12
Sur ce, Aristée décide d'emboîter le pas de son frère dans la forêt. Je reste sur place, incertaine de la marche à suivre. Est-ce que je devrais aller m'excuser auprès du plus fun des Olympie ? Après tout, il contribue grandement à mon intégration.
L'aîné pousse un long sifflement en nous faisant signe de le suivre. Trop nerveuse à l'idée qu'Orion profite de notre intimité pour m'insulter, je reprends les rênes.
— J'ai eu une poussière dans l'œil, prétend Hélios quand je le rejoins. C'est pour cette raison que tu as gagné, mais bon. Je t'offre cette victoire.
— Trop de gentillesse en toi, pouffé-je.
— Je sais.
Nous voilà maintenant au cœur des arbres. Un calme sinistre règne dans la forêt, comme si le temps n'existait plus vraiment. Le large sentier nous permet de chevaucher tous à la même hauteur, même si Orion reste un peu à l'écart. Il n'a pas pipé mot depuis qu'il a soutenu ma victoire à la course. Je fais mine de détailler les longues branches nues effilées, pour lui jeter un coup d'œil à la dérobée.
Son visage exprime une rage sourde. Ses iris noirs luisent, et s'ils pouvaient abattre Hélios ou Aristée, ils le feraient. Mon ventre se noue, je reporte mon attention au loin. J'ai beau me focaliser sur la végétation de plus en plus luxuriante, sur les craquements, je sens qu'il me regarde. Telle une brûlure entre mes omoplates.
Brusquement, Hélios part au galop.
— Allez, espèce de poule mouillée ! Essaie de me rattraper !
J'imagine qu'il s'adresse à son frère aîné, car celui-ci démarre au quart de tour en nous ordonnant de ne pas nous éloigner du chemin. Je tire légèrement sur les rennes de Rune pour qu'elle ne s'emballe pas à son tour. Déjà je ne vois plus les garçons.
L'ambiance retombe comme un soufflé. Je ne la trouvais pas géniale à cause de la manière dont a commencé la balade, mais là elle devient étouffante. Pendant une longue minute, ni Orion ni moi ne parlons. Les craquements des branches et les bruissements de la végétation ressemblent à des rires moqueurs. Si je n'ai pas spécialement envie de discuter avec Orion, je devine que je ne vais pas avoir le choix : on vit ensemble. Autant que l'un de nous tente de briser la glace.
— De quels démons tu parlais, ce matin ?
Je garde l'attention rivée devant-moi malgré ma question. Pendant plusieurs secondes, j'ai droit à un silence presque menaçant. au moment où je regrette d'avoir essayé de lui arracher quelques mots, il me répond :
— De ceux qui t'empêchent autant de dormir que de respirer.
Ma gorge se serre. En voilà des paroles bien trop familières.
— Qui as-tu perdu ?
Cette fois, je le regarde. Il observe un point invisible dans les fourrés, le visage fermé.
— En quoi ça te concerne ? me recadre-t-il direct.
Mes joues virent au rouge vif. Je me détourne, la langue plus lourde que le cœur.
— OK, je comprends, reprends-je finalement. Vous avez cours après ? Ils commencent à quelle heure ?
Alors que le sentier forme un arc de cercle, il me répond :
— À dix heures.
— Oh. D'accord. J'aurais les mêmes horaires ?
— Huit heures. Là, mon père a fait une exception pour...
Il désigne le paysage boisé.
— Ça.
— C'est vrai que ta mère me l'a dit, j'avais... zappé.
Je le devine sur la corde raide. Une erreur de ma part, et il vrillera pour redevenir le monstre qu'il est avec moi depuis la veille. Une autre interrogation me vient soudainement à l'esprit. Je me mords les lèvres pour ne pas la prononcer, certaine que je me ferais encore jeter. Mais une force en moi me pousse à céder.
— Et sinon, tu sors avec Léa ?
Orion pivote la tête si vite dans ma direction que j'ai l'impression de me prendre un coup dans les côtes. Ses yeux dissimulent un amusement malsain auquel je tente d'échapper. Raté.
— Tu veux savoir si Léa me pompe la queue tous les soirs ou si c'est juste de temps en temps, c'est ça ?
Merde. Ça m'apprendra à être sympa. Je scelle les lèvres en essayant de respirer avec calme pour annihiler mon irritation montante.
— Laisse tomber, sifflé-je. Tes frères m'ont parlé de tes conquêtes, en fait la réponse s'impose d'elle-même. Tu n'as de copine.
Son ricanement ricoche en moi comme des lames aiguisées. Je me ratatine presque sur ma jument, espérant le retour d'Aristée et d'Hélios.
— Si ça peut te consoler, on baise seulement une à deux fois par semaine.
Son ton agit sur moi comme les pleurs d'un bébé : de plus en plus énervant. J'en sais quelque chose, avant l'accident, mes voisins venaient d'avoir un nouveau-né.
— Je m'en fiche, en vrai, grogné-je. C'était juste pour faire la conversation.
— Pourquoi ça t'intéresse ? continue-t-il plus durement.
— En fait, ça me paraît logique qu'aucune fille ne puisse tomber amoureuse de toi. Tu n'es pas le genre de mec qu'on aime. À la rigueur, on peut te désirer, mais ça n'ira jamais au-delà.
Mon attaque lui arrache un sourire cruel auquel je ne m'attendais pas.
— Voyez-vous ça : le désir. C'est ce qui t'a poussé à me questionner, pas vrai ?
— Oublie cette conversation, lui sommé-je.
J'ordonne à Rune d'accélérer pour mettre de la distance avec ce gars ignoble. Je n'en ai jamais connu d'aussi détestable. D'ailleurs, j'ai toujours eu tendance à fuir leur toxicité qu'autre chose. Je devrais sans doute continuer, parce qu'un truc me dit que ça n'ira pas en s'arrangeant.
