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La nuit tombe et le brouillard se lève quand le chauffeur franchit la haute grille de fer forgé qui délimite la propriété des Olympie. Je ne peux m'empêcher de lancer des coups d'œil au ciel menaçant au-dessus de ma tête. C'est mieux que de me concentrer sur les arbres nus de chaque côté de la route cahoteuse, dont les branches squelettiques étirent leurs doigts noueux dans ma direction. Depuis que le soleil a décliné, on nage en plein film d'horreur. Je réprime un frisson avec difficulté, comprenant maintenant d'où le mari de Circé tire son inspiration.
De base, je déteste l'hiver. Tout meurt à cette saison, tout se fige dans la glace, même les parfums. Mon père adorait la neige, les volutes de fumée devant sa bouche quand il respirait, les bonnets en laines ridicules, les écharpes de deux mètres de long, les balades en raquette. Il aurait aimé la Haute-Savoie et ses montagnes immaculées, ses paysages époustouflants, sa puissance énigmatique. En revanche, je ne pense pas qu'il aurait apprécié l'environnement sordide actuel. J'ai un peu l'impression de plonger au cœur d'un livre de Stephen King.
La voiture s'extirpe de la forêt cauchemardesque après un très long moment, débouchant dans une vallée obscure couverte de neige. Immédiatement, mon attention se focalise sur la seule source de lumière à des kilomètres : la silhouette lointaine d'un château majestueux. Une sourde terreur tambourine dans mes tempes, en écho à mon cœur lancé à grande vitesse. Posée au sommet d'une colline, la bâtisse semble dégager sa propre lumière. Détail étonnant, puisque je n'ai jamais rien vu d'aussi sombre. De hautes tourelles s'élèvent vers les lourds nuages gris-noir, il ne manquerait plus qu'un orage pour parfaire le décor sinistre.
Quelques minutes plus tard, le château m'apparaît plus en détail, et j'ignore si c'est une bonne chose. Érigées de pierres anciennes qui semblent avoir connu des milliers d'hiver, des volutes de brumes venues de nulle part l'entourent. Le besoin de faire demi-tour me prend brusquement aux tripes.
— Rassurez-moi, dis-je au chauffeur qui n'a pas ouvert la bouche de tout le trajet, on ne va pas croiser Dracula ?
— Oh non. Tout le monde sait qu'il habite la Roumanie.
Son ton moqueur me pique au vif, je me renfonce dans la banquette, vexée. Les nombreuses fenêtres sont toutes éclairées de lueurs orange vacillantes. J'aperçois aussi des torches le long des hauts murs de l'habitation. Elles repoussent les ténèbres, tout en se mariant avec elles. Je trouve l'effet à la fois poétique et hyper flippant. Lorsque je descends du véhicule, une étrange énergie me saisit à la gorge. J'ignore comment la qualifier, si ce n'est de lourde et mystérieuse.
N'importe quoi, Ariane, tu délires, m'insurgé-je.
Ce long voyage en voiture m'a épuisée. J'ai beaucoup de mal à garder mon calme depuis l'accident. Je mets donc mon angoisse sur le compte de la fatigue. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Le chauffeur l'a dit, Dracula ne vit pas dans le coin. Un ricanement m'échappe, et une spirale de fumée blanche s'élève devant ma bouche. Je marche en direction de l'entrée, accompagnée par les craquements de la neige sous mes chaussures.
Plusieurs mètres au-dessus de moi, des gargouilles déploient leurs faciès terrifiants, alors que d'immenses flèches d'acier sculptées tentent de crever le ciel. De lourdes portes en bois sculptées de symboles inconnus s'ouvrent en grinçant. Pendant que le chauffeur sort mes sacs du coffre, Circé s'avance vers moi. Elle porte un nouvel ensemble tailleur rouge dans un ton plus sombre que la dernière fois. Exactement comme ses lèvres qui s'entrouvrent sur ses dents parfaitement blanches et alignées. Elle tend la main dans ma direction, mais j'esquive son contact par instinct. À la lueur des torches, son expression demeure affable.
— Bonsoir Ariane, nous t'attendions ! s'exclame-t-elle en faisant référence à son mari debout derrière elle. Comment s'est passé le voyage ?
— Très bien. Je n'étais jamais venue en Haute-Savoie, c'est... plus secret que je l'imaginais.
