Pourquoi ai-je ce talent si peu recherché de pouvoir garder les pieds glacés même en me serrant au maximum dans ma couette et écrasée sous une pile de couverture et une tonne d'édredons ? Je vais vous le dire : la vie est sadique. Elle est sympa avec certains et exécrable avec d'autres, même si ceux-ci n'ont rien fait de mal. Moi, par exemple, physiquement, on ne peut pas dire que j'ai été gâtée. Bref bref bref.

Ça doit faire cinq minutes que mon réveil sonne et je ne me suis toujours pas levée. Je rejete donc avec moult regrets mes draps au fond de mon lit avant d'aller éteindre mon réveil. Puis j'enfile un jean gris avec un gros sweat bleu pastel. Depuis quand j'ai des habits de cette couleur, moi ?

Je prends mon petit déjeuner d'un air maussade (la routine habituelle quoi) tout en regardant ma sœur qui, en face de moi, se maquille et envoie des messages sans s'occuper de son bol.

- À qui tu parles ? je lui demande.

- Will, pourquoi ? elle me fait d'un air interrogateur.

- Comme ça, je réponds.

Elle me lorgne encore pendant une minute au moins puis reporte son attention sur son téléphone.

Je finis mon bol puis cours à la salle de bain pour me laver les dents et tout le baratin. Après avoir terminé, j'attrape mon blouson et sort. J'avance jusqu'au bout de la rue puis revient au pas de course chez moi pour prendre mon sac de classe. Ce serait quand même ballot de l'oublier.

J'arrive au lycée où je retrouve Chris.

- Alors ? me dit celui-ci. Edward m'a dit que tu avis eu une "révélation" ?

- Deux, en réalité, je réponds. Mon fameux "Numéro Inconnu" est en fait Dev, et j'ai d'ailleurs découvert que c'était son prénom, et non pas Dave comme ce que je croyais.

- Sans blague ? Tu ne le savais pas ? se moqua Chris.

- Pourquoi ? Toi, si ? je m'étonne.

Il éclate de rire.

- Bien sûr que oui ! s'exclame-t-il.

- Ah, oui, j'avais oublié que tu savais toujours tout, je soupire.

- Où est Edward, d'ailleurs ? me demande-t-il.

- J'en sais rien, sûrement dans ses chaussettes, je rétorque.

Edward arrive en fait avec un quart d'heure de retard, et il se fait tout naturellement refuser par le prof.

Quand la récréation arrive enfin, je m'empresse d'aller le trouver.

- Qu'est-ce que tu fichais ? je lui demande.

- J'étais en train de discuter avec Miranda, et puis je n'étais pas pressé dans tous les cas, réplique-t-il.

- T'es vraiment un spécimen !

Il reste encore deux cours avant la pause midi. Ces deux heures s'écoulent à la vitesse d'une tortue sur le dos d'un escargot shooté. Quand la sonnerie retentit, tout le monde se précipite à la sortie. J'aime bien être la première alors je fonce dans le tas, reçoit le coude de Benny ou Gary dans les côtes, bouscule sans ménagements Marilyn... mais je parvint quand même à dépasser tout le monde.

Je cherche mes amis des yeux, sans voir personne. Edward a séché le dernier cours, il doit en avoir proposer pour manger en avance avec Miranda. Quant à Chris, il fait sûrement part de ses trop nombreuses qualités au prof. Ce sont ses oignons, pas les miens.

Je me précipite à la cafèt' parce que je CRÈVE DE FAIM. Je mange seule, et des imbéciles de terminale s'installent tranquillou tranquillette à ma table, pour rigoler comme des gros gorets et raconter des cochonneries. Je finis donc mon repas en vitesse pour quitter cette maison de fous au plus vite.

En sortant de la cantine, je tombe sur Dev.

-  Salut, me dit-il. Ça va ?

- Ouais et toi ? je demande.

- Nickel chrome ! Ça te dit qu'on s'asseye un peu ? me propose-t-il.

J'accepte et nous trouvons un banc sur le quel nous asseoir, à une distance raisonnable l'un de l'autre.

Je sens ses yeux perçants se poser sur moi, et je décide de le détailler à mon tour. Il est de taille moyenne, d'une maigreur extrême, a un visage plutôt long aux traits anguleux, avec une pilosité faciale presque inexistante. Sa chevelure auburn et brune par endroits aurait besoin d'une bonne coupe parce qu'ils commencent à recouvrir le haut sa nuque, de son front et de ses oreilles un peu décollées. Son nez busqué semble un peu cassé, sa bouche est pâle et fine, tout comme sa peau qui semble trop blanche pour son teint. Son regard est d'un marron un peu bizarre et moche, comme le mien.

Il me sourit quand nos yeux se rencontrent.

- Ça va ? me taquine-t-il.

J'opine.

- J'ai l'impression que tu as quelque chose à dire, remarque-t-il.

- Tu es de quelle origine ? je lâche sans réfléchir.

Il rit.

- Bah, je suis Américain, mais un quart indien avec des origines bangladaises, et je suis aussi un peu Irlandais.

