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— Ariane, c'est normal d'être nerveuse. Tout va bien se passer.

Coline n'a plus qu'à expliquer ça à mon cœur qui s'évertue à me briser la cage thoracique. J'essuie mes mains moites sur mon jean en prenant une grande inspiration.

Tout va bien se passer, me répété-je en écho aux paroles de mon assistante sociale. Une amie d'enfance de ma mère vient de débarquer comme par magie, mais ça va. Elle va juste m'emmener chez elle pour m'offrir une énième vie que je n'aurais pas demandé.

Ce ne sera que la seconde en un an.

Je l'ai rencontré, ajoute Coline avec un sourire compatissant. C'est une personne fiable, elle saura te soutenir dans cette épreuve. Tu n'as vraiment aucun souvenir d'elle ?

Je secoue la tête. Je me revois encore halluciner quand j'ai appris que Circé Olympie avait connu ma mère à l'époque de la fac. Voilà pourquoi cette célèbre milliardaire souhaite m'accueillir chez elle : en mémoire à mes parents partis trop tôt. Ces derniers mois, je pensais que plus rien ne pouvait me surprendre, je me trompais.

— Ariane ?

— Ça roule, mens-je à Coline comme j'ai l'habitude de le faire. J'ai juste besoin d'une minute.

Ou plutôt, de quelques centaines d'années. Plantée au milieu du couloir, je gère bien mal mon stress. Des questions débiles viennent entacher un tableau déjà bien terne, du genre : est-ce que c'est une blague ? Vais-je vraiment partir habiter dans un manoir ? Si Circé Olympie s'était trompée de fille et que je n'étais pas celle qu'elle croyait ? Si ça se trouve, elle a rencontré une autre Amandine à l'université.

Je n'ai pas dormi de la nuit à cause de cette entrevue étrange. Maintenant, même si j'ai juste envie de filer à toutes jambes, je dois me montrer forte. Ce ne sera pas une déception de plus qui me mettra à genoux, pas vrai ? Voilà ma chance de quitter de foyer d'accueil, je ne peux pas la gâcher.

— Je suis prête, c'est bon, décidé-je.

Qu'on en finisse au plus vite.

— Génial, allons-y.

Coline ouvre la porte du bureau du directeur que j'ai tant de fois franchie depuis mon arrivée. Pas que je sois particulièrement turbulente, mais mon « cas » demande un suivi spécial. Le dirlo et le personnel craignent sans doute que je mette fin à mes jours, ou un truc du genre. Si j'y ai déjà pensé, je n'ai jamais eu le courage de rejoindre mes parents.

L'odeur familière du vieux papier mêlé à la sueur me chatouille le nez. Cette pièce me met mal à l'aise : dépourvue de fenêtres, elle ressemble à une prison aux murs gris terne. L'unique affiche de la coupe du monde de football 98 n'arrange rien à la déco. Elle date de mathusalem, sérieusement. Je n'y connais rien en foot, mais je suis presque sûre que la France a gagné un championnat mondial entre temps.

Tout est sans vie ici : du bois usé du mobilier à la couleur jaunâtre des dossiers empilés un peu partout, en passant par le petit homme assis sur sa chaise de bureau. Chaque jour de plus a l'air de lui entamer l'âme. Il n'aime pas vraiment son travail, je crois. Ça se voit à ses yeux porcins ternes et à son sourire continuellement fatigué. Monsieur Gerbier n'est pas bien méchant, il ne m'a même jamais crié dessus. Il est juste aussi déprimé que moi, c'est dire à quel point je trouve cela triste.

Mais aujourd'hui, il affiche un large sourire. Ses cheveux coiffés en brosse sont rassemblés en arrière sur son crâne un peu dégarni, et il porte un costume bleu marine. Très vite, je me concentre sur la seule touche de couleur de la pièce : Circé Olympie. La fragrance florale de son parfum dissimule l'eau de Cologne du directeur. Ma gorge se serre, mes lèvres s'étirent, un filet de transpiration coule le long de ma colonne vertébrale.

Nous y voilà, fais bonne figure, me conseille ma conscience.

La magnifique Circé Olympie se tient debout près des étagères branlantes couvertes de livres. La veste de son tailleur rouge vif cintre sa taille fine et dévoile une petite chemise blanche dessous. Mon cœur décide de rejouer un rodéo dans ma poitrine. Mes jambes me hurlent de fuir, mon cerveau veut juste se plonger dans un bon livre pour oublier cette angoissante réalité.

