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Deux semaines plus tard, je boucle mes valises dans une sorte de confusion devenue perpétuelle. Le temps a défilé si vite depuis ma rencontre avec Circé, c'est comme si je me réveillais seulement maintenant.
Je n'arrive pas à croire que je vais partir d'ici pour aller vivre chez une parfaite inconnue dans les montagnes. Je ne comprends pas qu'on veuille s'occuper d'une ado déprimée à l'état émotionnel aussi déplorable. Je ne suis carrément pas la nana la plus fun de France, Circé et sa famille vont franchement s'ennuyer avec moi dans leurs pattes.
Je range mes derniers pulls dans ma valise avec une lenteur irréelle. Un tournant à quatre-vingt-dix degrés m'attend, une nouvelle existence plus agréable que celle-ci, j'imagine. Même si je sais qu'elle ne le sera jamais autant que celle que j'avais avec mes parents.
— Trop de la chance ! répète pour la millième fois Camille en m'envoyant un regard de chien battu. Tu ne veux toujours pas essayer de les convaincre de m'emmener ?
— Tu es sans doute meilleure candidate que moi au poste de nouvelle fille Olympie.
Son sourire illumine à la fois son visage, la pièce et mon cœur. Cette fille trimballe plus de joie que n'importe qui d'autre.
— Arrête, ils vont t'adorer.
— Je ne... OK.
Ma seule amie dans ce centre, ma colocataire de chambre, la nana la plus déjantée que je connaisse me menace silencieusement de la contredire. Elle supporte ma déprime depuis des mois, maintenant.
Je contourne mon lit pour prendre mon journal intime dans la table de nuit. Ce cahier à la couverture ouvragée vient de ma mère. J'en ai plein dans mes sacs, simplement parce qu'à chaque occasion, mes parents m'en offraient. Depuis que je suis en âge de former une phrase sur le papier, je tiens un journal.
— Tu sais qu'ils sont riches, me rappelle Camille en regardant sous les meubles pour voir si je n'oublie rien. Ils appartiennent à la haute société, et je suis sûre qu'ils organisent des galas tous les soirs. Tu vas avoir des robes de princesse ! Quand tu prendras le thé en leur compagnie, n'oublie pas de lever ton petit doigt, comme ça.
Elle appuie son pouce contre son index, en soulevant l'auriculaire. Le menton surélevé, elle fixe mon armoire avec un air dédaigneux.
— Je dois ressembler à une impitoyable sorcière ?
— Non, mais tu n'y connais rien en noblesse !
— Parce que toi si ? me moqué-je gentiment.
— Essaie d'afficher plutôt un air concentré, tu vois ?
Elle tend les lèvres en cul de poule pour imager ses paroles, elle amène une tasse invisible à sa bouche et fait mine d'avaler une gorgée.
— Concentrée, ris-je, c'est ça.
— Oui, très chère.
Elle dandine de la tête avec exagération. Tout à coup, je me rends compte qu'on ne se verra plus et que je vais perdre la seule amie que j'ai. Je lutte contre la tristesse en affichant un faux sourire, comme j'ai maintenant l'habitude de faire.
— Si Sa Majesté veut bien me filer le sac à dos, près de son lit royal, lui demandé-je. Fais attention, ma collection de bols s'y trouve.
— Bon, tu continueras de m'envoyer des messages, hein ? me supplie-t-elle en reprenant son sérieux.
Elle extirpe mes quatre paires de chaussures de notre cagibi-dressing qu'elle s'empresse de fourrer dans un sachet plastique.
— Évidemment. Je compte bien t'inviter à mon prochain anniversaire. Dix-huit ans, ça se fête.
— Cool ! Et je veux un rapport régulier de tes activités. Offre-moi la chance de vivre cette aventure par procuration. Tu iras sûrement dans un lycée huppé et ta vie ressemblera à celle des personnages de la série Gossip Girl. Oh, et je veux que tu me parles des garçons Olympie ! Ils sont hyper sexy.
Ils possèdent tous la beauté parfaite et singulière de leur mère. Je le sais, parce que j'ai passé des heures avec Camille à les surveiller sur les réseaux sociaux.
— J'y penserais.
— C'est un ordre ! Si ça se trouve, tu vas sortir avec l'un d'eux. Genre Hélios, parce que ce mec... mamamia ! Ce mec est une perle. Je veux un autographe, OK ? Tu m'en enverras un ?
— Si tu insistes.
— Oh, et son numéro de téléphone.
Je ferme le dernier sac de voyage contenant mes bols en céramique.
— Heureusement que tu as précisé, je comptais t'envoyer son numéro de carte bleue.
Elle se marre en roulant sur mon lit, je l'imite.
