railla Alice. Chloé est enrhumée, elle devrait revenir demain ou après-demain, ajouta-t-elle après un silence.

Alma esquissa un sourire hésitant. Elle ne s'était jamais sentie mal à l'aise avec ses amies, alors pourquoi ne savait-elle soudain plus quoi dire ? Alice faisait semblant de regarder son téléphone mais la rousse voyait bien qu'elle l'espionnait à travers sa frange. Allait-elle lui demander ce qui s'était passé ? Ou aurait-elle la délicatesse de ne pas mettre le sujet sur le tapis ? Après quelques secondes durant lesquelles un malaise presque perceptible s'installa entre les deux adolescentes, la jeune fille eut sa réponse.

– Je sais que tu as plus l'habitude de parler de ce genre de choses avec Chloé, commença Alice, mais si quelque chose ne va pas... je... enfin tu sais que tu peux m'en parler ?

– Merci, Alice, la remercia Alma, sincèrement touchée. Mais pour être honnête, je préférerais ne pas en parler, c'est, disons... encore trop récent pour que je veuille y repenser.

– Bien sûr, la réconforte la blonde. Ne te sens obligée de rien.

La rouquine sourit à nouveau. D'un certain côté, elle était reconnaissante à son amie pour son empathie, et d'un autre, elle lui en voulait car elle voyait bien qu'elle lui faisait pitié. Et elle en était horrifiée. Rien n'était pire que de faire pitié aux gens, après cela, ils étaient tellement artificiels, tellement faux et compatissants qu'il devenait impossible de dire ce qu'ils pensaient réellement. Certes, Alice était tout sauf artificielle, mais on ne savait jamais. Certaines choses pouvaient changer les gens de manière inattendue.

Alma ne croisa pas Raphaël de toute l'après-midi. En montant dans son bus, à dix-sept heures passées, elle s'était rendue à l'évidence : il n'était pas là. Mais pourquoi ? Que lui était-il arrivé ?

Rha, mais je m'en fiche ! s'exclama silencieusement Alma, voulant faire taire son cerveau. Je n'en ai strictement rien à faire ! Et même, s'il lui était arrivé quelque chose de grave, ce serait tant mieux ! Ça, elle n'en était pas tout à fait sûre, mais elle préfèrerait faire semblant de le penser pour ne pas laisser un autre sentiment prendre la place.

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Le lendemain, la jeune fille retourna au lycée avec une anxiété croissante. Raphaël serait-il là ? Et si non, quand reviendrait-il ? Pourquoi n'était-il pas là la veille ? Elle eut réponse à l'une de ces questions en passant la porte de l'établissement. Le brun se tenait là, appuyé contre un poteau, les mains dans les poches, et il scrutait chaque visage qui passait les portes du lycée.

Alma sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas s'approcher de lui, ni même le regarder. Son cœur tambourinait entre ses côtés, pas d'amour mais de terreur. Elle ne pouvait pas. Le souffle précipité par la peur, une peur qu'elle ne comprenait pas, un sentiment qui lui venait tout droit des entrailles, la jeune fille rabattit sa capuche et traversa le hall à tout vitesse, priant pour que Raphaël ne l'ait pas vue.

Elle courut dans les couloirs, passa à son casier à toute vitesse, sachant que le brun pouvait venir l'y attendre à tout moment puis alla déposer son cartable devant sa salle. Craignant que le garçon ne passe dans le couloir, elle redescendit dans le hall, terrifiée à l'idée de le croiser à chaque tournant, pour voir s'il y était. Elle constata avec un mélange de soulagement et de peur qu'il n'y était plus. L'avait-il suivie ? Où était-il maintenant ? L'avait-il seulement vue ? Alma décida de faire fi de ses habitudes et de rester dans le hall en attendant le début des cours. Elle espérait que la masse des élèves suffirait à la dissimuler aux yeux de Raphaël s'il venait à passer par là.