- Ah ouais quand même, je lance.

Il glousse à nouveau.

- Et toi ? me demande-t-il.

Je soupire.

- Étant une personne très originale, je suis juste une Américaine née à Atlanta, je fais avec dépit. Même si je dois avoir des origines canadiennes, ça s'arrête là.

- OK. 

Ses yeux se posent à nouveau sur moi, notamment sur mes cheveux, emmêlés et brindillés (qui ont des brindilles quoi), parce que j'ai foncé dans un arbre sans le faire exprès. Que pense-t-il exactement à ce moment-là ?

- Oooh, des namoureux, comme c'est mignon !

Je lève la tête et voit robert qui passe devant nous avec sa bande de débiles.

Je lui fais un signe de la main, car je n'ai pas envie de m'énerver.

- Il est prévu pour quand, le mariage ? se moque à nouveau robert.

Je lui fais alors un grand sourire accompagné d'un doigt d'honneur. Je n'ai pas spécialement l'habitude d'être grossière comme ça avec les gens, mais robert est une exception.

- Quel imbécile..., murmure Dev.

Je veux répondre mais le bruit de la sonnerie couvre ma voix.

- Bon, à ce soir, on a encore des cours ! fait-il.

- À plus, je réponds.

Deux cours passent encore, dans lesquels je m'ennuie autant que... je n'ai pas de comparaisons en tête.

Puis la récré arrive, et je décide de laisser Chris et Edward seuls un instant. J'en profite pour aller vérifier mon casier. En revenant, je tombe sur Miss Madonna et son amie J. (il se peut que j'aie oublié son nom...) assise sur un banc dans la cour.

- Oh, tiens, bonjour, Ashton Porter, fait la voix de Miss Madonna.

Et mince, j'espérais qu'elle ne me remarque pas.

- Bonjour, Miranda, je réponds en souriant hypocritement.

Au cas où le public se poserait la question, oui, je fais exprès d'accentuer son prénom de cette manière.

- Tu t'assieds ? propose-t-elle.

Mais pourquoi elle s'obstine à être "sympa" avec moi ? On sera jamais amies.

Je m'installe quand même à côté d'elle.

- Alors ? me fait-elle. Tu as trouvé des choses à propos de ton "Numéro Inconnu" ?

- Ouaip, je grogne. C'est Dev, le type de ma classe super maigre aux cheveux brun-roux.

- Je vois qui c'est, fait-elle.

Super. Je peux m'en aller, maintenant ?

Edward et Chris se dirigent alors vers nous et prennent Miss Madonna à part. Et moi, je ne suis apparemment pas censée bouger. Je suis donc seule avec l'amie de Miss Madonna sur ce banc à la noix.

Je tourne la tête et voit qu'elle me regarde. Bon sang, pourquoi tout le monde me lorgne comme ça depuis ce matin ? Je ne suis pourtant pas allée voir le chirurgien plastique pendant la nuit, je ne dois pas être beaucoup plus belle et géniale qu'avant.

Les yeux de J. (c'est Jenny ou Jennifer son prénom ?) sont sombres et bridés, et ils semblent me transpercer de toutes parts. Ses cheveux pas très longs tombent en grandes mèches de part et d'autre de son front, comme une sorte de frange avec une raie. Elle porte un jean large rapiécé, un sweat à capuche rose qui laisse voir le col de sa chemise. J'aime bien son style. Au moins, j'ai l'air moins ridicule avec mon sweat bleu schtroumpf, puisqu'elle en a un rose cochon.

- Bon, qu'est-ce qu'ils font là ? Ça fait trois ans qu'ils blablatent, je grogne avec mauvaise foi.

- Je ne sais pas, répond J.

Soudain, une question me traverse l'esprit.

- Jenny ? j'hésite.

- Jennifer.

- Désolée. Mais... Miss Madonna ? C'est ta meilleure amie ?

- Miranda ? Oui.

- Mais comment tu fais pour la supporter ?

- Elle n'est pas aussi bête et stupide que ce que tu as l'air de penser, rétorque-t-elle.

- Ah.

- Oui. Elle a un cerveau. Elle ne pense pas qu'à être la plus belle et la plus populaire.

- Sans blague...

Ça chasse tous les clichés de ma tête.

- Elle a de grandes qualités, tu sais, poursuit Jennifer.

- Lesquelles ? je demande d'un ton cinglant.

- La tolérance, répond platement Jennifer.

- La tolé... quoi ?

- La tolérance, répète-t-elle. Tu connais ? C'est le fait d'accepter ce que sont les gens sans commentaires.

- Mais la tolérance à propos de quoi ? j'insiste.

- Les gens ont toujours trouvé beaucoup de choses à redire sur moi, explique posément Jennifer.

- Pourquoi ? je demande, sans me soucier de la délicatesse.

- J'ai toujours été un peu androgyne, et je suis trans.

- Ah bon ? je m'étonne.

Elle n'a pas le temps de me répondre que Miss Madonna revient, l'air satisfait. La sonnerie retentit et je reprends mon sac pour aller en cours.

Pourquoi paraissait-elle si réjouie ?