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Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce dîner a été une épreuve émotionnelle assez intense. Je m'en rends compte lorsque j'ôte mon t-shirt, devant le miroir de la salle de bain. La tension dans les muscles de mon cou et de mes épaules m'arrache une grimace de douleur. J'essaie de les dénouer en roulant des bras, mais sans succès. La douche bien chaude y parvient à peine, elle aussi.
Tant pis, j'espère qu'une bonne nuit de sommeil réglera le problème. Pourvu que je ne me retrouve pas coincée des cervicales demain. Ça m'arrive souvent depuis l'accident. J'ai échappé de peu à la paralysie à vie, et mon corps est devenu plus capricieux, plus sensible. Il suffit que je me crispe trop longtemps sans m'en rendre compte, et hop torticolis.
Je m'enroule dans le plaid blanc polaire du canapé, bien calé dans les cousins. Mon livre de chevet à la main, je me perds dans la lecture d'une romance fantastique qui cartonne en ce moment. Peu à peu, les lignes noires m'emmènent loin du château, de ce monde, à la découverte de vampires et de loups-garous. L'histoire d'amour me chatouille le cœur, elle alimente mon sourire et grâce à elle je me sens rapidement mieux. Il n'y a vraiment que dans les livres qu'on peut trouver une passion si forte qu'elle nous dévore de l'intérieur. Les personnages imaginaires ont plus de chance que nous, simples mortels.
Quand je relève le nez de mon bouquin, les ténèbres se déploient derrière la fenêtre. Un peu surprise, je consulte l'heure sur ma montre. Minuit dix.
Zut ! J'ai complètement oublié d'appeler Camille. Je me jette sur mon téléphone posé sur ma table de chevet : elle a essayé de me joindre trois fois. Je me dépêche de lui envoyer un SMS, comme si ça allait changer quelque chose :
[Désolée Cam, je lisais, j'ai pas vu l'heure passée. Bonne nuit.]
Je repose l'appareil et tends les bras au-dessus de ma tête pour me détendre. La vibration de mon portable me surprend.
[Pas de bonne nuit qui tient. Je t'appelle.]
Quelques secondes plus tard, je décroche. Je n'ai pas le temps de placer un mot, que ma meilleure amie s'exclame déjà :
— Alors, raconte ! Je veux tout savoir dans les moindres détails !
— Chut ! Tu vas te faire attraper par un surveillant !
Elle se marre pendant que je me positionne derrière la fenêtre. Le paysage est plongé dans une obscurité telle que je ne vois que mon reflet dans la vitre.
— Ça en vaut la peine, prétend-elle. Tout se passe bien ?
— Oui. Déjà, je dois te dire que tout est énorme ici, chacune des pièces fait presque la taille d'une maison classique. Mais c'est aussi hyper flippant. Je suis sûre que ce château est hanté. Quand je suis arrivé dans le domaine, la brume s'est mise à tout recouvrir, comme dans un film de Tim Burton, tu sais ?
— Circé et Marc sont les sosies de Jack et Sally alors ?
Elle fait référence à mon film d'animation préféré : L'étrange Noël de monsieur Jack. Le couple de morts-vivants est aussi flippant que fascinant.
— Non, rien à voir, ils sont super sympas.
— Et les gars ? embraye-t-elle.
Bien entendu, je suis certaine qu'elle m'appelle à cette heure pour avoir des détails croustillants sur eux. Je lui offre une description rapide d'Hélios et Aristée en mettant en évidence leur gentillesse.
— Et Orion alors, il n'était pas là ?
— Si... si, soupiré-je. Il est trop bizarre ce mec, c'est un amas de mauvaise humeur condensé. Je te jure, il est tellement horripilant ! Il n'a passé que quelques minutes dans la salle à manger, et tout le long il s'est moqué de moi. Je ne crois pas que je vais l'apprécier.
Camille pousse un gémissement qui se termine dans un grognement.
— Dommage, c'est le plus sexy des trois ! Mais c'est vrai qu'il a l'air plutôt lunatique. Je l'ai remarqué sur les vidéos de ses concerts. Si tu n'es pas une poupée à la poitrine parfaite, il ne t'accorde généralement aucune attention. Mais à part ça, tu crois que tu sentiras bien ici ?
Je couve ma chambre d'un doux regard, sans penser à l'ambiance sombre du château en général.
— Je pourrais m'y faire. Je vais raccrocher, demain je fais le tour du domaine à cheval. Bonne nuit.
