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Je repasse par ma chambre pour prendre une douche rapide et changer de vêtements. Dans le miroir de la salle de bain, je remarque un bleu en train de fleurir au-dessus de mon coude, et un autre dans le bas de mon dos. J'ai comme l'intuition que demain, j'aurai des difficultés à marcher. En attendant, je décide de me concentrer sur autre chose en me réfugiant dans la grande bibliothèque, mon journal intime à la main. Par chance, il n'y a personne dans l'immense pièce, on dirait que Marc a décidé de retourner travailler dans son bureau. Je l'aime bien, je le trouve fun, mais j'ai envie d'être seule. C'est toujours comme ça quand j'écris, parce que je ne me sens jamais très bien en apposant le point fin sur les pages de mon cahier.

Pourtant, je ne peux pas m'en empêcher.

Je pousse un soupir en détendant les muscles de ma nuque. L'atmosphère étouffante et sombre me donne des frissons, tout comme les allées de bouquins sans fin. J'ai l'impression de me retrouver dans le labyrinthe végétal, à la différence que les murs sont des livres.

Je m'installe dans un coin reculé, là où on ne peut me remarquer tout de suite si on entre. Les rayons de lumière filtrent par les vitraux colorés et viennent caresser doucement le lourd fauteuil moelleux dans lequel je m'enfonce. Je prends une grande inspiration pour me gorger de l'odeur de ces centaines de bouquins. L'air porte le parfum boisé des vieilles pages, celui du plancher lustré, et une légère note de poussière qui témoigne du temps écoulé. Le silence apaisant règne en maître, seulement rompu par le murmure des pages de mon journal que je tourne. Je me laisse envelopper par cet environnement propice à la réflexion et à l'écriture pour faire le vide dans ma tête. Puis, sans plus penser, je commence à gribouiller en pattes de mouche :

« Salut maman, salut papa. »

Depuis toute petite, je me confie dans des cahiers sans que mes mots ne soient adressés à quelqu'un en particulier. Mais après leur mort, c'est à eux que j'ai j'écris. Mon psy est persuadé que ça peut m'aider dans le processus du deuil. Je ne sais pas trop, parce que je me sens toujours aussi mal en songeant à eux...

« Je suis arrivée hier, mais je n'ai pas eu le temps de vous raconter ma journée. Ça y est, je suis donc chez les Olympie. Génial ! C'est exactement comme ça que j'imaginais ma vie future : à errer dans un château sombre qui pue la poussière et qui contient sûrement une flopée de fantômes. Le rêve.

Camille m'a conseillé d'attendre que je m'adapte avant de juger de cette énième existence. En vérité, je considère toutes nouvelles expériences sociales pourries si vous n'êtes pas avec moi pour les supporter. Cet endroit est étrange, on dirait qu'une ombre plane sur la propriété. Tout est à la fois magnifique et sinistre. Papa, je vis chez le comte Dracula ! J'ai fait cette blague à Bernard, c'est le chauffeur de la famille et le chef des domestiques. Il n'a pas ri.

Des domestiques. Whaoo, c'est la classe, pas vrai ? Je n'ai pas à laver de vaisselle, ni étendre le linge ou encore passer l'aspirateur. Je sais maman, tu dois trouver ça inacceptable. Si tu savais ce que je donnerais pour que tu sois là, avec moi. Je pourrais bien nettoyer une tonne d'assiettes pour le restant de mes jours si ça pouvait changer un truc. Tu me manques. Circé est vraiment gentille, je crois qu'elle a le cœur sur la main. Je comprends pourquoi vous êtes devenues amies à la fac. Ce que je me demande, c'est pourquoi tu ne m'as jamais parlé d'elle. Je ne le saurais jamais, j'imagine. Son mari est l'auteur célèbre qui a écrit le livre dont papa s'est servi pour caller le vieux meuble de la salle à manger, tu te souviens ? Quand je suis rentrée du collège et que j'ai vu ce qu'il avait fait, je l'ai engueulé et j'ai été punie de télé pendant deux semaines.

