II

– Bonjour ma chérie ! chantonna une voix féminine quand Alma passa la porte de la cuisine, les yeux collants et les cheveux hirsutes.

– Bonjour Isa, répondit la lycéenne, la bouche pâteuse.

– Tu ne veux pas m'appeler maman ? demanda la jeune femme, comme chaque matin, un peu refroidie, un peu suppliante.

Alma planta ses yeux dans ceux de sa mère adoptive et, comme chaque matin, elle lui dit doucement :

– Non, Isa, je suis désolée mais je ne peux pas.

La jeune femme sourit tristement, puis passa une main dans les cheveux roux de celle qu'elle considérait comme sa fille.

– Pain ou corn-flakes ? demanda-t-elle, histoire de changer de sujet.

– Pain, s'il te plaît, fit la jeune fille en s'asseyant à sa place habituelle.

Elle bailla et repoussa une mèche de ses cheveux derrière son oreille.

– Où est Marc ? interrogea-t-elle, ne voyant pas son père adoptif.

– Il est parti travailler plus tôt, expliqua Isa en déposant deux tranches de pain dans l'assiette de la lycéenne. Il avait une réunion importante, ou quelque chose comme ça.

Alma se contenta de hocher la tête en beurrant ses tartines. Elle mangea, regardant sa mère adoptive s'activer dans la cuisine, préparant le petit déjeuner des jumeaux, deux petits garçons turbulents recueillis quelques années après la jeune fille. Peu après leur mariage, Marc et Isa s'étaient rendus compte qu'ils ne pourraient jamais avoir d'enfants et avaient décidé de recourir à l'adoption. Alma ne leur serait jamais assez reconnaissante pour ce qu'ils avaient fait pour elle. Ils étaient arrivés quelques jours après l'accident, alors qu'elle était encore une gamine de cinq ans complètement déboussolée par la perte de sa famille, ils l'avaient chérie, aimée, consolée, ils avaient été là à chaque moment où elle avait besoin d'eux, ils avaient accepté qu'elle soit différente, ils avaient respecté son besoin de solitude, ses silence, et surtout, ils n'avaient jamais jugé ce rapport si particulier qu'elle avait avec les nombres.

De leur côté, Marc et Isa avaient immédiatement été séduits par cette fillette aux cheveux d'un roux un peu rosé et aux grands yeux gris-verts en amande et aux traits fins. Le jour où ils étaient venus la chercher, la fillette était arrivée avec une dame de la maison d'accueil dans laquelle elle avait été placée, calme et silencieuse. Isa avait tendu la main vers elle, l'invitant à s'approcher. La gamine l'avait regardé sans un mot, puis, d'une voix extrêmement sérieuse, elle avait demandé "huit ?" en ancrant son regard triste dans le sien. Si la jeune femme avait été surprise, elle n'en avait rien montré et avait simplement acquiescé en souriant. Alma avait souri à son tour, et le cœur d'Isa avait été définitivement séduit par ce petit bout de femme qui avait déjà traversé tant d'épreuves.

Depuis, les choses avaient peu changé. Les jumeaux étaient arrivés alors qu'Alma approchait de sa dixième année, et elle les avait acceptés, sans rien dire. Ils étaient une famille soudée, heureuse, unique.

– Ma puce, il est 45, tu devrais aller te préparer.

Alma sursauta, tirée de ses pensées. Elle engloutit ce qui restait de ses tartines sous le regard attendri de sa mère et se précipita dans la salle de bain. Elle en ressortit quelques instants plus tard, coiffée et les dents propres. Elle vérifia son sac, puis sa tenue et sa figure dans le grand miroir du couloir et embrassa Isa à la volée.

– Bonne journée ! cria cette dernière, mais la jeune fille était déjà dehors.

Elle courut comme une folle jusqu'à l'arrêt de bus du village, quelques cinq cents mètres plus loin. Elle arriva à 6h52, trois minutes avant le bus. À bout de souffle, elle s'installa à ce qu'elle appelait sa place, tout au bout du muret se trouvant derrière l'arrêt de bus. Là, elle pouvait rester tranquille sans avoir à s'approcher de trop près des autres élèves. Il devait y en avoir une petite dizaine, dont quelques primaires mais principalement des collégiens et des lycéens. Parmi eux, un seul était dans sa classe, et elle trouvait que c'était déjà beaucoup. Mais bon, elle n'allait pas se plaindre, tout le monde la laissait en paix, elle laissait tout le monde en paix et c'était très bien comme ça. Il était vrai que s'il y avait une chose qu'elle détestait par-dessus tout, c'était le contact humain. On aurait pu croire qu'après la perte de sa famille, elle aurait recherché la compagnie, mais non, elle l'évitait au mieux qu'elle pouvait.

Alors qu'elle venait juste de sortir son téléphone et ses écouteurs de son sac, Alma entendit un ronronnement familier au bout de la rue. Elle se leva en même temps que les autres et s'approcha du bord du trottoir, son sac négligemment passé sur une de ses épaules, son cellulaire à la main. Elle aimait bien ce mot, "cellulaire". Ça sonnait bien, comme la plupart des mots qui n'étaient utilisés par personne.

Le bus se gara et la jeune fille monta dedans, pas très inquiète à l'idée de trouver une place libre car sa station n'était que la troisième. Elle s'assit et, dans un même geste, mit ses écouteurs dans ses oreilles, lança sa playlist et s'appuya contre la fenêtre.

Huit, se surprit-elle à penser, car elle était heureuse, là maintenant. Elle sourit dans le vide, amusée de sa propre réaction. Elle laissa son regard dériver sur le paysage, tantôt de campagne et tantôt de ville, mais toujours familier. De temps en temps, elle apercevait la mer derrière une éminence ou un pâté de maisons, et cela faisait briller des étoiles dans ses yeux.

Elle arriva au lycée une petite demie-heure plus tard. Quand elle passa la porte de l'établissement, sa montre indiquait 7h28. D'un pas rapide, elle traversa le hall surpeuplé et s'engouffra dans un couloir, puis un autre, elle monta deux escaliers, fit encore quelques pas en se retrouva face à son casier. Là, elle s'accroupit – car évidemment, elle avait celui du bas – et se chargea des cahiers et manuels dont elle avait besoin pour la matinée. Elle ferma son casier d'un geste rapide, se redressa, balança son sac sur son épaule et remonta ses lunettes sur son nez. Elle retraversa le couloir, descendit un escalier, en monta un autre, parcourut deux couloirs de plus et finit par se retrouver devant sa salle. Franchement, c'était à se demander ce qu'avait bu l'architecte du bâtiment avant de faire ses plans. Certainement pas que de l'eau.

La lycéenne posa son sac contre le mur face à sa salle de classe dont la porte affichait fièrement le numéro 324 et se laissa glisser contre le mur. Elle attrapa son bouquin et se mit à lire en attendant le début du cours.

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