Le temps passait trop lentement. Il n'était que 7h34, et les cours commençaient à 8h. Alma s'était dégoté une place dans le hall, sur un banc, contre un mur, et elle attendait que le temps passe. Lorsqu'elle jeta un coup d'œil à sa montre, elle ne vit pas l'aiguille des heures sur le chiffre 7, ni celle des secondes qui passait de 4 à 5, puis de 5 à 6, et ainsi de suite. Non, elle ne voyait que l'aiguille des minutes, obstinément fixé sur le 34, nombre maudit, nombre présent dans chacune de ces cellules, nombre qui la faisait hurler silencieusement, se déchirer de l'intérieur sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Alma ne pouvait détacher le regard de ce 34, à la fois si beau et si terrible. Le 34, c'était Raphaël. Et Raphaël la hantait à travers le 34. Quand, après 54 secondes qui parurent une éternité à la jeune fille, l'aiguille des minutes se déplaça sur le 35, Alma put enfin respirer.

Mais le 34 la hantait toujours. Il était là, partout autour d'elle, dans l'air qu'elle respirait, dans les voix des autres élèves, dans les affiches placardées aux murs, dans les numéros de casiers, ceux des salles, dans les listes de classe, dans les exercices de maths et ceux de physique, dans les notifications de son téléphone, dans les numéros de rues, dans les pages de livres... Partout. Et surtout, dans le temps. Le 34 était dans le temps.

Les heures s'arrêtaient à 24 ; les jours à 30 ; les mois à 12 ; et les années, elle avait le temps. Presque 10 ans avant le prochain 34, plus de 90 derrière entre le précédent et elle. Le seul problème était les minutes. Car les secondes, ça passait, mais les minutes, ça faisait 60 secondes, il avait donc 60 secondes de 34 par heure, ce qui faisait 1 440 secondes par jour, soit 525 600 secondes de 34 par an. C'était beaucoup. Et si en plus, on comptait tout de même les secondes, il fallait rajouter à ce nombre déjà terrifiant une seconde de 34 par minute, soit une minute de 34 par heure... Et les calculs pouvaient recommencer.

Bref, tout était dans le temps. Les chiffres servaient à exprimer le temps, le temps se servait des chiffres pour s'exprimer. C'était la vie.

Et Raphaël lui manquait.

Elle ne voulait pas le reconnaître, mais il lui manquait terriblement. Lui, ou le sentiment qu'il portait avec lui, celui de se sentir aimé. Avec Raphaël, elle se sentait aimée, sans lui, elle n'était plus rien. C'était horrible de vouloir à ce point revoir une personne qu'elle voulait à tout prix éviter. Mais qu'y pouvait-elle ? Ce manque était ancré dans sa chair, dans sa peau, dans ses nerfs.

Refoulant des larmes amères, Alma tenta d'occuper ses pensées en observant autour d'elle. Elle vit des élèves de sa classe, de son niveau, beaucoup d'inconnus, quelques têtes familières, aucun proche. Qui s'en rendra compte si je disparaissais, là, maintenant ? se surprit-elle à penser. La réponse s'imposa d'elle-même, dure et cruelle : personne.

Un cri lui échappa malgré elle, faisant se tourner des têtes dans sa direction. N'y prêtant aucune attention, la jeune fille se leva et se réfugia dans les couloirs. Les dents serrées pour ne pas pleurer, elle erra dans le dédale du lycée, priant simplement pour ne pas croiser Raphaël. Elle aurait voulu que le monde disparaisse, ne plus jamais voir personne pour ne plus jamais souffrir.

Enfin, la cloche sonna et les cours commencèrent. Alma tentait de s'accrocher à ce que disaient ses professeurs pour ne pas laisser les pensées sombres envahir son cerveau, mais l'effort qu'elle devait fournir pour ne pas lâcher prise était plus fort que ce qu'elle possédait comme forces. Rapidement, elle perdit le fil, se noyant dans sa douleur.