Vous me manquez tous les deux. Bref, avant de me mettre à pleurer, je dois vous parler des 3 frères. Aristée est l'aîné, il est le plus réfléchi et je l'aime bien. Hélios, le plus jeune, adore les films, il veut que je regarde une comédie française avec lui ce soir. Française, sérieusement ! Comme si ce genre de cinéma valait les blockbusters américains.

Oh, et il y a Orion. Je n'en parlerais même pas de ce mec, parce qu'il me sort déjà par les yeux.

Sinon, je suis tombée de cheval ce matin parce qu'un chien sauvage a effrayé Rune. Des chiens sauvages, c'est quand même un truc de fou. Bon, je vous raconterais ce que j'ai pensé de cette soirée avec Hélios. À ce soir. »

Je referme le journal, les larmes au bord des paupières. Comme chaque fois que je le remplis, mon cœur se serre tellement que j'ai mal à la poitrine. Je prends plusieurs minutes pour respirer profondément, puis je continue la lecture de mon roman sur les vampires.

Mais au bout de dix minutes, je déclare forfait. Je relis le même paragraphe pour la cinquième fois, sans le comprendre. Je crois que c'était une mauvaise idée de rédiger mon journal maintenant. D'habitude, j'écris avant de dormir, ainsi je n'ai pas à supporter l'étreinte du manque. J'aurais dû attendre ce soir. Je n'arrête pas de me demander ce que mes parents pourraient penser de cet endroit, à tel point que je les imagine presque s'extasier sur les gargouilles de pierre taillées dans les angles du plafond.

D'un revers de manche, j'essuie mes joues. Alors que le rire de mon père résonne dans ma tête, si plein de joie de vivre, je plaque ma main sur ma bouche pour ne pas hurler. Parce que ça fait trop mal. Je me plie en deux, le corps en proie à un incendie que personne ne verra jamais. Je reste comme ça un temps indéterminé, sur le point d'exploser ou de mourir, je ne sais pas trop, quand un courant d'air me transperce. Contrairement à ceux des couloirs froids du château, celui-ci possède une chaleur réconfortante. Mieux, il parvient à gommer un peu ma détresse et à me faire reprendre les pieds sur terre. Je me tourne machinalement vers le fond de la bibliothèque. Parce que cet étrange phénomène vient de là. Je le devine, je le sens. Cette certitude se creuse un passage dans mon âme torturée et elle me force à me lever. Avec la démarche d'un pantin cassé, je traverse la pièce et m'arrête devant la porte. J'avais dans l'optique de la détailler avant d'aller déjeuner, elle est tellement intrigante. Mais maintenant, elle fait bien que cela. Elle me fascine. Une énergie en émane, elle parcourt mes doigts quand je frôle le lourd battant noir. Le bois doux pulse discrètement, comme si quelqu'un cognait derrière sans pourtant n'émettre aucun bruit.

— Il y a quelqu'un ? demandé-je curieuse.

— Vous ne devriez pas essayer de savoir ce qui se trouve au-delà.

Je sursaute, surprise par le timbre glaçant de Bernard. L'employé me fixe depuis le milieu de la dernière allée de livres.

— Je... euh... j'ai cru qu'il y avait quelque chose. Il y a quoi derrière ? Un passage vers un autre monde ? Narnia ?

OK, mon humour ne l'atteint toujours pas.

— Cette porte est condamnée, vous voyez bien qu'il n'y a pas de poignée.

Exact, rien ne permet de l'ouvrir. Je m'éloigne de quelques pas afin d'observer les gravures dorées forment l'encadrement. Elles se composent de flèche, d'épée et d'armées taillées dans le bois, tout autour.

— Tout va bien ? me questionne Bernard.

J'ai l'impression de l'ennuyer plutôt que de l'inquiéter. Je hoche la tête en retournant très vite à mon fauteuil et en serrant mon journal contre moi.

— Oui, ça va.

À peine prononcé-je ces mots que je me rends compte qu'ils sont vrais. Je vais même très bien, beaucoup mieux qu'après avoir écrit à mes parents.

— Il faut que... j'y aille.

Sans plus attendre, je décampe. Ou plutôt, je fuis. J'ignore quoi exactement, si c'est Bernard ou même l'effet qu'a eu cette porte sur moi. Les deux, peut-être ?

Mais qu'est-ce qui se passe dans ce château ?


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