— Tu peux, il est plein aux as. Ils sont tous pleins aux as.
Je porte mon attention sur le plafond un peu jauni à cause d'une ancienne infiltration d'eau de toiture.
— C'est quand même extraordinaire Ariane, de passer de ça...
Elle déploie les bras en un grand geste pour montrer la chambre.
— À ce genre de vie, conclut-elle. Je me répète, mais tu as trop de la chance.
— Je sais, j'en ai conscience.
— Mais je ne me plains pas, ajoute-t-elle à toute vitesse. Enfin, ma propre vie n'est pas si pourrie ! J'ai trop hâte d'entrer dans mon école d'infographie.
Elle est si brillante qu'elle a réussi à décrocher une bourse pour entamer des études supérieures dans le domaine du graphisme, après le lycée.
La conversation dévie sur son avenir pro qui s'annonce parfait. Une demi-heure plus tard, elle cesse de me dire qu'elle s'occupera de la création de mes faire-part de mariage, pour me serrer la main en un geste affectueux. Mon téléphone annonce midi. Voilà, c'est le moment de partir.
— Ne m'oublie pas, me répète-t-elle tout bas.
— Jamais. Je convaincrai Circé de t'inviter chez eux, une fois que je serais bien installée et à l'aise. D'accord ?
— Tu as intérêt ! Allez, vas-y, ne les fais pas attendre.
J'aimerais la remercier d'avoir rendu mes mois ici moins difficiles qu'ils auraient pu l'être. D'avoir été là quand le manque de mes parents me saisissait et que je fondais en larmes au milieu d'un couloir. Je voudrais lui avouer que son amitié m'a empêchée de sombrer. Au lieu de longs discours, je me contente d'un :
— Merci, Camille. Tu es extraordinaire.
— Mais n'importe quoi ! Allez, je t'accompagne.
Je quitte la chambre, la boule au ventre. Mon amie m'escorte à travers les couloirs en portant mon sac à dos sur son épaule. On ne parle pas, ce n'est pas nécessaire. Coline surgie d'une salle adjacente, hésitant à me prendre dans ses bras. Heureusement, elle change d'avis en remarquant ma brusque tension.
— Je suis fière de toi, lance la jeune femme avec sincérité. Tu mérites ce qui t'arrive. N'en doute jamais, d'accord ?
— Au revoir Coline. Bonne continuation, on se reverra peut-être quand je serai à la tête d'une chaîne de bijouteries.
Elle éclate de rire, puis s'efface du passage pour nous permettre de continuer. Je ne croise pas le directeur ni aucun animateur du centre.
Camille m'abandonne dans le hall, sous l'œil attentif du concierge. Elle m'embrasse sur la joue, passe les doigts dans mes longs cheveux roux, et s'éloigne. Sa main s'agite jusqu'à ce que je franchisse la porte.
Une berline noire garée devant le bâtiment m'attend. Rutilante, elle n'a pas sa place dans un environnement comme celui-ci. Un homme grand et mince en descend pour m'ouvrir la portière avec un sourire poli.
— Bienvenue, mademoiselle Ariane Singer, lance le chauffeur. Je suis chargé de vous conduire au domaine. Monsieur et madame Olympie avaient fort à faire et n'ont pas pu venir. Ils vous prient de les excuser.
Son regard vide ne dévoile aucune émotion, j'ignore s'il trouve la situation aussi grotesque que moi, ou s'il ressent du dégoût pour la fille du peuple que je suis.
— Bonjour. Comment savez-vous que c'est moi Ariane ?
Il me répond par un sourire carnassier qui me donne l'impression d'être un ridicule lapin face à un loup affamé. La voilà la répugnance que j'attendais de la part d'un homme habitué à travailler pour la haute société.
— J'ai évidemment pris la peine de me munir d'une photographie.
— Et comment puis-je m'assurer que vous n'êtes pas un psychopathe ?
— Je vous en prie, mademoiselle Singer, ne nous faites pas perdre notre temps. Nous avons une très longue route devant nous.
Je lance un coup d'œil par-dessus mon épaule, n'apercevant que mon reflet et celui du chauffeur dans les vitres de la porte. J'imagine que Camille se tient toujours dans le hall, avec son sourire rassurant. Ça me donne le courage de monter dans la voiture pour affronter tout ce qui m'attend.
* * * Dans cette version j'ai tenté de développé au mieux le personnage d'Ariane pour qu'elle soit moins passive. C'était donc nécessaire que je recommence l'histoire. Désolée pour les personnes qui suivaient l'autre version, mais de toute façon, la réécriture sera rapide, et je publierai assez régulièrement. Bises ♥
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