Il fallait qu'elle le voit. Oui, elle devait le revoir, sentir à nouveau son odeur, toucher sa peau. Elle devait être sûre qu'il l'aime, que quelqu'un tenait encore à elle en ce bas monde. Elle se promit d'aller le voir à la pause midi, pour le retrouver et que tout soit à nouveau comme avant. Qu'elle soit à nouveau heureuse, même si ce n'était pas un vrai bonheur, qu'elle en ait au moins l'illusion.

Mais les choses ne se passèrent pas comme la jeune fille l'aurait souhaité. En sortant de sa salle de classe, se mêlant aux autres élèves dans le but de passer inaperçue, elle vit quelques mètres plus loin la silhouette de celui qu'elle cherchait. Elle fit mine d'avancer dans sa direction mais un phénomène étrange se produisit alors : elle ne pouvait pas. Une barrière mentale érigée dans son esprit avait paralysé ses muscles, l'empêchant de faire le moindre geste.

Elle ne pouvait pas.

Elle avait déjà trop souffert pour pouvoir prendre le risque à nouveau. Une peur viscérale la prit aux tripes, elle était incapable de détacher le regard du dos du garçon et elle se mit à trembler de tout son maigre corps.

Elle ne pouvait pas.

Ce qui devait arriver arriva, un élève remarqua son état, la pointa du doigt. Les autres se retournèrent. Raphaël se retourna.

Alma retrouva sa mobilité lorsque les yeux bleus du garçon rencontrèrent les siens. Le cœur palpitant, elle prit ses jambes à son cou, se sauvant sans un regard en arrière. Après de nombreux détours pour semer un éventuel poursuivant, la jeune fille s'enferma dans les toilettes, ferma le verrou et se laissa glisser sur le panneau sale de la porte. Les larmes vinrent d'elles-mêmes, acides, lui brûlant les yeux. Son cœur irradiait une douleur sourde qui se répandait comme de la lave dans ses veines. Elle avait mal, plus mal qu'elle n'avait jamais eu mal, plus mal que toute la douleur que pouvait porter la Terre.

Elle ne pouvait pas.

Son esprit avait construit une barrière indestructible entre le garçon et elle. Quand bien même aurait-il sa vie entre les mains, elle aurait été contrainte de choisir la mort. Elle s'en rendait difficilement compte, à travers le brouillard de larmes et de souffrance qui encombrait son crâne, mais c'était après tout une réaction logique. Elle avait traversé trop d'épreuves pour vouloir recommencer et son inconscient avait trouvé le moyen de la protéger en lui faisant porter une terreur folle dans le cœur, la frayeur de revoir Raphaël et, à travers lui, de souffrir.

De longues minutes plus tard, Alma se releva et s'essuya les yeux. En se retournant, elle vit une inscription sur la porte de la cabine contre laquelle elle était affaissée un peu plus tôt.

"Porte en ton cœur le 124"

Ça ne voulait rien dire. Mais pour Alma, ce fut un choc. Qui avait bien pu écrire ces mots ? Lui étaient-ils destinés ? Non, c'était impossible. Personne, sauf peut-être Chloé, ne connaissait son lien étroit avec les nombres. Et Chloé n'était pas du genre à faire des tags dans les toilettes du lycée. D'ailleurs, ce n'était pas son écriture.

Alma sortit des toilettes quelques minutes avant la reprise des cours. Raphaël n'était pas dans le couloir, elle poussa un soupir de soulagement. Qu'aurait-elle fait s'il y avait été ? Mieux valait ne pas y penser.

À nouveau, il lui fallut affronter les cours. Elle se sentait vide, inutile, minuscule. Rien ne l'intéressait. Elle ne pleurait plus mais les larmes lui brûlaient encore les yeux. Elle n'en pouvait plus, elle était si fatiguée de vivre dans cette déchirure de son esprit, entre l'envie de revoir Raphaël et la peur qu'elle en avait. La peur qu'elle avait de lui, mais aussi d'elle-même. Et la peur de se faire rejeter.

Qui s'en rendra compte si je disparaissais, là, maintenant ?

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