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Quelqu'un frappe à la porte de ma chambre à l'instant où je range mon dernier t-shirt dans l'armoire. Le chauffeur qui m'a conduite dans le domaine se tient bien droit sur le palier, dans son costume gris impeccable. Son élégance est à l'image de son impassibilité : parfaite.
— Oh, bonsoir, baragouiné-je. J'ai oublié quelque chose dans la voiture ?
— Bonsoir, Ariane. Dame Circé me charge de vous informer que vous êtes attendue pour le dîner. Votre installation se passe-t-elle correctement ?
— Je... euh... Bernard, c'est ça ? Circé a prononcé votre prénom tout à l'heure.
— Effectivement, c'est bien moi.
Il décoche un regard par-dessus de mon épaule sans effectuer le moindre mouvement de corps, ce qui est assez troublant : il ressemble à une statue. En dehors de ses yeux, rien ne bouge. Puisqu'il n'est pas plus disposé à me faire la conversation que pendant le voyage, je finis par lancer :
— Merci, j'arrive tout de suite. Pouvez-vous m'attendre pour... m'emmener à la salle à manger ? Je vous avoue que je ne suis pas certaine de la trouver seule. Il y en a tellement.
Il esquisse un sourire bref avant d'opiner avec vigueur. Je prends cela pour un oui.
— Super, merci.
Je retourne dans ma chambre en laissant la porte entrouverte. Attend-on de moi que je m'habille de façon classe ? Que j'enfile une robe ? Des chaussures spéciales ?
Je décide de consulter Bernard pour m'assurer de la « tenue exigée ».
— Je dois porter quelque chose en particulier, vous pensez ?
Il me reluque avec froideur, puis plonge son regard un peu blasé dans le mien.
— Non. On ne vous demande pas de vous rendre à un gala, rassurez-vous. Ce que vous portez actuellement fera l'affaire.
— D'accord... mais il y en a beaucoup de galas d'organisés, au fait ?
Comme il hausse un sourcil en me donnant l'impression d'être ridicule, je me détourne en rougissant.
— Désolée, je me dépêche.
Cinq minutes plus tard, j'entre dans la salle à manger principale. La table immense peut contenir jusqu'à quinze convives, et pour l'heure elle est couverte de nourriture odorante. Mon estomac gargouille, me rappelant que j'ai à peine grignoté ce midi avant de partir. Bernard m'abandonne sur le seuil, et je m'avance dans cette ambiance terrifiante.
Sans rire, d'horribles tableaux sanglants décorent les murs sombres, rehaussés par les flammes d'un grand feu qui brûle dans la cheminée. Quelques bougies projettent des ombres qui s'étirent dans ma direction dès que je bouge. S'il règne une douce chaleur, je ne peux réprimer un frisson. Je passe près d'une peinture dans laquelle un enfant est dévoré par un géant rachitique. Les seules touches de couleur proviennent des fruits et légumes mis à disposition pour tout un régiment de soldats. Quelques employées vêtues de noir glissent sur le sol avec une discrétion saisissante pour apporter plus de plats. Ils sont capables de disparaître dans les flaques d'ombres pour réapparaître à l'autre bout de la salle à manger. Dès qu'ils partent, je me concentre sur Circé et Marc, déjà installé. Si la jolie brune patiente avec un sourire rayonnant, son mari se beurre une tartine, adoptant son flegme habituel. Comme je marque un temps d'arrêt, il s'exclame :
— La voilà ! Comment trouves-tu ta chambre ?
— Elle est super, merci.
Bien plus coloré et cosy que le reste du château, pensé-je.
— Tant mieux, installe-toi.
Circé désigne une place à côté d'elle pour m'inviter à m'y asseoir. Je m'exécute, toujours aussi embarrassée. J'ignore si je m'habituerais à ce genre de vie. Tout est si... grand, si propre et... luxueux. Partout où je regarde, je devine l'argent et l'opulence.
— Les garçons arriveront d'une minute à l'autre, m'informe Circé. Sers-toi, prends ce que tu veux.
Mon ventre se serre. J'avoue être hyper nerveuse à l'idée de rencontrer les fils Olympie. Je les connais via les réseaux sociaux, comme environ tout le monde, et ça me suffit amplement. Mais je ne me suis jamais vraiment intéressée à eux. Là où Camille adorait passer des heures sur Insta pour développer sa communauté, j'écrivais où je lisais en cachette.
J'avale une gorgée d'eau pour feindre le détachement dès que je les entends arriver. « Entendre » est loin d'être un euphémisme, parce que l'un d'eux hurle :
— Hélios, espèce de petite fouine dégueulasse, je te jure que si tu touches encore à mes lames avec tes mains crasseuses, je te les enfonce dans le ventre !