— Trop de la chance ! Envoie-moi des photos OK ? À plus, mon chou !
Sur ce, elle met fin à l'appel. Au moment où je cherche mon chargeur de portable, je me souviens qu'il se trouve toujours dans mon sac à dos avec les bols. J'ai complètement oublié de le récupérer avant de monter. La batterie flirte avec le rouge, demain matin je n'en aurais plus.
— Fais chier.
J'enfile une paire de ballerines de marche légère, je remonte mon pantalon de pyjama sur ma taille, et j'ouvre ma porte de chambre. Je n'ai aucune idée de l'endroit où est mon sac. J'aurais dû songer à interroger Marc, mais avec ce qui s'est passé au dîner, je n'y ai pas pensé.
Les bougies éclairent le couloir de leur lueur vacillante, jetant des ombres un peu partout. Le silence a quelque chose de menaçant, mais je le préfère aux craquements divers que je commence à entendre. Je m'apprête à renoncer à ma quête, quand je reçois une notification qui me dit que mon téléphone bascule en économie d'énergie. Hors de question que je le laisse dans cet état. Je veux pouvoir envoyer des SMS et des photos à Camille, demain.
Minute, peut-être que je pourrais essayer de chercher Hélios pour lui demander s'il n'a pas un chargeur à me prêter ?
Je suis certaine qu'il sera disposé à m'aider. Puis, il vaut mieux cette éventualité à celle de devoir fouiller le château pendant des heures. J'ignore où se trouve sa chambre, mais si sa porte contient une plaque avec son nom, comme la mienne, ce sera du gâteau.
Je m'engouffre donc dans le couloir en passant à la barbe des portraits flippants accrochés aux murs. J'essaie de ne pas croiser leurs regards que je sens fixés sur moi. Ridicule, je sais, ce ne sont que des tableaux après tout. Je lis trop de romans d'horreur pour que mon imagination me préserve d'angoisses débiles de ce genre.
Une armure noire lustrée me toise, quelques toiles d'araignées s'agitent dans les courants d'air. Au lieu de me focaliser sur le silence, je préfère chantonner une chanson de Demi Lovato. Une brise glaciale s'engouffre sous mon débardeur, et je me fige en entendant une voix.
Non, on dirait un sifflement de fantôme venu d'outre-tombe.
Arrête de délirer, pensé-je très fort, ce n'est que le vent. Quelle grosse nulle ! Si Camille me voyait à flipper comme ça...
Je passe devant plusieurs portes ne contenant aucune inscription. Des chambres inoccupées, sûrement. Marc m'a dit qu'il y en avait au moins huit de libres à cet étage.
Je tourne à l'ange d'un carrefour à trois voies pour me retrouver dans une artère tout aussi large, mais beaucoup plus petite. À quelques pas de moi, une porte entrouverte crache de la musique rock en sourdine. Je m'avance discrètement pour jeter un regard par l'embrasure. C'est bien une chambre, même s'il n'y a pas le nom inscrit sur le battant.
Et elle n'appartient ni à Aristée ni à Hélios.
J'écarquille les yeux, incapable de détacher mon attention du lit à baldaquin que j'aperçois avec netteté. Orion se tient assis, sans t-shirt, la tête renversée en arrière. Son torse nu et épais dévoile des muscles tapissés de tatouages noirs qui fleurissent sur sa peau pâle. Les dessins forment des arabesques étranges, presque hypnotiques. Une fine couche de transpiration couvre son épiderme, la rendant aussi brillante que la chevelure blonde de la fille qui lui fait une fellation.
Hélios avait raison : ce n'est clairement pas « un pote » qu'il devait voir, ce soir.
Je devrais me remettre en quête d'un chargeur, mais je reste plantée là, fascinée par le plaisir et le désir qui incruste le visage d'Orion. Ses cheveux noirs tombent légèrement dans son dos, et ses muscles roulent sous sa peau quand il s'appuie sur ses coudes. Il pousse un râle et murmure quelque chose que je n'entends pas. Sa main agrippe la tignasse de la fille qui opère des mouvements de tête plus rapide.
Une étrange chaleur m'envahit au moment où Orion tourne la tête dans ma direction. Ça pourrait être de la gêne. J'aimerais que ce soit le cas, en vérité. Mais il y a autre chose de bien plus brûlant et bien plus sombre qui éclot dans ma chair, exactement comme dans les yeux noirs du jeune homme à cet instant précis.
Il me voit, il me regarde.