— Le domaine est capricieux, il aime en mettre plein la vue aux visiteurs, pouffe-t-elle avec un clin d'œil. Tu verras que tout est moins théâtral en plein jour.
J'ai effectivement hâte que le soleil se lève.
— J'espère que ça te plaira sur le long terme, ajoute-t-elle. Tu ne t'es pas ennuyée sur la route ?
— Je me suis occupée en lisant et en envoyant une tonne de SMS à ma meilleure amie. Elle vous suit sur les réseaux sociaux, elle est hyper fan de votre famille.
— En voilà une bonne nouvelle, peut-être auront-nous l'occasion de l'inviter un jour. Bon, les hivers sont plutôt rudes dans la région. Est-ce que tu as des vêtements adaptés ? On peut aller t'en acheter dès demain, si ce n'est pas le cas.
Son attention me touche, surtout qu'elle a l'air de prendre très à cœur mon confort. J'esquisse un sourire et haussant les épaules, les mains dans mes poches pour qu'elle ne remarque pas que je tremble de froid.
— Ça ira, Coline et moi avons passé des commandes sur internet en prévision du climat, j'ai tout reçu avant le départ.
Elle détaille mon blouson qui n'est autre que celui que je porte habituellement, et je m'empresse d'ajouter :
— Je n'ai pas encore jugé utile de les porter aujourd'hui. Mais j'aurais dû peut-être.
— Circé est plutôt frileuse, intervient pour la première fois son mari. Elle a du mal à imaginer qu'on ne se transforme pas tous en glaçon sous les 0 degré Celsius.
Je ris pour de vrai, et ça suffit à illuminer le visage de Circé. Pourtant, elle me colle des frissons et je n'arrive pas à savoir pourquoi. Peut-être sa prestance ? À côté de son époux habillé d'un simple chino et d'une chemise, je me rends compte à quel point elle envoie du lourd. Elle est la meneuse de la famille, ça se devine à son assurance, à la façon dont elle se tient un pas devant Marc, où à la manière qu'elle a de regarder autour d'elle avec ses yeux acérés. On dirait un aigle majestueux et dangereux dans un milieu qui l'est tout autant.
Je croise les bras sur ma poitrine, frigorifiée. Le froid descend des montagnes et ne semble pas atteindre le couple, pourtant. J'aurais réellement dû mettre ce fichu blouson d'hiver.
— Ariane, laisse-moi te présenter mon mari Marc. Je l'ai épousé avec son humour, et parfois ce n'est pas très facile à assumer.
— Elle m'a épousé pour mon humour, la corrige-t-elle. Bienvenue chez nous, Ariane. On a oublié d'accrocher la banderole, les garçons devaient le faire. Tu l'aurais adoré : de toutes les couleurs avec des petits oursons dessus. En phase avec l'ambiance du coin, je te promets.
Je m'esclaffe comme une idiote, réalisant alors que mon inquiétude ne pèse plus aussi lourd sur mes épaules. Cet homme me plaît déjà.
— Nous devrions peut-être entrer, suggère Circé.
Un cri animal terrible résonne tout à coup dans l'obscurité. J'en lâche le sac que je tiens à la main. Le bruit que font les bols de ma mère en se fracassant au sol chasse ma surprise. Une pointe acérée me transperce le ventre, mes jambes se dérobent sous mon poids.
— Oh non !
Les larmes menacent de franchir mes paupières. J'attrape des morceaux de porcelaines colorés, incapable de lutter contre la peine. Ma mère collectionnait les bols émotions, ces récipients pourvus de visages. Elle en avait une quinzaine de toutes les couleurs. Là, quatre d'entre eux sont brisés, dont le rose, son préféré.
— Ariane, tout va bien ? s'enquiert Circé avec douceur en s'agenouillant pour m'aider à ramasser les débris.
Je me redresse en opinant, avant de détourner les yeux du morceau de porcelaine que je tiens toujours entre mes doigts.
— Ils appartenaient à ma mère. Je n'ai pu apporter que ça avec moi après sa...
Ce mot qui commence par « m » refuse de franchir ma bouche, et ce, depuis huit mois.
— Confie-les-nous, me propose Marc, on va s'en occuper. On est des magiciens ici, on sait tout réparer.
Il prend le sac, me sourit et pivote vers la porte.
— Entrons, il commence à faire vraiment froid.