— Cet endroit te plaît ? me demande-t-il en me rejoignant.
Je lui coule un regard perçant, mais il se contente d'un sourire glacial. Sans réfléchir, je rétorque :
— En quoi ça te concerne ?
— Tu as de la hargne, c'est bien. Maintenant, réponds à ma question : est-ce que le domaine te donne envie de fuir ou pas ?
Je hausse les épaules en cherchant avant le lancer :
— La seule chose qui me donne envie de fuir, c'est toi.
— Est-ce que tu ressens cette force ténébreuse qui écrase tout autour de toi ? Elle s'infiltre sous les vêtements, sous la peau, dans les veines. Est-ce que tu la ressens ?
Je m'apprête à lui dire d'arrêter de se moquer de moi, quand je croise son regard plus sérieux que jamais.
— Tu racontes n'importe quoi.
Le vent souffle à travers les branchages en grinçant une mélodie terrifiante. Sur ma gauche, dans un ensemble de fougère, un craquement alimente une peur naissante. Je crois entendre un grognement, mais les sabots du cheval d'Orion dissimulent le son.
— Arrête, m'ordonne brusquement le jeune homme.
— Va te faire foutre, Orion !
— J'ai dit, stop !
Quelque chose dans sa voix me pousse à tirer sur les rennes pour m'arrêter. Une once d'inquiétude ? Orion observe autour de lui avec une concentration étrange. Tout à coup, chaque bruissement me parvient amplifié, voire déformé. Le moindre murmure devient menace.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Je serre mes doigts si forts autour de la sangle en cuir, que mes ongles s'enfoncent dans mes paumes.
— Je ne trouve pas ça drôle, reprends-je.
— Silence.
Son ordre s'insinue en moi avec la violence d'une flèche empoisonnée. Tout à coup, je ne peux plus ouvrir la bouche. J'ignore si c'est à cause de la peur ou d'une chose plus inexplicable.
Un feulement derrière un large tronc centenaire alimente la panique de Rune. Elle se cambre en arrière en poussant un hennissement terrible. Quant à moi, je ne réussis ni à crier ni à contrôler l'animal lorsqu'il se précipite sur le sentier. Je me tiens de toutes mes forces à la selle, les cuisses serrées. Mon corps vient de se transformer en bloc d'acier, parce que les images de l'accident déferlent dans mon esprit. La terreur qui m'a saisi quand le camion a frappé la voiture est la même que celle qui m'écrase à cet instant.
Le monde se change en bouillie verte et grise. Je n'arrive plus à respirer. À me mouvoir. J'ai à peine conscience du martèlement des sabots sur la terre gelée. Mais mon instinct de survie prend le dessus et m'oblige à tirer de toutes mes forces sur la bride.
Rune s'arrête en traînant des quatre fers, hennit et se cabre de nouveau. Cette fois, je perds l'équilibre, mon corps frappe le sol et je vois mille chandelles. Mes sens s'éteignent un à un. Mon souffle aussi. Puis, la seconde d'après, la douleur et le choc s'effacent comme par magie. Penché sur moi, Aristée me parle, pendant qu'Hélios m'observe avec inquiétude. Le frère aîné passe une main dans mes cheveux, me sourit. Je me redresse après avoir récupéré ma respiration.
— Comment tu te sens ? me demande le blond, les yeux écarquillés.
— C'est bon. Ça va. Ç'aurait pu être pire.
Je cherche Rune, la bouche asséchée et le cœur au bord de l'explosion. Elle a disparu. Cependant, je croise le regard d'Orion, assis sur sa monture majestueuse. Un rayon de lumière filtre à travers les branchages pour accentuer les ténèbres de sa personne. C'est étrange.
— On va rentrer, décide Aristée. Tu vas grimper derrière moi. Ne t'inquiète pas pour Rune, elle est sûrement retournée seule aux écuries.
Tant bien que mal, je me place dans son dos. Je m'accroche à sa taille, les bras tremblants. Mes mains sont striées d'écorchures. Incapable de détourner le regard d'Orion, je finis par lancer :
— Comment tu as fait ?
— Comment j'ai fait quoi ?
— Tu m'as... je n'arrivais plus à... comment tu as fait ?
Des larmes m'échappent, sans doute dues au choc. À côté de ça, je suis sûre qu'il vient de se produire un événement surnaturel. Orion m'a empêché de crier, mon corps ne me répondait plus suite à son ordre.
— Du calme, intervient Hélios, tu t'es cogné la tête.
— Non, je suis certaine que... que...
Que quoi ? Ma tête se met à tourner, un vertige me saisit. Le plus jeune des frères me rattrape avant que je perde l'équilibre, et Aristée ralentit son cheval.
— Tout va bien, Ariane ? me demande l'aîné.
— Oui, je...
De quoi étais-je en train de parler, déjà ? Tout devient flou. Les dernières minutes forment un amas indigeste dont les contours s'effacent. Je sais juste que je suis tombée à cause d'un animal dans les fourrés. Mais pourquoi ai-je la sensation qu'il faut que je me souvienne d'autre chose ? Je tente de résister, mais un second vertige me saisit. Je m'accroche de toutes mes forces à Aristée, les paupières closes. J'ai besoin d'une longue minute pour me sentir mieux. Cette chute ne m'a pas fait de cadeau, on dirait.
Devinant le regard d'Orion posé sur moi, je tourne la tête vers lui. Il me scrute, les yeux plissés, comme s'il essayait de lire dans mon âme.
— Ça va ? me demande Aristée.
— Oui. J'ai eu du bol.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top