J'en suis persuadée, et ça cloue mes pieds au sol. Pourtant, il n'interrompt pas la fille, il ne se lève pas, il ne me hurle pas dessus. Non, il se contente de dévoiler ses dents sous un sourire carnassier. C'est quand il jouit que je parviens enfin à m'éloigner avec l'impression de me liquéfier de l'intérieur. Je remonte le couloir en sens inverse, le cœur lancé à tout rompre. Qu'est-ce qui vient de se passer ? J'ai les paumes moites, la gorge sèche, le ventre en vrac. Je n'arrive pas à effacer l'image d'Orion qui me fixe, me sourit, s'abandonne au plaisir sans me quitter des yeux.
Raison pour laquelle je n'aperçois pas tout de suite Hélios debout devant ma porte. Il frappe tout doucement, un peu gêné. Ma ballerine frotte sur le tapis, et il se tourne vers moi avec surprise.
— Oh, Ariane ! Tu te balades ?
— Euh, oui. Enfin non j'ai laissé mon chargeur dans mon sac à dos que ton père a emporté je ne sais pas ou pour essayer de réparer une collection de bol qui appartenait à ma mère et que j'ai cassé.
Whaoo, j'ai débité à une telle vitesse que même moi, je n'ai pas très bien compris ce que je viens de dire.
— Ça va ? s'enquiert-il.
— Oui. Tu voulais quelque chose ?
— J'ai vu la lumière sous ta porte et... ouais, je souhaitais m'excuser. On t'a fait flipper ce soir, et ce n'était pas au programme. On n'est pas vraiment habitué à avoir des gens qui n'appartiennent pas au clan dans notre cercle familial.
— Le clan ?
— Imagine ça comme une énorme famille disséminée partout en France, et sans forcément posséder le même sang. On est plutôt proches. Bref, aucune importance pour le moment, inutile de t'assommer avec plein d'infos.
Je le rejoins en remarquant qu'on fait exactement la même taille. Il est juste un peu plus large que moi, mais bien moins musclé qu'Orion.
Oh non, il faut que j'arrête de penser à ce mec.
— Bref, montre-moi ton téléphone, me propose-t-il, je vais aller voir si j'ai un chargeur qui convient. Rentre dans ta chambre te mettre au chaud, je me dépêche.
Je lui donne mon portable, et obtempère. La douce chaleur, accompagnée du parfum fruité de ma chambre, m'accueille comme de vieilles amies. Je retourne sur le canapé en essuyant mes mains sur mon débardeur. Une minute plus tard, Hélios revient avec un câble de charge.
— Celui-ci fonctionne ! déclare-t-il. Tu peux le garder, j'en ai genre un million.
— Merci, tu me sauves la vie.
— Avec plaisir, dit-il depuis le seuil. Je dors au bout du couloir, sur la droite, si tu as besoin. Tu devrais reconnaître la porte. Frappe quand tu veux, quelle que soit l'heure. Allez, bonne nuit, Ariane.
Je reprends mon téléphone en agitant la main, incapable de l'inviter à entrer. Ce serait trop bizarre.
— Bonne nuit Hélios.
Il s'éloigne en sifflotant, le pas léger. Dès qu'il disparaît, je repère un mouvement dans l'ombre d'un renfoncement. Je me force à ne rien dévoiler en reconnaissant Orion, l'épaule nonchalamment appuyée contre le mur. Les bougies autour de lui sont éteintes, il aurait pu rester invisible s'il n'avait pas bougé.
— Ce que tu as vu t'a plu ? demande-t-il d'une voix traînante qui me transperce de toute part.
— Je... je ne voulais pas...
Il s'avance dans la lumière, armé de son sourire scandaleusement grossier. Je me tais, frappée par une vague d'obscurité qui semble provenir de lui. Une obscurité délicieuse, chaude, interdite.
— Oui, continue-t-il sur le même ton. Ça t'a plu...
— J'ai eu une longue journée, je vais me coucher. Tu devrais t'en aller.
Il se contente d'afficher une expression à mi-chemin entre la victoire et la moquerie. Je demeure immobile, sans baisser les yeux. Puis, il ricane avant de cracher sans douceur :
— Toi, tu devrais t'en aller. Tu n'as clairement pas la carrure pour affronter ce monde.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Que pour le moment, ce n'est pas gagné pour toi.
Avant que je puisse rétorquer, il s'évapore dans la nuit.
— Abruti, tiqué-je en fermant ma porte derrière-moi.
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