— Eh ! Je voulais juste faire un effet pour ma vidéo. Faut te calmer, vieux.
Celui qui vient de parler possède une lourde chevelure blond très clair qui ondule sous ses oreilles. Vif comme l'éclair grâce à sa petite taille, il évite en sautillant un coup de poing de la part de son interlocuteur. Son visage avenant dégage la même lumière que sur sa chaîne YouTube : le genre qu'on ne peut pas détester, tant il trahit espièglerie et amusement. Même quand il pointe son frère d'un doigt accusateur, ses airs de gentils garçons ronchons le rendent adorable.
— Tu devrais commencer une thérapie pour gérer ta colère. Vraiment, tu crains.
Orion dévoile un rictus macabre. Je le reconnais parce que Camille m'a obligé à regarder quelques-uns de ses concerts, la nuit dernière, pour m'imprégner du personnage.
Si, si, elle a bien dit : m'imprégner du personnage.
Ce que je constate en premiers lieux, c'est qu'il est semblable à son art : mystérieux, violent. Tout cela se lit sur son visage harmonieux. Sa beauté est du genre à poignarder le ventre, là où celle d'Hélios caresse l'âme. Ses cheveux noirs mi-longs tombent dans son cou, se fondant dans le col de son élégante chemise sombre. Il ressemble à un ange déchu. Je suis incapable de détacher mon regard des puits sans fond à la place de ses iris. Ils aspirent le moindre rayon de lumière.
Quand il se tourne vers moi, je n'ai pas le temps d'échapper au harpon invisible qu'il me plante dans le cœur. Le souffle coupé, je plonge dans ses grands yeux avec l'impression de suffoquer. Son sourire s'étire, plein de mépris teinté d'arrogance.
— Alors c'est toi Ariane ? Tu peux encore fuir. D'ici quelques semaines, ce ne sera plus possible.
— Mais je rêve ! s'écrie hélios avant que Circé ait pu intervenir. Tu vas lui faire peur ! Ne l'écoute pas, Ariane, il raconte n'importe quoi.
Je cligne des paupières, incapable de répliquer. Tu parles d'une réaction appropriée. Si Camille était là, elle me balancerait un coup de coude dans les côtes en me soufflant un truc du genre :
— Réagis.
— Si vous arrêtiez de vous donner en spectacle devant notre invité ? grogne une cinquième personne en entrant dans la salle à manger.
Le troisième frère, je suppose. Il porte un élégant costume qui rehausse la largeur de ses épaules et épouse son corps en V. Ses mèches dont la teinte oscille entre le brun et le châtain brillent à la lueur des bougies.
— Tu dois être Ariane, bienvenue chez nous. Tu as fait bon voyage ?
— Je... euh...
L'ombre d'une barbe, pareille à celle de son père, noircit ses mâchoires carrées. Il a l'air plus posé et réfléchi qu'Hélios ou Orion. Je plonge mon attention dans mon assiette, devenant la cible de cinq paires d'yeux. Incapable de prononcer une phrase cohérente, je pique un fard.
La fratrie finit par s'installer pour manger. Je remarque que Circé les dévisage l'un après l'autre avec une menace évidente. Elle s'attarde sur Orion dont le sourire soudain poli n'atteint pas ses yeux.
— Je suis désolée, Ariane, intervient-elle avec douceur. Il semblerait que certains de mes enfants aiment se donner en spectacle.
— C'est pas grave, soufflé-je.
Le ricanement d'Orion s'élève, aussi glacial que les courants d'air du château. Je l'ignore en avalant une bouchée de crudité.
— C'est quoi ce manège ? demande alors Marc d'une voix aiguisée.
— Orion grogne comme un animal furieux parce que j'ai juste frôlé ses lames, se justifie Hélios, boudeur.
— Il ne les a pas frôlées, il les a manipulées avec ses mains grasses. Mais ça n'arrivera plus, parce qu'il ne pourra plus franchir le seuil de ma piaule sans risquer de brûler vif.
Leur père pousse un petit rire... gêné ?
— Passons aux choses sérieuses : Orion, Hélios, Aristée, vous l'avez deviné, voici Ariane. On attend de vous que vous l'accueilliez comme il se doit. Est-ce clair ?
Si seulement un trou pouvait s'ouvrir dans le sol pour m'avaler ! Quand je raconterai ce qui s'est passé à Camille en l'appelant, ce soir, elle ne va en revenir.
— Ignore ces têtes brûlées, me conseille Aristée. J'espère que tu te plairas ici.
Hélios éclate de rire. Cette fois, c'est à son tour de s'étouffer face au regard acéré de sa mère.
— Quoi ? Il a dit « têtes brûlées » juste après qu'Orion ait menacé de me cramer. C'est drôle, c'est tout. Tu ne trouves pas, Ariane ?
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