Je n'ai pas toujours souffert de phobie sociale. Avant la mort de mes parents, j'aimais rencontrer des gens, rire, m'amuser. Tout ça a l'air si loin aujourd'hui.

— Ariane, enfin te voilà ! Comme tu es jolie !

Ses talons aiguilles de créateur cliquettent lorsqu'elle avance vers moi. Je me force à ne plus détailler sa tenue hors de prix pour me focaliser sur son visage aux traits fins. Il ressemble à celui d'une poupée de porcelaine, cette impression renforcée par sa longue chevelure noire scintillante qui l'encadre.

Je suis en train de regarder la plus magnifique femme que je n'ai jamais vue. Ses lèvres pulpeuses forment un sourire parfait qui rehausse ses pommettes ; sa peau d'albâtre délicate n'a aucune imperfection ; et ses yeux en amande oscillent entre la couleur or et vert. Elle ne porte pas de maquillage, pourtant elle pourrait détrôner quiconque désire le titre de Miss Univers. Juré.

Et elle prétend que je suis jolie ? La blague.

Je capte l'attention de Coline qui me renvoie un sourire pour me stimuler. Il doit vouloir dire que c'est à moi de jouer :

— Bonjour.

Circé me détaille à son tour, avec moins d'insistance que moi. Je ne parviens pas à ignorer son énergie magnétique, presque physique. Cette femme d'affaires en jette encore plus en vrai que sur les centaines d'affiches publicitaires collées dans toute la France. Elle n'a pas sa place dans ce bureau, dans ce centre pour jeunes. Le directeur au teint livide se ratatine sur sa chaise, comme s'il en avait lui aussi conscience.

— Ariane, finit par intervenir monsieur Gerbier en se raclant la gorge. Présente-toi auprès de madame Olympie, ne reste donc pas plantée là.

Le silence persiste parce que j'ignore ce qu'on attend de moi, au juste. Que j'explose de joie à l'idée de bientôt partir d'ici ? Que je sois reconnaissante pour cette chance extraordinaire ? Curieuse ?

Ces émotions se sont éteintes en moi quand je me suis réveillée dans un lit d'hôpital et qu'on m'a dit que j'avais tué mes parents.

Malgré tout, je cherche une parole, n'importe quoi. Je pourrais complimenter sa façon de s'habiller ? Non, trop too much.

Une boule d'angoisse me coupe la langue. La pièce rapetisse, les murs se rapprochent, ils m'étouffent. Merde, ce n'est pas le moment de flancher. Je recule d'un pas vers la porte, les mains jointes sur mon ventre. Coline prononce mon prénom avec tendresse pour essayer de me transmettre un peu de courage.

— Et si nous sortions quelques minutes ? propose alors Circé de sa voix chantante. Nous discuterons plus facilement dehors.

— Bonne idée, s'exclame le directeur.

Je me précipite hors de la pièce. Une fois dans le couloir, je me sens un tout petit peu mieux. Je marche d'un pas décidé vers le hall, consciente d'être suivie par Circé. Son attention sur moi manque de me faire trébucher. Je me rattrape in extremis en me maudissant. Quelle gourde.

— Ariane, j'espère que ma présence ne te dérange pas.

Circé pose une main aussi légère qu'une brise sur mon épaule. Pourtant, ça suffit à m'envoyer des décharges désagréables dans le corps. La panique se déploie dans mes tripes, prête à balayer mes pensées. Mais la femme coupe le contact aussi sec pour chercher quelque chose dans son sac.

— Non, ça va. C'est juste que c'est tellement bizarre.

— Je n'en doute pas une seconde, j'aurais aimé qu'on se rencontre dans des circonstances moins dramatiques. Je devais venir avec mon mari Marc, mais il n'a pas réussi à se libérer à cause d'un manuscrit à boucler plus vite que prévu, me dit-elle en refermant son sac sans en avoir sorti quoi que ce soit. Quand tu le verras, tu l'apprécieras, je pense. J'ai cru comprendre que vous aviez l'écriture en commun.

Quand je le rencontrerai. Ses mots rendent mon départ plus réel, plus terrifiant. Je m'arrête net, le souffle court.

— Quelque chose ne va pas ? s'enquiert-elle.

Est-ceque tu as conscience des ténèbres que je trimbale ? Te rends-tu compte quema présence te gangrènera ?




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