Circé me gratifie d'un sourire avenant en caressant doucement ma joue. L'amour dans ce bref contact maternel m'empêche de me dérober.
— C'est vraiment gentil, mais je pense qu'ils sont fichus.
— Mais non, me contredit Circé. Rien n'est jamais complètement brisé, Ariane.
Elle m'adresse un doux clin d'œil empli de bonté. Plus les minutes passent et plus je me dis que j'ai une chance incroyable de me trouver là.
— Tu as du mal avec les contacts physiques depuis le drame ? me questionne-t-elle alors qu'on entre dans un immense hall tamisé.
J'agite la tête de gauche à droite, frappée par l'ambiance de cette pièce surdimensionnée. Trois grosses cheminées brûlent pour diffuser une chaleur qui doit se répandre même à l'étage.
— Non, c'est depuis toujours. Mais ça s'est accru après l'accident, lui avoué-je. Ma psy dit que ça passera. Whaoo, c'est vraiment magnifique, Circé.
— Merci. J'adore la décoration intérieure, ça fait partie de mon boulot.
Une centaine de bougies dans des bougeoirs en or se reflètent sur le carrelage noir rutilant, comme si des lucioles volaient sous nos pieds. Des ombres mouvantes dansent sur les tapisseries rouges et violettes tendues sur l'intégralité des murs. De lourds meubles sombres soutiennent des bustes antiques et des objets précieux de type vases et sculptures. Je lève les yeux vers un lustre où sont accrochées d'autres bougies. Je me demande si elles sont vraies, et qui les enflamme.
— Il faudra que tu prennes garde : l'hiver, à dix-sept heures trente, m'explique Circé, les torches à l'extérieur de la propriété s'allument grâce à un système électrique. Ça ne doit pas t'effrayer. Veille simplement à ne pas te brûler.
J'opine en suivant des yeux les têtes d'animaux accrochés aux murs. Des biches, des rhinocéros, des lions, un puma... c'est macabre. J'aime trop les bêtes pour apprécier la chasse, et on dirait que cette famille adore cette activité.
— Les trophées que tu vois là datent de l'époque où les parents de Circé possédaient le domaine, intervient Marc. Nous ne tuons quasiment plus d'animaux, aujourd'hui. Sauf à rares exceptions comme le Rite d'Artémis, par exemple.
Intriguée, je me tourne vers lui. J'ai assez de culture générale pour savoir qu'il parle de la déesse de la chasse de la mythologie grecque.
— Le Rite d'Artémis ? Qu'est-ce que c'est ?
Circé prend la parole :
— Une grande chasse avec nos plus proches amis. On forme une sorte de clan, tu entendras très souvent ce mot ici. Cet évènement a lieu en l'honneur de la divinité antique de la chasse. Tu vois cette statue près de l'escalier ? C'est une manière de lui rendre hommage.
Je m'approche de la divinité sculptée dans du marbre blanc. Les détails de sa toge en mouvement sont remarquables. Elle brandit un arc majestueux, dans une position capable de capturer toute son essence et sa puissance mêlée. En m'arrêtant juste devant elle, je constate qu'elle est de grandeur nature.
— Tu as déjà chassé ? me questionne Circé.
— Non, je pense que je détesterais ça, de toute façon.
— Je te comprends, les animaux sont les êtres les plus purs et nobles de cette terre.
— Je trouve aussi. Je peux te poser une question indiscrète ?
Elle rit, et ce son se répand en moi pour détendre chacun de mes muscles.
— Bien entendu, inutile de me le demander.
— L'origine de ton prénom a un rapport avec la mythologie grecque ?
Pour dissimuler mon embarras, je reste concentrée sur regard blanc hostile de la déesse. Les flammes se reflètent dans ses yeux, on dirait qu'elle s'apprête à bondir dans les airs.
— Je te mentirais en te répondant que ce n'est pas le cas. Je descends d'une lignée très férue de mythes. Oh, excuse-moi, je dois décrocher, c'est pour le boulot.
Son téléphone produit une étrange mélodie autour de nous, en totale contradiction avec l'ambiance mystérieuse.
— Marc, tu peux commencer la visite avec Ariane, je vous rejoins ensuite.
Je la regarde s'éloigner vers une porte entourée d'un bâti doré. Interpellée soudainement par un mouvement vers le haut de l'escalier, je crois apercevoir deux silhouettes, mais il fait trop sombre là-haut pour que je puisse m'en assurer.
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